Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 5

 

Joel, le brenn de la tribu de Karnak,fidèle à sa promesse, conduit son hôte à l’île de Sên. – Julyanconsulte les druides de Karnak pour savoir s’il doit allerretrouver Armel ou combattre les Romains. – Comment, chez lesGaulois, en moins d’une demi-journée, des ordres étaient transmis àquarante et cinquante lieues de distance. – HÊNA, lavierge de l’île de Sên, vient dans la maison paternelle. –Ce qu’elle apprend à sa famille au sujet de troissacrifices humains, auxquels doivent assister toutes lestribus voisines, et qui auront lieu le soir aux pierres de la forêtde Karnak, dès le lever de la lune. – Hêna, ainsi que tous ceux desa famille et de la tribu de Joel, se rend à la forêt de Karnakaussitôt la lune levée. – Sacrifices humains. – Appel aux armescontre les Romains.

 

Le lendemain de ce jour, Joel, dès l’aube etselon sa promesse, mit sa barque à la mer, et accompagné de sonfils Albinik, le marin, conduisit l’inconnu à l’îlot de Kellor,n’osant aborder le sol sacré de l’île de Sên. L’hôte dubrenn, ayant parlé bas à l’ewagh, qui toujoursveille dans la maison de l’île, celui-ci parut frappé de respect,et dit que Taliesin, le plus ancien des druides, qui se trouvaitalors à l’île de Sên, ainsi que sa femme Auria, attendaitun voyageur depuis la veille.

L’étranger, avant de quitter Joel, luidit :

– Ta famille et toi, n’oubliez pas vosrésolutions d’hier. Aujourd’hui un appel aux armes retentira d’unbout à l’autre de la Gaule bretonne.

– Sois certain qu’à cet appel, moi, lesmiens et ceux de ma tribu, nous serons les premiers à répondre.

– Je te crois ; il s’agit pour laGaule d’être esclave ou de renaître dans sa force et dans sa gloired’autrefois.

– Au moment de te quitter ! nesaurai-je pas le nom de l’homme vaillant qui s’est assis à monfoyer ? le nom du sage qui parle avec tant de raison et aimesi fort son pays ?

– Joel, je me nommerai soldattant que la Gaule ne sera pas libre ; et si nous nousrencontrons encore, je me nommerai ton ami, car je lesuis.

En disant ces mots, l’inconnu monta dans labarque, qui de l’îlot de Kellor le devait conduire à l’île de Sên.Avant que la barque se fût éloignée, sous la conduite de l’ewagh,Joel demanda à ce dernier s’il pouvait attendre sa fille Hêna, quidevait venir à sa maison ce jour-là. L’ewagh lui apprit que safille ne se rendrait chez lui que vers la fin de la journée.

Le brenn, chagrin de ne point emmenerHêna, s’en retourna dans sa barque seul avec Albinik.

Julyan, vers le milieu du jour, alla consulterles druides de la forêt de Karnak pour leur demander s’il devaitpréférer à la mort prochaine et volontaire, qui était pour lui unplaisir… puisqu’il allait rejoindre Armel… la mort qu’il iraitchercher en combattant les Romains. Les druides lui répondirentqu’ayant juré à Armel sa foi de saldune de mourir avec lui, ildevait être fidèle à sa promesse, et que les ewaghs iraientchercher le corps d’Armel avec les cérémonies d’usage pour letransporter sur le bûcher, où Julyan trouverait sa place dès lelever de la lune. Julyan, joyeux de pouvoir sitôt retrouver sonami, se disposait à quitter Karnak, lorsqu’il vit arriver chez lesdruides l’étranger qui avait été l’hôte de Joel, et qui revenait del’île de Sên en compagnie de Taliesin. Celui-ci dit quelques motsaux autres druides, et ils entourèrent le voyageur avec autantd’empressement que de respect, les plus jeunes l’accueillaientcomme un frère, les plus vieux comme un fils.

Le voyageur, reconnaissant alors Julyan, luidit :

– Tu retournes chez le brenn deta tribu, attends un peu : je te donnerai un écrit pourlui.

Julyan obéit au désir de l’inconnu, qui seretira accompagné de Taliesin et des autres druides. Peu de tempsaprès il revint, et remit un petit rouleau de peau tannée au jeunegarçon, en lui disant :

– Voici pour Joel… Ce soir, Julyan, aulever de la lune… nous nous verrons encore… Hésus aime ceux qui,comme toi, sont vaillants et fidèles à l’amitié.

Julyan, revenu à la maison du brenn, appritqu’il était aux champs pour rentrer des blés conservés enmeule ; il alla le trouver, et lui remit l’écrit del’étranger ; cet écrit renfermait ces mots :

« Ami Joel, au nom de la Gaule en danger,voici ce que les druides de Karnak attendent de toi : Commandeà tous ceux de ta famille qui travaillent aux champs de crier àceux de ta tribu qui travailleraient non loin d’eux : – AU GUIL’AN NEUF[91] !… Que ce soir, hommes,femmes, enfants, tous se rendent à la forêt de Karnak au lever dela lune. – Que ceux de ta tribu qui auront entendu ses parolesles crient à leur tour à ceux des autres tribus, aussi occupés auxtravaux de la terre. De sorte que ce cri ainsi répété de proche enproche, de l’un à l’autre, de village en village, de cité à cité,de Vannes à Auray, avertisse toutes les tribus de se trouver cesoir à la forêt de Karnak[92]. »

Joel fit ainsi qu’il lui avait été demandé parl’étranger au nom des druides de Karnak. Le cri d’appel se répétade proche en proche, et toutes les tribus, des plus voisines auxplus éloignées, furent prévenues de se trouver le soir au lever dela lune à la forêt de Karnak.

Pendant qu’une partie des hommes de la familledu brenn rentraient en hâte les récoltes de blés restées en meule,pour en enfouir une partie au fond des cavités que d’autreslaboureurs creusaient dans des terrains secs, les femmes, lesjeunes filles et jusqu’aux enfants, dirigés par Margarid, mettaienten hâte des salaisons dans des paniers, de la farine dans des sacs,de l’hydromel et du vin dans des outres ; d’autres rangeaientdans des coffres des vêtements, du linge et des baumes pour lesblessures ; d’autres ajustaient de grandes et fortes toilesdestinées à recouvrir les chars ; car, dans les guerresredoutables, toutes les tribus du pays menacé par l’ennemi, au lieude l’attendre, allaient souvent à sa rencontre. On abandonnait lesmaisons ; les bœufs de labour étaient attelés aux chariots debataille contenant les femmes, les enfants, les habillements et lesprovisions ; les chevaux, montés par les hommes mûrs de latribu, formaient la cavalerie ; les jeunes gens, plus alertes,escortaient à pied et en armes. Les grains étaient enfouis ;les troupeaux délaissés allaient paître les champs sans gardiens etpar instinct rentraient le soir aux étables abandonnées ;presque toujours les loups et les ours dévoraient une partie de cebétail. Les champs restaient sans culture : de grandesdisettes s’ensuivaient. Mais souvent aussi les combattants s’enallant de la sorte à la défense du pays, encouragés par la présencede leurs femmes et de leurs enfants, qui n’avaient à attendre del’ennemi que la honte, l’esclavage ou la mort, les combattantsrepoussaient l’étranger au delà des frontières, et revenaientréparer les désastres de leurs champs.

Vers le déclin du soleil, Joel sachant que safille devait se rendre à sa maison, y retourna avec les siens, afind’aider aussi aux préparatifs du voyage de guerre. Hêna, la viergede l’île de Sên, vint à la tombée du jour, selon qu’elle l’avaitpromis.

Lorsque son père, sa mère et tous ceux de lafamille, virent entrer Hêna, il leur sembla que jamais… non, jamaiselle n’avait été si belle… et son père (qui écrit ceci), ne s’étaitnon plus jamais senti si fier de son enfant. La longue tuniquenoire qu’elle portait était serrée à sa taille par une ceintured’airain, où pendaient d’un côté une petite faucille d’or, del’autre un croissant, figuré ainsi que la lune en son décours. Hênaavait voulu se parer pour ce jour où l’on devait fêter sanaissance. Un collier, des bracelets d’or, travaillés à jour etgarnis de grenat ornaient ses bras et son cou plus blancs que laneige ; lorsqu’elle ôta son manteau à capuchon, l’on vitqu’elle portait, comme dans les cérémonies religieuses, unecouronne de feuilles de chêne vert sur ses cheveux blonds, tressésen nattes autour de son front chaste et doux. Le bleu de la mer,lorsqu’elle est calme sous un beau ciel, n’était pas plus pur quele bleu des yeux d’Hêna.

Le brenn tendit ses bras à sa fille.Elle y courut joyeuse, et lui offrit son front, ainsi qu’à sa mèreMargarid ; les enfants de la famille chérissaient Hêna, ils sedisputaient à qui baiserait ses belles mains, que cherchaient àl’envi toutes ces petites bouches innocentes.

Il n’est pas jusqu’au vieux Deber-Trud qui negambadât de son mieux pour fêter la venue de sa jeunemaîtresse.

Albinik, le marin, fut celui à qui Hêna offritson front après son père et sa mère ; elle n’avait pas vu sonfrère depuis longtemps. Guilhern et Mikaël eurent ensuite leurtour, ainsi que la fourmillante nichée d’enfants qu’Hêna enserratous à la fois de ses deux bras en se baissant à leur niveau pourles embrasser. Elle fit ensuite tendre accueil de sœur à Hénory,femme de son frère Guilhern, regrettant que Méroë, l’époused’Albinik, ne fut point là. Ses autres parentes et parents nefurent point oubliés : tous, jusqu’à Rabouzigued, dont chacunse moquait, eurent d’elle une parole d’amitié.

Alors, toute heureuse de se trouver parmi lessiens, dans la maison où elle était née, il y avait dix-huit ans decela, Hêna voulut s’asseoir aux pieds de sa mère, sur le mêmeescabeau où elle s’asseyait toujours étant enfant. Lorsqu’elle vitsa fille ainsi à ses pieds, Mamm’ Margarid lui montra le désordrequi régnait dans la salle par suite des préparatifs de départ pourla guerre, et dit tristement :

– Nous devions fêter avec joie ettranquillité ce jour où tu nous es née… chère fille ! et voicique tu trouves confusion et alarmes dans notre maison bientôtdéserte… car la guerre menace…

– Ma mère dit vrai, – reprit Hêna ensoupirant. – La colère de Hésus est grande…

– Toi, chère fille ! qui es unesainte, – reprit Joel, – une sainte de l’île de Sên, dis ? quefaire pour apaiser la colère du tout-puissant ?

– Mon père et ma mère m’honorent trop enm’appelant sainte, – répondit la jeune vierge. – Comme les druides,moi et mes compagnes, nous méditons la nuit, sous l’ombrage deschênes sacrés, à l’heure où la lune se lève. Nous cherchons lespréceptes les plus simples et les plus divins pour les répandreparmi nos semblables[93] ;nous adorons le Tout-Puissant dans ses œuvres, depuis le grandchêne qui lui est consacré jusqu’aux humbles mousses gui croissentsur les roches noires de notre île… depuis les astres dont nousétudions la marche éternelle[94] jusqu’àl’insecte qui vit et meurt en un jour… depuis la mer sans bornes…jusqu’au filet d’eau pure qui coule sous l’herbe. Nous cherchons laguérison des maux qui font souffrir ; et nous glorifions ceuxde nos pères et de nos mères qui ont illustré la Gaule. Par laconnaissance des augures et l’étude du passé, nous tâchons deprévoir l’avenir, afin d’éclairer de moins clairvoyants que nous.Comme les druides, enfin, nous instruisons l’enfance, nous luiinspirons un ardent amour pour notre commune et chère patrie…aujourd’hui si menacée par le courroux de Hésus !… parce queles Gaulois ont trop longtemps oublié qu’ils sont tousfils d’un même Dieu et qu’un frère doit ressentir la blessurefaite à son frère !

– L’étranger qui a été notre hôte et quece matin j’ai conduit à l’île de Sên, – reprit le brenn, –nous a parlé comme toi, chère fille…

– Ma mère et mon père peuvent écoutercomme saintes les paroles du chef des cent vallées. Hésuset l’amour de la Gaule l’inspirent.

– Lui ! chef de cent vallées ?Il est donc bien puissant ? – reprit Joel. – Il a refusé de medire son nom ! Le sais-tu, chère fille ? Sais-tu quelleest sa province ?

– Il était impatiemment attendu hier soirà l’île de Sên par le vénérable Taliesin. Quant au nom de cevoyageur, tout ce qu’il m’est permis de dire à mon père et à mamère, c’est que le jour où notre pays sera asservi, le chef descent vallées aura vu couler la dernière goutte de son généreuxsang ! Puisse le courroux de Hésus nous épargner ce terriblejour !…

– Hélas ! ma fille… si Hésus estirrité… par quels moyens l’apaiser ?

– En suivant sa loi, car il a dit :– Tous les hommes sont fils d’un même Dieu… – et aussi en offrant àHésus des sacrifices humains… Puissent ceux de cette nuit calmer sacolère !…

– Les sacrifices de cette nuit ! –demanda le brenn. – Lesquels ?

– Mon père et ma mère ne savent-ils pasque cette nuit, à l’heure où la lune se lèvera, il y aura troissacrifices humains aux pierres de la forêt de Karnak ?

– Nous savons, – reprit Joel, – quetoutes les tribus sont appelées pour se rendre ce soir à la forêtde Karnak ; mais quels sont ces sacrifices qui doivent êtreagréables à Hésus, fille chérie ?

– D’abord celui de Daoülas, lemeurtrier ; il a tué Hoüarné sans combat pendant sonsommeil… Les druides l’ont condamné à mourir ce soir[95] . Le sang d’un lâche meurtrier est uneexpiation agréable à Hésus.

 

– Et le second sacrifice ?

– Notre parent Julyan veut aller, paramitié jurée, rejoindre Armel, qu’il a loyalement tué paroutre-vaillance… Ce soir, glorifié par le chant desbardes, il ira, selon son vœu, retrouver Armel dans les mondesinconnus. Le sang qu’un brave offre volontairement à Hésus… lui estagréable.

– Et le troisième sacrifice, fillechérie ? – dit Mamm’ Margarid, – le troisième sacrifice, quelest-il ?

Hêna ne répondit pas… Elle appuya sa têteblonde et charmante sur les genoux de Margarid, rêva pendantquelques instants, baisa les mains de sa mère, et lui dit avec undoux sourire de remémorance :

– Combien de fois la petite Hêna, quandelle était enfant, s’est ainsi endormie, le soir, sur vos genoux mamère, pendant que vous filiez votre quenouille, et que vous tous,qui êtes ici, moins Armel, étiez réunis autour du foyer, parlantdes mâles vertus de nos mères et de nos pères du tempspassé !

– Il est vrai, fille chérie, – réponditMargarid en passant sa main sur les blonds cheveux de sa fille,comme pour les caresser, – il est vrai ; et ici, chacunt’aimait tant, à cause de ton bon cœur et de ta grâce enfantine,que lorsqu’on te voyait endormie sur mes genoux, on parlait toutbas, de peur de t’éveiller.

Rabouzigued, qui était là, parmi les autres dela famille, dit alors :

– Et quel est ce troisième sacrificehumain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre… quidonc, Hêna, sera sacrifié ce soir ?…

– Je te le dirai, Rabouzigued, lorsquej’aurai un peu songé au temps qui n’est plus, – répondit la jeunefille, toujours rêveuse, sans quitter les genoux de sa mère, puispassant sa main sur son front, comme pour rappeler sessouvenirs ; elle regarda autour d’elle, montra du doigt lapierre sur laquelle était le bassin de cuivre où trempaient lessept branches de gui, et reprit :

– Et lorsque j’ai eu douze ans, mon pèreet ma mère se rappellent-ils combien j’ai été heureuse d’êtrechoisie par les druidesses de l’île de Sên pour recevoir dans unvoile de lin, blanchi à la rosée des nuits, le gui, que coupaientles druides avec une serpe d’or, lorsque la lune jetait sa plusgrande clarté ?… Mon père et ma mère se souviennent-ils que,rapportant du gui pour sanctifier notre maison, j’ai été ramenéeici, par les ewaghs, dans un chariot orné de fleurs et defeuillages, pendant que les bardes chantaient la gloire deHésus ?… Quels tendres embrassements toute notre famille meprodiguait à mon retour ? quelle fête dans latribu !…

– Chère… chère fille ! – ditMargarid en pressant la tête d’Hêna contre son sein, – si lesdruidesses t’avaient choisie pour recueillir le gui sacré dans unvoile de lin, c’est que ton âme était blanche comme cevoile !

– C’est que la petite Hêna était la plussavante, la plus sage, la plus douce de ses compagnes, – ajoutaAlbinik, le marin, en regardant sa sœur avec tendresse.

– C’est que la petite Hêna était la pluscourageuse de ses compagnes ; car elle avait failli périr poursauver Janed, fille de Wor, qui, ramassant des coquillages sur lesrochers de l’anse Glen’-Hek, était tombée à la mer, et déjàentraînée par les vagues… – dit Mikaël, l’armurier, en regardanttendrement sa sœur.

– C’est que la petite Hêna était, plusque toute autre, douce, patiente, aimable aux enfants… et qu’àl’âge de douze ans à peine elle les instruisait déjà, au collègedes druidesses de l’île de Sên, comme une petite matrone, – dit àson tour Guilhern, le laboureur.

La fille de Joel rougissait de modestie enentendant ces paroles de sa mère et de ses frères, lorsqueRabouzigued dit encore :

– Et quel est ce troisième sacrificehumain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre ?qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir ?…

– Je te le dirai, Rabouzigued, – réponditla jeune fille en se levant ; – je te le dirai, lorsquej’aurai revu une fois encore la petite chambre où je dormaislorsque, devenue jeune fille, j’arrivais ici de l’île de Sên pournos fêtes de famille.

Et allant vers la porte de cette chambre, elles’arrêta un moment sur le seuil et dit :

– Que de douces nuits j’ai passées là,après m’être retirée le soir, à regret, du milieu de voustous ! avec quelle impatience je me levais pour vous revoir lematin !

Et s’avançant de deux pas dans la petitechambre, pendant que sa famille s’étonnait de plus en plus, de ceque si jeune encore Hêna parlât tant du passé, elle reprit enregardant avec plaisir plusieurs objets placés sur unetable :

– Voici les colliers de coquillages queje faisais le soir, à côté de ma mère ! Voilà ces varechsdesséchés, qui ressemblent à de petits arbres, et recueillis parmoi sur nos rochers… Voici le filet dont je me servais pourm’amuser à prendre à la marée basse des mormen dans lessables du rivage… Voici encore les rouleaux de peau blanche où,chaque fois que je venais ici, j’écrivais le bonheur que j’avais derevoir les miens et la maison où je suis née… Tout est à sa place.Je suis contente d’avoir amassé ces trésors de jeune fille…

Cependant, Rabouzigued, que ces remémorancesne semblaient pas toucher, dit encore de sa voix aigre etimpatiente :

– Et quel est ce troisième sacrificehumain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre ?qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir ?

– Je te le dirai, Rabouzigued, – repritHêna en souriant ; – je te le dirai lorsque j’aurai distribuémes petits trésors de jeune fille à vous tous, et à toi aussi…Rabouzigued.

Et en disant ces mots, la fille dubrenn fit signe à ceux de sa famille d’entrer dans sachambre ; et à chacun, bien étonné, elle donna un souvenird’elle. Tous, jusqu’aux enfants qui l’aimaient tant, et aussiRabouzigued, reçurent quelque chose ; car elle délia lescolliers de coquillages et divisa les varechs desséchés, disant desa douce voix à chaque personne :

– Garde ceci, je te prie, pour l’amitiéd’Hêna, ta parente et amie.

Joel, sa femme et ses trois fils, à qui Hênan’avait encore rien donné, se regardaient, d’autant plus surpris dece qu’elle faisait, que sur la fin ils lui virent des larmes dansles yeux, quoiqu’elle ne parût pas triste. Alors elle détacha lecollier de grenat qu’elle portait au cou, et dit à Margarid enbaisant sa main et lui offrant le collier :

– Hêna prie sa mère de garder cela pourl’amitié d’elle.

Elle prit ensuite les petits rouleaux de peaublanche préparés pour écrire, les remit à Joel, lui baisa aussi lamain et dit :

– Hêna prie son père de garder ce rouleaupour l’amitié d’elle, il y trouvera ses plus chères pensées…

Détachant ensuite de son bras ses deuxbracelets de grenat, Hêna dit à la femme de son frère Guilhern, lelaboureur :

– Hêna prie sa sœur Hénory de porter cebracelet par amitié.

Donnant ensuite l’autre bracelet à son frère,le marin, elle lui dit :

– Ta femme Méroë, que j’aime tant pourson courage et son noble cœur, gardera ce bracelet en souvenir demoi.

Détachant ensuite de sa ceinture d’airain lapetite faucille et le croissant d’or qui y étaient suspendus, Hênaoffrit la première à Guilhern, le laboureur, le second à Albinik,le marin ; puis, ôtant de son doigt un anneau, elle le remit àMikaël, l’armurier, et leur dit à tous trois :

– Que mes frères gardent ceci par amitiépour leur sœur Hêna.

Tous restaient là, bien étonnés, tenant à lamain ce que la vierge de l’île de Sên venait de leur offrir… Tousrestaient là, si étonnés, que, ne trouvant pas une parole, ils seregardaient inquiets, comme si un malheur inconnu les eût menacés.Alors Hêna se tourna vers Rabouzigued :

– Rabouzigued, je vais maintenantt’apprendre quel sera le troisième sacrifice de ce soir.

Et elle prit doucement par la main Joel etMargarid, qui la suivirent, revint avec eux dans la grande salle,et leur dit :

– Mon père et ma mère savent que le sangd’un lâche meurtrier est une offrande expiatoire agréable à Hésus,et qui peut l’apaiser…

– Oui… tout à l’heure tu nous as ditcela, chère fille.

– Ils savent aussi que le sang d’unbrave, mourant pour la foi de l’amitié, est une valeureuse offrandeà Hésus, et qui peut l’apaiser.

– Oui… tout à l’heure tu nous as ditcela.

– Mon père et ma mère savent enfin qu’ilest surtout une offrande agréable à Hésus, et qui peutl’apaiser : c’est le sang innocent d’une vierge, heureuse etfière d’offrir ce sang à Hésus, de le lui offrir librement…volontairement… dans l’espoir que ce dieu tout-puissant délivrerade l’oppression étrangère notre patrie bien-aimée… cette chère etsainte patrie de nos pères !… Le sang innocent d’une viergecoulera donc ce soir pour apaiser le courroux de Hésus.

– Et le nom ? – demanda Rabouzigued,– le nom de cette vierge, qui doit nous délivrer de laguerre ?

Hêna, regardant son père et sa mère avectendresse et sérénité, leur dit :

– Cette vierge, qui doit mourir, est unedes neuf druidesses de l’île de Sên ; elle s’appelleHêna ; elle est fille de Margarid et de Joel, le brenn de latribu de Karnak !…

Et il se fit un grand et triste silence parmila famille de Joel.

Personne… personne… ne s’attendait à voir siprochainement Hêna s’en aller ailleurs… Personne…personne… ni père, ni mère, ni frères, ni parents n’étaientpréparés aux adieux de ce brusque voyage.

Les enfants joignaient leurs petites mains, etdisaient pleurant :

– Quoi !… déjà partir… notreHêna ?… quoi déjà t’en aller ?…

Le père et la mère se regardèrent ensoupirant, Margarid dit à Hêna :

– Joel et Margarid croyaient allerattendre leur chère fille dans ces mondes inconnus, où l’oncontinue de vivre et où l’on retrouve ceux que l’on a aimés ici…c’est, au contraire, notre Hêna qui va nous y devancer.

– Et peut-être, – reprit lebrenn, – notre douce et chère fille ne nous attendra paslongtemps…

– Puisse son sang innocent et pur commecelui de l’agneau apaiser la colère de Hésus ! – ajoutaMargarid ; – puissions-nous aller bientôt apprendre à notrechère fille que la Gaule est délivrée de l’étranger !

– Et le souvenir du vaillant sacrifice denotre fille se perpétuera dans notre race, – dit le père ; –tant que vivra la descendance de Joel ; le brenn de la tribude Karnak, sa descendance sera fière de compter parmi ses aïeulesHêna, la vierge de l’île de Sên.

La jeune fille ne répondit rien… Elleregardait son père, sa mère, tous les siens, avec une douceavidité ; de même qu’au moment d’un voyage, on regarde unedernière fois les êtres chéris que l’on va quitter pour quelquetemps…

Rabouzigued, montrant alors, par la porteouverte, la lune en son plein, qui au loin dans la brume du soir selevait large… rouge, comme un disque de feu, Rabouzigueddit :

– Hêna !… Hêna !… la luneparaît à l’horizon…

– Tu as raison, Rabouzigued ; voicil’heure ! – répondit-elle en détachant à regret son regard duregard des siens.

Et elle ajouta :

– Que mon père et ma mère, et ma famille,et tous ceux de notre tribu m’accompagnent aux pierres sacrées dela forêt de Karnak… Voici l’heure des sacrifices…

De sorte que Hêna, marchant entre Joel etMargarid, et suivie de sa famille et de tous ceux de sa tribu, serendit à la forêt de Karnak.

**

*

L’appel aux tribus, volant de bouche enbouche, de village en village, de cité en cité, avait été entendudans la Gaule bretonne… Les tribus se rendaient en foule, hommes,femmes, enfants, à la forêt de Karnak, ainsi que s’y rendaient Joelet les siens.

La lune, en son plein cette nuit-là, brillaitradieuse dans le firmament au milieu des étoiles. Les tribus, aprèsavoir longtemps… longtemps marché, à travers les ténèbres et lesclairières de la forêt, arrivèrent sur les bords de la mer. Là sedressaient en neuf longues avenues les pierres sacrées deKarnak[96]. Pierres saintes ! gigantesquespiliers d’un temple qui pour voûte a le ciel…

À mesure que les tribus approchaient de celieu, le recueillement redoublait.

Au bout de ces avenues étaient rangées endemi-cercle les trois pierres de l’autel du sacrifice, placé aubord de la mer. De sorte que derrière soi l’on avait la forêtprofonde… Devant soi, la mer sans borne… Au-dessus de soi, lefirmament étoilé…

Les tribus ne dépassèrent pas les dernièresavenues de Karnak, et laissèrent vide un large espace entre lafoule et l’autel. Cette grande foule resta silencieuse.

Trois bûchers s’élevaient au pied des pierresdu sacrifice.

Celui du milieu des trois, le plus grand,était orné de longs voilés blancs rayés de pourpre ; il étaitaussi orné de rameaux de frêne, de sapin, de chêne et de bouleau,disposés dans un ordre mystérieux.

Le bûcher de droite, moins élevé, était aussiorné de feuillages divers et de gerbes de blé… Là se trouvait lecorps d’Armel, tué en loyal combat, étendu, à demi caché par desbranches de pommier chargées de fruits.

Le bûcher de gauche était surmonté d’une cagetressée d’osier, représentant une figure humaine d’une taillegigantesque.

Bientôt on entendit au loin le son descymbales et des harpes.

Les druides, les druidesses, les vierges del’île de Sên, arrivaient au lieu du sacrifice.

D’abord les bardes, vêtus de longuestuniques blanches, serrées par une ceinture d’airain, le frontceint de feuilles de chêne, et chantant sur leurs harpes :Dieu, la Gaule et ses héros.

Ensuite les ewaghs, chargés dessacrifices. Ils portaient des torches, des haches, et conduisaientenchaîné, au milieu d’eux, Daoülas, le meurtrier destinéau supplice.

Puis les druides, vêtus de leurs robesblanches, traînantes et rayées de pourpre, le front ceint decouronnes de chêne. Au milieu d’eux marchait Julyan, heureux etfier, Julyan, qui voulait quitter ce monde pour aller retrouverArmel et voyager avec lui dans les mondes inconnus.

Venaient enfin les druidesses mariées, portantdes tuniques blanches, à ceinture d’or, et les neuf vierges del’île de Sên, avec leurs tuniques noires, leurs ceintures d’airain,leurs bras nus, leurs couronnes verdoyantes et leurs harpes d’or.Hêna marchait la première de ses sœurs ; son regard et sonsourire cherchèrent son père, sa mère et les siens… Joel, Margaridet leur famille s’étaient placés sur le premier rang ; ilsrencontrèrent les yeux de leur fille… leurs cœurs allèrent verselle.

Les druides se rangèrent autour des pierres dusacrifice. Les bardes cessèrent leurs chants… Un des ewaghs ditalors à la foule que ceux-là qui voulaient se rappeler à la mémoiredes personnes qu’ils avaient aimées et qui n’étaient plus ici,pouvaient déposer leurs lettres et leurs offrandes sur lesbûchers.

Alors beaucoup de parents et d’amis de ceuxqui depuis longtemps voyageaient ailleurs, s’approchèrentpieusement des bûchers ; ils y déposèrent des lettres, desfleurs et d’autres souvenirs, qui devaient revivre dans les autresmondes, de même que les âmes dont les corps allaient se dissoudreen une flamme brillante allaient revêtir ailleurs une nouvelleenveloppe[97].

Mais personne… personne… ne déposa rien sur lebûcher du meurtrier… Autant Julyan était fier et souriant, autantDaoülas était gémissant, épouvanté. Julyan avait tout à espérer dela continuité d’une vie toujours pure et juste… Le meurtrier avaittout à redouter de la continuité d’une vie souillée par un crime…Lorsque les missions pour les défunts furent déposées, il se fit ungrand silence.

Les ewaghs conduisant Daoülas, chargé dechaînes, l’amenèrent auprès de la cage d’osier, représentant unefigure humaine d’une taille gigantesque. Malgré les cris d’effroidu condamné, les ewaghs le placèrent garrotté au pied du bûcher, etse tinrent auprès la torche à la main.

Alors Taliesin, le plus ancien des druides,vieillard à longue barbe blanche, fit un signe à l’un des bardes.Celui-ci fit vibrer sa harpe à trois cordes et chanta les parolessuivantes, après avoir d’un geste montré à la foule lemeurtrier :

– Celui-ci est Daoülas, de la tribu deMorlech. – Il a tué Hoüarné, de la même tribu. – L’a-t-il tué enbrave ? face à face ? à armes égales ? – Non,Daoülas a tué Hoüarné en lâche. – À l’heure de midi, Hoüarnédormait dans son champ sous un arbre. – Daoülas est venu, sur lapointe du pied, sa hache à la main, et d’un coup il a frappé savictime. – Le petit Erik, de la même tribu, monté dans un arbrevoisin, où il cueillait des fruits, a vu le meurtre et reconnucelui qui le commettait. – Le soir de ce jour, les ewaghs ont étésaisir Daoülas dans sa tribu… Amené devant les druides de Karnak,et mis en présence du petit Erik, il a avoué son crime. – Alors leplus ancien des druides a dit :

» – Au nom de Hésus, celui qui estparce qu’il est, au nom de Teutâtès, qui préside aux voyagesde ce monde et des autres, écoute : » – Le sangexpiatoire du meurtrier est agréable à Hésus… – Tu vas allerrenaître dans d’autres mondes. – Ta nouvelle vie sera terrible,parce que tu as été cruel et lâche ! – Si dans cette autre vietu continues d’être cruel et lâche… tu mourras pour aller renaîtreailleurs plus malheureux encore… et toujours ainsi… toujours àl’infini ! ! ! – Deviens, au contraire, lors de tarenaissance, brave et bon, malgré les peines que tu endureras… ettu mourras pour renaître ailleurs plus heureux… et toujours ainsi…toujours » à l’infini[98] ! ! ! »

Alors le barde s’adressa au meurtrier, qui,chargé de liens, poussait des cris d’épouvante :

– Ainsi a parlé le druide vénéré…Daoülas, tu vas mourir… et aller revoir ailleurs ta victime… ELLET’ATTEND ! ELLE T’ATTEND ! »

De sorte qu’à ces paroles du barde toute lafoule était là frémissante d’épouvante, pensant à cette redoutablechose : – RETROUVER AILLEURS ET VIVANT CELUI QUE L’ON A TUÉICI ! ! !

Et le barde continua en se tournant vers lebûcher :

– Daoülas, tu vas donc mourir ! Sielle est glorieuse à voir, la figure des justes et des vaillants,au moment où ils s’en vont volontairement de ce monde pour descauses saintes ; s’ils aiment, au moment du départ, àrencontrer les tendres regards d’adieu de leurs parents et de leursamis, les lâches comme toi, Daoülas, sont indignes de voir unedernière fois la foule des justes et d’en être vus… Voici pourquoi,Daoülas, tu vas mourir et brûler caché au fond de cette envelopped’osier, simulacre d’un homme, de même que tu n’es plus que lesimulacre d’un homme depuis ton crime… »

Et le barde s’écria :

– Au nom de Hésus ! au nom deTeutâtès !… gloire ! gloire aux braves !…Honte ! honte aux lâches !… »

Et tous les bardes, faisant résonner leursharpes et leurs cymbales, s’écrièrent en chœur :

– Gloire ! gloire aux braves !…Honte ! honte aux lâches !…

Alors un ewagh prit le couteau sacré, tranchala vie du meurtrier, qui fut ensuite jeté dans le gigantesquesimulacre de figure humaine. Le bûcher s’embrasa ; les harpes,les cymbales retentirent à la fois, et toutes les tribus répétèrentà grands cris les derniers mots du barde :

– Honte au lâche !…

Le bûcher du meurtrier ne fut bientôt plusqu’une fournaise où apparut un moment la forme humaine comme ungéant de feu, la flamme jeta au loin ses clartés sur la cime desgrands chênes de la forêt… sur les pierres colossales de Karnak…sur la mer immense, pendant que la lune inondait l’espace de sadivine lumière… Et au bout de peu d’instants, à la place du bûcherde Daoülas, il ne resta qu’un monceau de cendres…

Alors on vit Julyan monter d’un air joyeux surle bûcher où était étendu le corps d’Armel, son ami… sonsaldune… Julyan portait ses habits de fête : une saiede fine étoffe rayée de bleu et de blanc, que serrait sa ceinturede cuir brodé, à laquelle pendait un long couteau ; sonmanteau de laine brune à capuchon s’agrafait sur son épaulegauche ; une couronne de chêne ornait son front mâle. Iltenait à la main un bouquet de verveine ; sa figure étaithardie, sereine. À peine fut-il monté sur le bûcher, que lesharpes, les cymbales, retentirent, et le barde chantaainsi :

– Quel est celui-ci ? C’est unbrave. – C’est Julyan, le laboureur ; – Julyan, de la famillede Joel, le brenn de la tribu de Karnak ! – Il craint lesdieux, et chacun l’aime ; il est bon, il est laborieux, il esthardi. – Il a tué Armel, non par haine, il le chérissait, mais ill’a tué par outre-vaillance, en combat loyal, le bouclierau bras, le sabre au poing, en vrai Gaulois breton, qui aime àmontrer sa bravoure et ne craint pas la mort. – Armel parti,Julyan, qui lui avait juré sa foi de saldune, veut aller retrouverson ami… – Gloire à Julyan, fidèle aux enseignements desdruides ; il sait que les créatures du Tout-Puissant nemeurent jamais… et son pur et noble sang, Julyan l’offre àHésus ! – Gloire, espérance, bonheur à Julyan ! il a étébon, juste et brave… il va renaître plus heureux, plus juste, plusbrave ; et toujours ainsi… toujours, de monde en monde, Julyanrenaîtra… son âme revêtant à chaque vie nouvelle un corps nouveau,de même que le corps revêt ici des vêtements nouveaux.

» Oh ! Gaulois ! fièresâmes ! pour qui la mort n’existe pas ! venez,venez ! ! ! détachez vos regards de la terre…élevez-vous dans les sublimités du ciel ! – Voyez, voyez à vospieds les abîmes de l’espace, sillonnés par ces cortègesd’immortels, comme nous le sommes tous, que Teutâtès guideincessamment du monde où ils ont vécu dans les mondes où ils vontrevivre. – Oh ! que de contrées inconnues merveilleuses, àparcourir ! avec les amis, les parents qui nous ont devancés,et avec ceux que nous aurons précédés !

» Non, nous ne sommes pas mortels !notre vie infinie se compte par milliers de milliers de siècles… demême que se comptent par milliers de milliers les étoiles dufirmament… mondes mystérieux, toujours divers, toujours nouveaux,que nous devons habiter tour à tour.

» Qu’ils craignent la mort ceux-là qui,fidèles aux faux dieux des Grecs, Romains ou juifs, croient quel’on ne vit qu’une fois, et qu’ensuite, dépouillée de son corps,l’âme heureuse ou malheureuse reste éternellement dans le mêmeenfer ou dans le même paradis !… Oh ! oui, ils doiventredouter la mort ceux-là qui croient qu’en quittant cette vie l’ontrouve : L’IMMOBILITÉ DANS L’ÉTERNITÉ !

» Nous, Gaulois, nous avons la vraieconnaissance de Dieu… Nous avons le secret de la mort… l’hommeest immortel par l’âme et par le corps… Notre destinée, demonde en monde, est de voir et de savoir… afin qu’à chacun de sesvoyages l’homme, s’il a été méchant, s’épure et devienne meilleur…meilleur encore s’il a été juste et bon… et qu’ainsi, derenaissance en renaissance, l’homme s’élève incessamment vers uneperfection sans fin comme sa vie ! ! !

» Heureux donc les braves qui,volontairement, quittent cette terre-ci, pour d’autres pays, oùtoujours ils verront de nouvelles et merveilleuses choses encompagnie de ceux qu’ils ont aimés ! Heureux donc… heureux lebrave Julyan ! il va rejoindre son ami, et avec lui voir etsavoir ce que nul de nous n’a vu ni ne sait !… ceque tous nous verrons et saurons. Heureux Julyan… gloire àJulyan ! »

Et tous les bardes et tous les druides, lesdruidesses, les vierges de l’île de Sên, répétèrent en chœur, aubruit des harpes et des cymbales :

– Heureux, heureux Julyan ! gloire,gloire à Julyan !

Et toutes les tribus, sentant passer alorsdans leur esprit comme le curieux désir de la mort… afin de savoirplus tôt l’inconnu et le merveilleux des autres mondes, répétèrentavec mille cris :

– Heureux… heureux Julyan !

Alors Julyan, radieux, debout sur le bûcher,ayant à ses pieds le corps d’Armel, leva ses regards inspirés versla lune brillante, écarta les plis de sa saie, tira son longcouteau, tendit vers le ciel le bouquet de verveine qu’il tenait àla main gauche et se plongea fermement de la main droite soncouteau dans la poitrine, en criant d’une voix mâle :

– Heureux… heureux je suis… je vaisrejoindre Armel !…

Aussitôt le feu embrasa le bûcher… Julyan levaune dernière fois son bouquet de verveine vers le ciel, et disparutau milieu des flammes éblouissantes, tandis que les chants desbardes, le son des harpes, des cymbales, retentissaient auloin.

Un grand nombre d’hommes et de femmes destribus, dans leur impatient et curieux désir de voir et de savoirles mystères des autres mondes, se précipitèrent vers le bûcher deJulyan, afin de s’en aller avec lui et d’offrir à Hésus une immensehécatombe de leurs corps. Mais Taliesin, le plus ancien desdruides, ordonna aux ewaghs de repousser ces fidèles et leurcria :

« Assez ! assez de sang a coulé…sans celui qui va couler encore : l’heure est venue où le sanggaulois ne doit plus couler que pour la liberté ! Et le sangversé pour la liberté est aussi une offrande agréable auTout-Puissant ! »

Les ewaghs s’opposèrent, non sans grandepeine, à ces sacrifices humains et volontaires. Le bûcher de Julyanet d’Armel continua de brûler, et il n’en resta qu’un monceau decendres.

Un grand silence se fit parmi la foule destribus… Hêna, la vierge de l’île de Sên, montait sur le troisièmebûcher.

Joel et Margarid, ainsi que ses trois filsGuilhern, Albinik et Mikaël, leurs femmes et leurs petits enfants,qui aimaient tant Hêna, tous ses parents et tous ceux de la tribuqui la chérissaient aussi, se serraient les uns contre les autres,en se disant tout bas :

« – Voici Hêna… voici notreHêna. »

Lorsque la vierge de l’île de Sên fut deboutsur le bûcher, orné de voiles blancs, de feuillages et de fleurs,la foule des tribus cria tout d’une voix : – « Qu’elleest belle !… qu’elle est sainte !… »

Joel l’écrit ici avec sincérité. Elle étaitbien belle, sa fille Hêna ! ! ! ainsi debout sur lebûcher, éclairée toute entière par la douce clarté de la lune, avecsa tunique noire, ses cheveux blonds, couronnés de feuilles vertes,tandis que ses bras, plus blancs que l’ivoire, s’arrondissaient sursa harpe d’or !

Les bardes firent silence.

La vierge de l’île de Sên chanta d’une voixpure comme son âme :

« La fille de Joel et de Margarid vientavec joie sacrifier à Hésus !

» Ô Tout-Puissant… de l’étranger délivrela terre de nos pères !

» Gaulois de Bretagne, vous avez la lanceet l’épée !

» La fille de Joel et de Margarid n’a queson sang ; elle l’offre VOLONTAIREMENT à Hésus !

» Ô Dieu tout-puissant ! rendsinvincibles la lance et l’épée gauloises ! Oh ! Hésus…prends mon sang, il est à toi… sauve notre saintepatrie ! »

La plus âgée des druidesses s’était tenuedebout sur le bûcher derrière Hêna, le couteau sacré à la main…Lorsque Hêna eut chanté, le couteau brilla… et frappa la vierge del’île de Sên…

Sa mère, ses frères, tous ceux de sa tribu, etJoel, son père, virent Hêna tomber à genoux, croiser les mains surson sein, tourner son céleste visage vers la lune, en s’écriantd’une voix ferme encore :

– Hésus… Hésus… par ce sang qui coule…clémence ! pour la Gaule !…

» Gaulois, par ce sang qui coule !victoire à nos armes !… »

Le sacrifice d’Hêna s’accomplit ainsi aumilieu de la religieuse admiration des tribus… et tous répétèrentces dernières paroles de la vaillante vierge :« Hésus ! clémence pour la Gaule !… Gaulois !victoire à nos armes !… »

Plusieurs jeunes hommes, enthousiasmés parl’héroïque exemple et la beauté d’Hêna, voulurent se tuer sur sonbûcher, afin de renaître avec elle… Les ewaghs les repoussèrent,bientôt la flamme enveloppa le bûcher. Hêna disparut au milieu deces splendeurs éblouissantes. Bientôt il ne resta plus de la viergeet du bûcher que des cendres. Un grand souffle du vent de mersurvint et dispersa ces atomes… La vierge de l’île de Sên,brillante et pure comme la flamme qui l’avait consumée, s’étaitévanouie dans les airs pour aller revivre et attendre ailleurs ceuxqu’elle aimait !

Les cymbales, les harpes, retentirent denouveau, et le chef des bardes chanta : « – Aux armes,Gaulois ! aux armes !

» – Le sang innocent d’une vierge a coulépour vous, et le vôtre ne coulerait pas pour lapatrie ! ! ! – Aux armes !… voici leRomain ; frappe !… Gaulois ! frappe-le à la tête…frappe fort… – Tu vois le sang ennemi comme un ruisseau ! ilte monte jusqu’au genou ! courage ! frappe fort,Gaulois ! frappe donc le Romain ! plus fortencore !… – Tu vois le sang ennemi comme un lac ! il temonte jusqu’à la poitrine ! Courage ! frappe plus fortencore, Gaulois ! frappe donc le Romain ! frappe plusfort encore ! tu te reposeras demain. – Demain la Gaule seralibre ! – Qu’aujourd’hui de la Loire à l’Océan il n’y aitqu’un cri… aux armes !… »

Toutes les tribus, comme emportées par cesouffle de guerre, se dispersèrent en courant aux armes… La luneavait disparu, la nuit était venue, que du sein des forêts, que dufond des vallées, que du haut des collines où brillaient des feuxd’alarme, mille voix répétaient encore ce chant du barde : –Aux armes !… Frappe, Gaulois ! frappe fort leRomain ! Aux armes !…

**

*

Ce récit véridique, de tout ce qui s’est passédans notre pauvre maison le jour anniversaire de la naissance de maglorieuse fille Hêna, jour qui a aussi vu son sacrifice héroïque,ce récit a été écrit par moi, Joel, le brenn de la tribu de Karnak,la dernière lune d’octobre de la première année où Jules César acombattu en Gaule.

Après moi, Guilhern, mon fils aîné, garderaprécieusement cet écrit, et après Guilhern, les fils de ses fils sele transmettront de génération en génération, afin que dans notrefamille se conserve à jamais la mémoire d’Hêna, la vierge del’île de Sên.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer