Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 14

 

Comment la famille Lebrenn vit denombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse. –Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là,ainsi que plusieurs manuscrits singuliers. – De l’engagement sacréque prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer lalecture de ces manuscrits qui doit chaque soir se faire enfamille.

 

La chambre mystérieuse où M. Lebrennintroduisait pour la première fois son fils, sa fille et GeorgesDuchêne, n’avait, quant à ses dispositions intérieures, riend’extraordinaire, sinon qu’elle était toujours éclairée par unelampe de forme antique, de même que le sont certains sanctuairessacrés ; et ce lieu n’était-il pas le sanctuaire des pieuxsouvenirs, des traditions souvent héroïques de cette familleplébéienne ? Au-dessous de la lampe, les enfants du marchandvirent une grande table recouverte d’un tapis, sur cette table uncoffret de bronze. Autour de ce coffret, verdi par les siècles,étaient rangés différents objets, dont quelques-uns remontaient àl’antiquité la plus reculée, et dont les plus modernes étaient lecasque du comte de Plouernel et l’anneau de ferque le marchand avait rapporté du bagne de Rochefort.

– Mes enfants, – dit M. Lebrennd’une voix pénétrée en leur désignant du geste les curiositéshistoriques rassemblées sur la table, – voici les reliques de notrefamille… À chacun de ces objets se rattache, pour nous, unsouvenir, un nom, un fait, une date ; de même que lorsquenotre descendance possédera le récit de ma vie écrite par moi, lecasque de monsieur de Plouernel et l’anneau de fer que j’ai portéau bagne auront leur signification historique. C’est ainsi quepresque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuisprès de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection.

– Depuis tant de siècles, mon père !– dit Sacrovir avec un profond étonnement, en regardant sa sœur etson beau-frère.

– Vous saurez plus tard, mes enfants,comment sont parvenues jusqu’à nous ces reliques, peu volumineuses,vous le voyez ; car, sauf le casque de monsieur de Plouernelet un sabre d’honneur donné à mon père à la fin du dernier siècle,ces objets peuvent être renfermés, ainsi qu’ils l’ont été souvent,dans ce coffret de bronze… tabernacle de nos souvenirs, enfouiparfois dans quelque solitude, et y restant de longues annéesjusqu’à des temps plus calmes.

M. Lebrenn prit alors sur la table lepremier de ces débris du passé, rangés par ordre chronologique.C’était un bijou d’or noirci par les siècles, ayant la forme d’unefaucille ; un anneau mobile fixé au manche indiquaitque ce bijou avait dû se porter suspendu à une chaîne ou à uneceinture.

– Cette petite faucille d’or, mesenfants, – poursuivit M. Lebrenn, – est un emblèmedruidique ; c’est le plus ancien souvenir que nous possédionsde notre famille ; son origine remonte à l’année 57 avantJésus-Christ ; c’est-à-dire qu’il y a de cela aujourd’huidix-neuf cent six ans.

– Et ce bijou… l’un des nôtres l’a porté,mon père ? – demanda Velléda.

– Oui, mon enfant, – réponditM. Lebrenn avec émotion. – Celle qui l’a porté était jeunecomme toi, belle comme toi… et le cœur le plus angélique !… lecourage le plus fier ! Mais à quoi bon ?… vous lirezcette admirable légende de notre famille dans ce manuscrit, –ajouta M. Lebrenn en indiquant à ses enfants un livret auprèsduquel était placée la faucille d’or. Ce livret, ainsi queles plus anciens de ceux que l’on voyait sur la table, se composaitd’un grand nombre de feuillets oblongs de peau tannée(sorte de parchemin), jadis cousus à la suite les uns des autres enmanière de bande longue et étroite[21] ;mais, pour plus de commodité, ils avaient été décousus les uns desautres et reliés en un petit volume, recouvert de chagrin noir, surle plat duquel on lisait en lettres argentées :

An 57 av. J.-C.

– Mais, mon père, – dit Sacrovir, – jevois sur cette table un livret à peu près pareil à celui-ci, à côtéde chacun des objets dont vous nous avez parlé ?…

– C’est qu’en effet, mes enfants, chaquerelique provenant d’un des membres de notre famille est accompagnéed’un manuscrit de sa main, racontant sa vie et souvent celle dessiens.

– Comment, mon père ? – dit Sacrovirde plus en plus étonné ; – ces manuscrits ?…

– Ont tous été écrits par quelqu’un denos aïeux… Cela vous surprend, mes enfants ? Vous avez peine àcomprendre qu’une famille inconnue possède sa chronique,comme si elle était d’antique race royale ? puis vous vousdemandez comment cette chronique a pu se succéder, sansinterruption, de siècle en siècle, depuis près de deux mille ansjusqu’à nos jours ?

– En effet, mon père, – dit le jeunehomme, – cela me semble si extraordinaire…

– … Que cela touche à l’invraisemblance,n’est-ce pas ? – reprit le marchand.

– Non, mon père, – dit Velléda, puisquevous affirmez que cela est ; mais cela nous étonnebeaucoup !

– Sachez d’abord, mes enfants, que cetusage de se transmettre, de génération en génération, soitoralement, soit par écrit, les traditions de famille, a toujoursété l’une des coutumes les plus caractéristiques de nos pères lesGaulois, et encore plus religieusement observée chez les Gaulois deBretagne que partout ailleurs. Chaque famille, si obscure qu’ellefût, avait sa tradition, tandis que dans les autres pays d’Europecette coutume se pratiquait même rarement parmi les princes et lesrois. Pour vous en convaincre, – ajouta le marchand en prenant surla table un vieux petit livre qui semblait dater des premiers tempsde l’imprimerie, – je vais vous citer un passage traduit d’un desplus anciens ouvrages sur la Bretagne, et dont l’autorité fait foidans le monde savant.

Et M. Lebrenn lut ce qui suit :

« Chez les BRETONS,les gens de la moindre condition connaissent leurs aïeux etretiennent de mémoire toute la ligne de leur ascendanceJUSQU’AUX GÉNÉRATIONS LES PLUS RECULÉES, etl’expriment ainsi, par exemple : ÉRÉS, filsde THÉODRIK, – fils D’ENN, – filsD’AECLE, – fils de CADEL, – fils de RODERIKle Grand, ou le chef. Et ainsi de reste. Leurs ancêtres sontpour eux l’objet d’un vrai culte, et les injures qu’ils punissentle plus sont celles faites à leur race. Leurs vengeances sontcruelles et sanguinaires, et ils punissent non-seulement lesinsultes nouvelles, mais aussi les plus anciennes, faites à leurrace, et qu’ils ont toujours présentes tant qu’elles ne sont pasvengées[22]. »

– Vous le voyez, mes enfants, – ajoutaM. Lebrenn en reposant le livre sur la table, – notrechronique de famille s’explique ainsi ; et malheureusementvous verrez que quelques-uns de nos aïeux n’ont été que tropfidèles à cette coutume de poursuivre une vengeance de générationen génération… Car plus d’une fois, dans le cours des âges, lesPlouernel…

– Que dites-vous, mon père ? –s’écria Georges. – Les ancêtres du comte de Plouernel ont étéparfois les ennemis de notre race ?…

– Oui, mes enfants… vous le verrez… Maisn’anticipons pas… Vous comprendrez donc que si nos pères setransmettaient une vengeance de génération en génération, depuisles temps les plus reculés, ils se transmettaient nécessairementaussi les causes de cette vengeance, et en outre les faits les plusimportants de chaque génération ; c’est ainsi que nos archivesse sont trouvées écrites d’âge en âge jusqu’à aujourd’hui.

– Vous avez raison, mon père, – ditSacrovir ; – cette coutume explique ce qui nous avait d’abordsemblé si extraordinaire.

– Tout à l’heure, mes enfants, – repritle marchand, – je vous donnerai d’autres éclaircissements sur lalangue employée dans ces manuscrits ; laissez-moi d’abordappeler vos regards sur ces pieuses reliques, qui vous diront tantde choses après la lecture de ces manuscrits… Cette faucille d’or,– ajouta M. Lebrenn en replaçant le bijou sur la table, – estdonc le symbole du manuscrit numéro 1, portant la date de l’an 57avant Jésus-Christ. Vous le verrez, ce temps a été pour notrefamille, libre alors, une époque de joyeuse prospérité, de mâlesvertus, de fiers enseignements. C’était, hélas ! la fin d’unbeau jour… de terribles maux l’ont suivi, l’esclavage, lessupplices, la mort… – Et après un moment de silence pensif, lemarchand reprit : – En un mot, chacun de ces manuscrits vousdira presque siècle par siècle la vie de nos aïeux.

Pendant quelques instants, les enfants deM. Lebrenn, non moins silencieux et émus que leur père,parcoururent d’un regard avide ces débris du passé, dont nousdonnerons une sorte de nomenclature chronologique, comme s’ils’agissait de l’inventaire du cabinet d’un antiquaire.

Nous l’avons dit, à la petite FAUCILLED’OR[23] était joint un manuscrit portant ladate de l’an 57 avant Jésus-Christ.

Au manuscrit n° 2, portant la date del’an 56 avant Jésus-Christ, était jointe UNE CLOCHETTE D’AIRAIN,pareille à celle dont on garnit aujourd’hui en Bretagne lescolliers des bœufs.

Cette clochette datait donc au moins deDIX-NEUF CENT SIX ans…

Au manuscrit n° 3, portant la date del’année 50 après Jésus-Christ, était joint un fragment de COLLIERDE FER, ou carcan, rongé de rouille, sur lequel on reconnaissaitles vestiges de ces lettres romaines burinées dans lefer :

SERVUS SUM…

Je suis esclave de…

Nécessairement le nom du possesseur del’esclave se devait trouver sur le débris du collier quimanquait.

Ce carcan datait donc au moins de dix-septcent quatre-vingt-dix-neuf ans.

Au manuscrit n° 4, portant la date del’an 290 de notre histoire, était jointe UNE PETITE CROIX D’ARGENTattachée à une chaînette du même métal, qui semblaient avoir éténoircies par le feu.

Cette petite croix datait donc au moins dequinze cent cinquante-neuf ans.

Au manuscrit n° 5, portant la date del’an 393 de notre histoire, était joint un ornement de cuivremassif, ayant appartenu au cimier d’un casque, et représentant uneALOUETTE les ailes à demi étendues.

Ce débris de casque datait donc au moins dequatorze cent cinquante-six ans.

Au manuscrit n° 6, portant la date del’année 497 de notre histoire, était jointe la garde d’unpoignard de fer, noir de vétusté ; sur la coquille onlisait d’un côté ce mot :

GHILDE ;

Et de l’autre, ces deux mots en langueceltique ou gauloise (le breton de nos jours ou peu s’enfaut) :

AMINTIAICH (Amitié).

COUMUNITEZ (Communauté).

Ce manche de poignard datait donc au moins detreize cent cinquante-deux ans.

Au manuscrit n° 7, portant la date del’an 675 de notre histoire, était jointe une CROSSE ABBATIALE enargent repoussé, autrefois doré. On remarquait parmi les ornementsde cette crosse le nom de Méroflède.

Cette crosse datait donc au moins de onze centsoixante-quatorze ans.

Au manuscrit n° 8, portant la date del’an 787 de notre histoire, étaient jointes DEUX PETITES PIÈCES DEMONNAIE DITES CARLOVINGIENNES, l’une de cuivre, l’autre d’argent,réunies entre elles par un fil de fer.

Ces deux pièces de monnaie dataient donc aumoins de mille soixante-deux ans.

Au manuscrit n° 9, portant la date del’an 885 de notre histoire, était joint le fer d’une SAGETTE (ouflèche) BARBELÉE.

Cette flèche datait donc au moins de neuf centsoixante-quatre ans.

Au manuscrit n° 10, et portant la date del’an 999 de notre histoire, était joint UN CRÂNE D’ENFANT de huit àdix ans (à en juger par sa structure et son volume). On lisait surles parois extérieures de ce crâne ces mots, gravés en languegauloise :

FIN – AL – BÈD (Fin du monde).

Ce crâne datait donc au moins de huit centcinquante ans.

Au manuscrit n° 11, portant la date del’an 1010 de notre histoire, était jointe une COQUILLE BLANCHEcôtelée, pareille à celles que l’on voit sur les manteaux despèlerins.

Cette coquille datait au moins de huit centtrente-neuf ans.

Au manuscrit n° 12, portant la date del’an 1137 de notre histoire, était joint un ANNEAU PASTORAL en or,tel que les ont portés les évêques. Sur l’un des chatons dont ilétait orné, on voyait gravées les armes des PLOUERNEL (leur blasonétait de trois serres d’aigle de sable (d’or) surchamp de gueule (fond rouge).

Cet anneau datait donc au moins de sept centdouze ans.

Au manuscrit n° 13, portant la date del’an 1208 de notre histoire, était jointe une PAIRE DE TENAILLES DEFER, INSTRUMENT DE TORTURE, découpée en lame de scie, de sorte queles dents s’emboîtaient les unes dans les autres.

Cet instrument de torture datait donc au moinsde six cent quarante-un ans.

Au manuscrit n° 14, portant la date del’an 1358 de notre histoire, étaient joints deux objets :

1° Un PETIT TRÉPIED DE FER de six pouces dediamètre, qui semblait à moitié rougi par le feu ;

2° La POIGNÉE D’UNE DAGUE richementdamasquinée, et dont le pommeau était orné des armes des comtes dePlouernel.

Ce trépied de fer et cette poignée de daguedataient donc au moins de quatre cent quatre-vingt-onze ans.

Au manuscrit n° 15, portant la date del’an 1413 de notre histoire, était joint un COUTEAU DE BOUCHERà manche de corne, et dont la lame était à demibrisée.

Ce couteau datait donc au moins de quatre centtrente-six ans.

Au manuscrit n° 16, portant la date del’an 1515 de notre histoire, était jointe une PETITE BIBLE DEPOCHE, appartenant aux premiers temps de l’imprimerie : lacouverture de ce livre était presque entièrement brûlée, ainsi queles angles des pages, comme si cette Bible était restée quelquetemps exposée au feu ; on remarquait aussi sur plusieurs deses pages quelques taches de sang.

Cette Bible datait donc au moins de trois centtrente-quatre ans.

Au manuscrit n° 17, portant la date del’an 1648 de notre histoire, était joint LE FER D’UN LOURD MARTEAUDE FORGERON sur lequel on voyait ces mots incrustés dans le métalen langue bretonne :

EZ – LIBR (Être libre).

Ce marteau datait donc au moins de deux centun ans.

Au manuscrit n° 18, et portant la date del’an 1794 de notre histoire, était joint un sabred’honneur à garde de cuivre doré, avec ces inscriptionsgravées des deux côtés de la lame :

République française.

Liberté – Égalité – Fraternité.

Jean LEBRENN a bien mérité de la patrie.

Enfin l’on voyait, mais sans être accompagnésde manuscrit, et seulement portant la date de 1848 et 1849, lesdeux derniers objets dont se composait cette collection :

Le CASQUE DE DRAGON donné par le comte dePlouernel à M. Lebrenn.

La MANILLE ou l’anneau de fer que le marchandavait porté au bagne de Rochefort.

On comprendra sans doute avec quel pieuxrespect, avec quelle ardente curiosité, ces débris du passé furentexaminés par la famille du marchand. Il interrompit le silencepensif que gardaient ses enfants pendant cet examen, etreprit :

– Ainsi, vous le voyez, mes enfants, cesmanuscrits racontent l’histoire de notre famille plébéienne depuisprès de deux mille ans ; aussi cette histoire pourrait-elles’appeler l’histoire du peuple, de ses vicissitudes, de sescoutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de sesexcès, parfois même de ses crimes ; car l’esclavage,l’ignorance et la misère dépravent souvent l’homme en le dégradant.Mais, grâce à Dieu, dans notre famille les mauvaises actions ontété rares, tandis que nombreux ont été les traits de patriotisme etd’héroïsme de nos aïeux, GAULOIS et GAULOISES, pendant leur longuelutte contre la conquête des Romains et desFranks ! Oui, hommes et femmes… car vous le verrezdans bien des pages de ces récits, les femmes, en dignes filles dela Gaule, ont rivalisé de dévouement, de vaillance ! Aussiplusieurs de ces figures touchantes ou héroïques resteront chérieset glorifiées dans votre mémoire comme les saints de notre légendedomestique… Un dernier mot sur la langue employée dans cesmanuscrits… Vous le savez, mes enfants, votre mère et moi, nousvous avons toujours donné, dès votre plus bas âge, une bonne denotre pays, afin que vous apprissiez à parler le breton en mêmetemps que le français ; aussi, votre mère et moi, nous vousavons toujours entretenus dans l’habitude de cette langue en nousen servant souvent avec vous ?…

– Oui, mon père…

– Eh bien, mon enfant, – ditM. Lebrenn à son fils, – en t’apprenant le breton, j’avaissurtout en vue, suivant d’ailleurs une tradition de notre famille,qui n’a jamais abandonné sa langue maternelle, de te mettre à mêmede lire ces manuscrits.

– Ils sont donc écrits en languebretonne, père ? – demanda Velléda.

– Oui, enfants ; car la languebretonne n’est autre que la langue celtique ou gauloise, qui separlait dans toute la Gaule avant les conquêtes des Romains et desFranks. Sauf quelques altérations causées par les siècles, elles’est à peu près conservée dans notre Bretagne jusqu’à nosjours[24] ; car, de toutes les provinces dela Gaule, la Bretagne est la dernière qui se soit soumise aux roisfrancks, issus de la conquête… Oui… et ne l’oublions jamais, cettefière et héroïque devise de nos pères asservis, dépouillés parl’étranger : « Il nous reste notre nom, notre langue,notre foi… » Or, mes enfants, depuis deux mille ans delutte et d’épreuves, notre famille a conservé son nom, sa langue etsa foi ; car nous nous appelons Lebrenn, nous parlonsgaulois, et je vous ai élevés dans la foi de nos pères, dans cettefoi à l’immortalité de l’âme et à la continuité de l’existence, quinous fait regarder la mort comme un changement d’habitation, riende plus…[25] foi sublime, dont la moralité,enseignée par les druides, se résumait par des préceptes tels queceux-ci : « Adorer Dieu. Ne point faire le mal.Exercer la générosité. Celui-là est pur et saint qui fait desœuvres célestes et pures. »… Ainsi donc, mes amis,conservons, comme nos aïeux, notre nom, notre langue, notrefoi.

– À cet engagement nous ne faillironspas, mon père ! – répondit Velléda.

– Nous ne montrerons ni moins de courageni moins de persistance que nos ancêtres, – ajouta Sacrovir. –Ah ! quelle émotion sera la mienne lorsque je lirai cescaractères vénérés qu’ils ont tracés !… Mais l’écriture de lalangue celtique ou gauloise est-elle donc tout à fait la même quel’écriture bretonne, que nous avons l’habitude de lire,père ?

– Non, mon enfant ; depuis nombre desiècles l’écriture gauloise, qui était d’abord la même que celledes Grecs[26], s’est peu à peu modifiée par le temps,et est tombée en désuétude ; mais mon grand-père, ouvrierimprimeur, aussi obscur qu’érudit et lettré, a traduit en écriturebretonne moderne tous les manuscrits écrits en gaulois. Grâce à cetravail, tu pourras donc lire ces manuscrits aussi couramment quetu lis ces légendes si aimées de notre brave Gildas, et qui,composées il y a huit ou neuf cents ans, courent encore nosvillages de Bretagne, imprimées sur papier gris.

– Mon père, – dit Sacrovir, – unequestion encore… Notre famille a-t-elle donc pendant tant desiècles toujours habité la Bretagne ?

– Non… pas toujours, ainsi que tu leverras par ces récits… La conquête, les guerres, les rudes etdifférentes vicissitudes auxquelles était soumise, dans cestemps-là, une famille comme la nôtre, ont souvent forcé nos pèresde quitter le pays natal, tantôt parce qu’ils étaient traînésesclaves ou prisonniers dans d’autres provinces, tantôt pouréchapper à la mort, tantôt pour gagner leur pain, tantôt pour obéirà des lois étranges, tantôt par suite des hasards du sort ;mais il est bien peu de nos ancêtres qui n’aient accompli une sortede pieux pèlerinage, que j’ai accompli moi-même, et que tuaccompliras à ton tour le 1er janvier de l’année quisuivra ta majorité, c’est-à-dire le 1er janvierprochain.

– Pourquoi particulièrement ce jour,père ?

– Parce que le premier jour de chaquenouvelle année a toujours été dans les Gaules un jour solennel.

– Et ce pèlerinage, quelest-il ?

– Tu iras aux pierres druidiques deKARNAC, près d’Auray.

– On dit, en effet, mon père, que cetassemblage de gigantesques blocs de granit, que l’on voit encore denos jours alignés d’une façon mystérieuse, remontent à la plushaute antiquité ?

– Il y a deux mille ans et plus, monenfant, que l’on ignorait déjà à quelle époque, perdue dans la nuitdes temps, les pierres de Karnak avaient été ainsidisposées.

– Ah ! père ! on éprouve unesorte de vertige en songeant à l’âge que doivent avoir ces pierresmonumentales.

– Dieu seul le sait, mes amis ! etsi l’on juge de leur durée à venir par leur durée passée, desmilliers de générations se succéderont encore devant ces monumentsgigantesques, qui défient les âges, et sur lesquels les regards denos pères se sont tant de fois arrêtés de siècle en siècle avec unpieux recueillement.

– Et pourquoi faisaient-ils cepèlerinage, père ?

– Parce que le berceau de notre famille,les champs et la maison du premier de nos aïeux dont ces manuscritsfassent mention, étaient situés près des pierres de Karnak ;car, tu le verras, cet aïeul, nommé Joel, en Brenn an Lignez anKarnak, ce qui signifie, tu le sais, en breton :Joel, le chef de la tribu de Karnak[27],cet aïeul était chef ou patriarche, élu par sa tribu, ou par sonclan, comme disent les Écossais…

– De sorte, – dit Georges Duchêne, – quenotre nom, mon père, le nom de Brenn, signifiechef ?

– Oui, mon ami, cette appellationhonorifique, jointe au nom individuel de chacun, au nom de baptême,comme on a dit, depuis le christianisme, s’est, par le temps,changée en nom de famille ; car l’usage des noms de famille necommence guère à se répandre généralement dans les famillesplébéiennes que vers le quatorzième ou le quinzième siècle. Ainsi,dans les premiers âges, on a appelé, par exemple, le fils dupremier de nos aïeux dont je vous ai parlé : Guilhern, mabeus an Brenn[28],Guilhern, fils du chef, puis Kirio, petit-fils duchef, etc., etc. Mais avec les siècles, les mots petit-fils etarrière-petit-fils ont été supprimés, et l’on n’a plus ajouté aumot Brenn, devenu par corruption Lebrenn, que lenom de baptême. Ainsi presque tous les noms empruntés à uneprofession, tels que M. Charpentier,M. Serrurier, M. Boulanger,M. Tisserand, M. Meunier, etc., etc.,ont eu presque toujours pour origine une profession manuelle, dontla désignation s’est transformée, avec le temps, en nom defamille[29]. Ces explications vous semblerontpeut-être puériles, et pourtant elles constatent un fait grave etdouloureux : l’absence du nom de famille chez nos frères dupeuple… Hélas ! tant qu’ils ont été esclaves ou serfs,pouvaient-ils avoir des noms, eux qui ne s’appartenaient pas ?leur maître leur donnait des noms bizarres ou grotesques, de mêmequ’on donne un nom de fantaisie à un cheval ou à un chien ;puis l’esclave vendu à un autre maître, on l’affublait d’un autrenom… Mais, vous le verrez, à mesure que ces opprimés, grâce à leurlutte énergique, incessante, arrivent à une condition moinsservile, la conscience de leur dignité d’homme se développedavantage ; et lorsqu’ils purent enfin avoir un nom àeux et le transmettre à leurs enfants, obscur, mais honorable,c’est que déjà ils n’étaient plus esclaves ni serfs, quoique encorebien malheureux… La conquête du nom propre, du nom defamille, en raison des devoirs qu’il impose et des droitsqu’il donne, a été l’un des plus grands pas de nos aïeux vers uncomplet affranchissement… Un dernier mot, au sujet des manuscritsque nous allons lire. Vous y trouverez un admirable sentiment de lanationalité gauloise et de sa foi religieuse, sentiment d’autantplus indomptable, d’autant plus exagéré peut-être, que la conquêteromaine et franque s’appesantissait davantage sur ces hommes et surces femmes héroïques, si fiers de leur race, et poussant le méprisde la mort jusqu’à une grandeur surhumaine… Admirons-les,imitons-les, dans cet ardent amour du pays, dans cette inexorablehaine de l’oppression, dans cette croyance à la perpétuitéprogressive de la vie, qui nous délivre du mal de la mort…Mais tout en glorifiant pieusement le passé, continuons, selon lemouvement de l’humanité, de marcher vers l’avenir… N’oublions pasqu’un nouveau monde avait commencé avec le christianisme… Sansdoute son divin esprit de fraternité, d’égalité, de liberté, a étéoutrageusement renié, refoulé, persécuté, dès les premiers siècles,par la plupart des évêques catholiques, possesseurs d’esclaves etde serfs, gorgés de richesses subtilisées aux Francs conquérants,en retour de l’absolution de leurs crimes abominables, que leurvendait le haut clergé… Sans doute, nos pères esclaves, voyant laparole évangélique étouffée, impuissante à les affranchir, ontfait, comme on dit, leurs affaires eux-mêmes, se sont soulevés enarmes contre la tyrannie des conquérants, et presque toujours,ainsi que vous allez en avoir la preuve, là où le sermon avaitéchoué, l’insurrection obtenait des concessions durables, selon cesage axiome de tous les temps : Aide-toi… le cielt’aidera… Mais enfin, malgré l’Église catholique, apostoliqueet romaine, le souffle chrétien a passé sur le monde ; il lepénètre de plus en plus de cette chaleur douce et tendre, dontmanquait, dans sa sublimité, la foi druidique de nos aïeux, qui,ainsi rajeunie, complétée, doit prendre une sève nouvelle… Sansdoute encore il a été cruel pour nous, conquis, de perdre jusqu’aunom de notre nationalité, de voir imposer à cette antique etillustre Gaule le nom de France, par une horde deconquérants féroces… Aussi, chose remarquable, lors de notrepremière révolution la réaction contre les souvenirs de la conquêteet de ces rois de prétendu droit divin, fut si profondémentnationale, que des citoyens ont maudit jusqu’au nomFrançais[30], trouvant (et c’était à un certainpoint de vue aussi logique que patriotique), trouvant odieux etstupide de conserver ce nom au jour de la victoire et aprèsquatorze siècles de lutte contre ces rois et cette race étrangèrequi nous l’avaient infligé comme le stigmate de laconquête !…

– Cela me rappelle mon pauvre grand-père,– reprit Georges en souriant, – me disant qu’il n’était plus fierdu tout d’être Français depuis qu’il savait porter le nom desbarbares, des cosaques, qui nous avaient dépouillés etasservis.

– Moi, je conçois parfaitement, – repritSacrovir, – que l’on revendique ce vieux et illustre nom de Gaulepour notre pays !

– Certes, – reprit M. Lebrenn, – larépublique gauloise sonnerait non moins bien à mesoreilles que la république française ; mais, d’abord, notrepremière et immortelle république a, ce me semble, suffisammentpurifié le nom français de ce qu’il avait de monarchique en leportant si haut et si loin en Europe ; et puis, voyez-vous,mes amis, – ajouta le marchand en souriant, – il en est de cettebrave Gaule comme de ces femmes héroïques qui s’illustrent sous lenom de leur mari… quoique le mariage de la Gaule avec le Franc aitété singulièrement forcé.

– Je comprends cela, père, – dit Vellédasouriant aussi. – De même que beaucoup de femmes signent leur nomde famille à côté de celui qu’elles tiennent de leur mari, toutesles admirables choses accomplies par notre héroïne, sous un nom quin’était pas le sien, doivent être signées : FRANCE,née GAULE…

– Rien de plus juste que cettecomparaison, – ajouta madame Lebrenn. – Notre nom a pu changer,notre race est restée notre race…

– Maintenant, – reprit M. Lebrenn avecémotion. – vous êtes initiés à la tradition de famille qui a fondénos archives plébéiennes ; vous prenez l’engagement solennelde les continuer, et d’engager vos enfants à les continuer ?…Toi, mon fils, et toi, ma fille, à défaut de lui, vous me jurezd’écrire avec sincérité vos faits et vos actes, justes ou injustes,louables ou mauvais, afin qu’au jour où vous quitterez cetteexistence pour une autre, ce récit de votre vie vienne augmentercette chronique de famille, et que l’inexorable justice de nosdescendants estime ou mésestime notre mémoire selon que nous auronsmérité…

– Oui, père… nous te lejurons !…

– Eh bien, Sacrovir, aujourd’hui que tuas accompli ta vingt-et-unième année, tu peux, selon notretradition, lire ces manuscrits… Cette lecture, nous la ferons dèsaujourd’hui, chaque soir, en commun ; et pour que Georgespuisse y participer, nous la traduirons en français.

**

*

Et ce même soir, M. Lebrenn, sa femme, safille et Georges s’étant réunis, Sacrovir Lebrenn commença ainsi lalecture du premier manuscrit, intitulé :

LA FAUCILLE D’OR.

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