Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 6

 

Comment le marchand de toile, qui n’étaitpoint sot, fit-il le simple homme au vis-à-vis du comte dePlouernel, et ce qu’il en advint. – Comment le colonel reçutl’ordre de se mettre à la tête de son régiment parce que l’oncraignait une émeute dans la journée.

 

M. Lebrenn était si absorbé dans sespensées, qu’il tressaillit comme en sursaut lorsqueM. de Plouernel entra dans le salon.

Malgré son empire sur lui-même, le marchand detoile ne put s’empêcher de trahir une certaine émotion en setrouvant face à face avec le descendant de cette ancienne famille.Ajoutons enfin que M. Lebrenn avait été instruit par Jeanikedes fréquentes stations du colonel devant les carreaux dumagasin ; mais, loin de paraître soucieux ou irrité,M. Lebrenn prit un air de bonhomie naïve et embarrassée, queM. de Plouernel attribuait à la respectueuse déférencequ’il devait inspirer à ce citadin de la rue Saint-Denis.

Le comte, s’adressant donc au marchand avec unaccent de familiarité protectrice, lui montra du geste un fauteuilen s’asseyant lui-même, et dit :

– Ne restez pas ainsi debout, mon chermonsieur… asseyez-vous, je l’exige…

– Ah ! monsieur, – ditM. Lebrenn en saluant d’un air gauche, – vous me faiteshonneur, en vérité…

– Allons, allons, pas de façon, mon chermonsieur, – reprit le comte, et il ajouta d’un ton interrogatif, –mon cher monsieur… Lebrenn… je crois ?

– Lebrenn, – répondit le marchand ens’inclinant, – Lebrenn, pour vous servir.

– Eh bien donc, j’ai eu le plaisir devoir hier la chère madame Lebrenn, et de lui parler d’un achatconsidérable de toile que je désire faire pour mon régiment.

– Bien heureux nous sommes, monsieur, quevous ayez honoré notre pauvre boutique de votre achalandage… Aussi,je viens savoir combien il vous faut de mètres de toile, et dequelle qualité vous la désirez. Voici des échantillons, –ajouta-t-il en fouillant d’un air affairé dans la poche de sonpaletot. – Si vous voulez choisir… je vous dirai le prix, monsieur…le juste prix… le plus juste prix…

– C’est inutile, cher monsieurLebrenn ; voici en deux mots ce dont il est question :j’ai quatre cent cinquante dragons ; il me faut une remonte dequatre cent cinquante chemises de bonne qualité ; vous vouschargerez de plus de me les faire confectionner. Le prix que vousfixerez sera le mien ; car vous sentez, cher monsieur Lebrenn,que je vous sais la crème des honnêtes gens !

– Ah ! monsieur…

– La fleur des pois des marchands detoile.

– Monsieur… monsieur… vous meconfusionnez ; je ne mérite point…

– Vous ne méritez pas ! Allons donc,cher monsieur Lebrenn, vous méritez beaucoup, au contraire…

– Je ne saurais, monsieur, disputer ceciavec vous. Pour quelle époque vous faudra-t-il cettefourniture ? – demanda le marchand en se levant. – Si c’est untravail d’urgence, la façon sera un peu plus chère.

– Faites-moi donc d’abord le plaisir devous rasseoir, mon brave ! et ne partez pas ainsi comme untrait… Qui vous dit que je n’aie pas d’autres commandes à vousfaire ?

– Monsieur, pour vous obéir je siéraidonc… Et pour quelle époque vous faudra-t-il cettefourniture ?

– Pour la fin du mois de mars.

– Alors, monsieur, les quatre centcinquante chemises de très-bonne qualité coûteront sept francspièce.

– Eh bien ! d’honneur, c’esttrès-bon marché, cher monsieur Lebrenn… Voilà, je l’espère, uncompliment que les acheteurs ne font pas souvent, hein ?

– Non, point très-souvent, il est vrai,monsieur. Mais vous m’aviez parlé d’autres fournitures ?

– Diable, mon cher, vous ne perdez pas lacarte… Vous pensez au solide.

– Eh ! eh ! monsieur… on estmarchand, c’est pour vendre…

– Et, dans ce moment-ci, vendez-vousbeaucoup ?

– Hum… hum !… couci… couci…

– Vraiment ! couci… couci ? Ehbien, tant pis, tant pis, cher monsieur Lebrenn. Cela doit vouscontrarier… car vous devez être père de famille ?

– Vous êtes bien bon, monsieur… J’ai unfils.

– Et vous l’élevez pour voussuccéder ?

– Oui-dà, monsieur ; il est àl’École centrale du commerce.

– À son âge ? ce brave garçon !Et vous n’avez qu’un fils, cher monsieur Lebrenn ?

– Sauf respect de vous contredire,monsieur ; j’ai aussi une fille…

– Aussi une fille ! ce cher Lebrenn.Si elle ressemble à la mère… elle doit être charmante…

– Eh ! eh… elle est grandelette… etgentillette…

– Vous devez en être bien fier. Allons,avouez-le.

– Trédame ! je ne dis point non,monsieur ! point non je ne dis.

C’est étonnant (pensaM. de Plouernel), ce bonhomme a une manière de parlersingulièrement surannée ; il faut que ce soit de traditiondans la rue Saint-Denis ; il me rappelle le vieil intendantRobert, qui m’a élevé, et qui parlait comme les gens de l’autresiècle.

Puis le comte reprit tout haut :

– Mais, parbleu, j’y pense : il fautque je fasse une surprise à la chère madame Lebrenn.

– Monsieur, elle est votre servante.

– Figurez-vous que j’ai le projet dedonner prochainement dans la grande cour de ma caserne uncarrousel, où mes dragons feront toutes sortes d’exercicesd’équitation : il faut me promettre de venir, un dimanche,assister à une répétition avec la chère madame Lebrenn ; et ensortant de là, accepter sans façon, une petite collation.

– Ah ! monsieur, c’est tropd’honneur pour nous…… Je suis confus…

– Allons donc, mon cher, vous plaisantez.Est-ce convenu ?

– Je pourrai amener mon garçon ?

– Parbleu !…

– Et ma fille aussi ?

– Pouvez-vous, cher monsieur Lebrenn, mefaire une pareille question ?…

– Vrai, monsieur ? vous ne trouverezpoint mauvais que ma fille ?…

– Mieux que cela… une idée, mon cher, uneexcellente idée !

– Voyons, monsieur.

– Vous avez entendu parler des ancienstournois ?

– Des tournois ?…

– Oui, du temps de la chevalerie.

– Faites excuses, monsieur ; debonnes gens comme nous…

– Eh bien, cher monsieur Lebrenn, autemps de la chevalerie il y avait des tournois, et dans cestournois plusieurs de mes ancêtres, que vous voyez là, – et ilmontra les portraits, – ont autrefois combattu.

– Ouais ! ! – fit le marchand,feignant la surprise et suivant du regard le geste du colonel, – cesont là messieurs vos ancêtres ?… Aussi, je me disais :Il y a quelque chose comme un air de famille.

– Vous trouvez ?

– Je le trouve, monsieur… pardon de laliberté grande…

– N’allez-vous pas vous excuser ?…Pour Dieu ! ne soyez donc pas ainsi toujours formaliste, moncher… Je vous disais donc que dans ces tournois il y avait ce qu’onappelait la reine de beauté ; elle distribuait lesprix au vainqueur… Eh bien, il faut que ce soit votre charmantefille qui soit la reine de beauté du carrousel que je veux donner…elle en est digne à tous égards.

– Ah ! monsieur, c’est trop, non,c’est trop. Et puis ne trouvez-vous point que pour une jeune fille…être comme cela… en vue… et au vis-à-vis de messieurs vos dragons…c’est un peu… pardon de la liberté grande… mais un peu… commentvous dirai-je cela ?… un peu…

– N’ayez donc pas de ces scrupules, chermonsieur Lebrenn ; les plus nobles dames étaient autrefoisreines de beauté dans les tournois, elles donnaient même un baiserau vainqueur.

– Je conçois… elles avaient l’habitude…tandis que ma fille… voyez-vous… dam… ça a dix-huit ans, et c’estélevé… à la bourgeoise…

– Rassurez-vous ; je n’ai pas uninstant songé à ce que votre charmante fille donnât un baiser auvainqueur.

– Voire ! monsieur… que debontés !… et si vous daignez permettre que ma fille n’embrassepoint…

– Mais cela va sans dire, mon cher… Queparlez-vous de ma permission ? je suis déjà trop heureux devous voir accepter mon invitation, ainsi que votre aimablefamille.

– Ah ! monsieur, tout l’honneur estde notre côté.

– Pas du tout, il est du mien.

– Nenni, monsieur, nenni ! c’esttrop de bonté à vous. Je vois bien, moi, l’honneur que vous vouleznous faire.

– Que voulez-vous, mon cher, il y a commecela des figures… qui vous reviennent tout de suite ; et puisje vous ai trouvé si honnête homme au sujet de votrefourniture…

– C’est tout en conscience, monsieur,tout en conscience.

– … Que je me suis dit tout desuite : Ce doit être un excellent homme que ce braveLebrenn ; je voudrais lui être agréable, et même l’obliger, sije pouvais.

– Ah ! monsieur, je ne sais où memettre.

– Tenez, vous m’avez dit tout à l’heureque les affaires allaient mal… voulez-vous que je vous payed’avance votre fourniture ?…

– Nenni, monsieur, c’est inutile.

– Ne vous gênez pas ! parlezfranchement… la somme est importante… Je vais vous donner un bon àvue sur mon banquier.

– Je vous assure, monsieur, que je n’aipoint besoin d’avances.

– Les temps sont si durs, cependant…

– Bien durs, sont les temps, il est vrai,monsieur ; il faut en espérer de meilleurs.

– Tenez, cher monsieur Lebrenn, – dit lecomte en montrant au marchand les portraits qui ornaient le salon,– le temps où vivaient ces braves seigneurs, c’était là le bontemps !…

– Vraiment, monsieur ?…

– Et qui sait ?… peut-êtrereviendra-t-il, ce bon temps…

– Oui-dà… Vous croyez ?

– Un autre jour nous parlerons politique…car vous parlez peut-être politique ?

– Monsieur, je ne me permettrais pointcela ; vous concevez, un marchand…

– Ah ! mon cher, vous êtes un hommedu bon vieux temps, vous, à la bonne heure… Que vous avez doncraison de ne pas parler politique ! c’est cette sotte maniequi a tout perdu ; car dans ce bon vieux temps dont je vousparle, personne ne raisonnait : le roi, le clergé, la noblessecommandaient, tout le monde obéissait sans mot dire.

– Trédame ! C’était pourtant biencommode, monsieur !

– Parbleu !

– Si je vous comprends, monsieur, le roi,les prêtres, les seigneurs, disaient : Faites… et l’onfaisait ?

– C’est cela même.

– Payez… et l’on payait ?

– Justement.

– Allez… et on allait ?

– Eh ! mon Dieu !oui !

– Enfin, tout comme à l’exercice : àdroite, à gauche ! en avant ! halte !… On n’avaitpoint le souci de vouloir ceci ou cela ; le roi, les seigneurset le clergé se donnaient la peine de vouloir pour vous… et l’on achangé cela, et l’on a changé cela ! ! !…

– Heureusement il ne faut désespérer derien, cher monsieur Lebrenn.

– Que le bon Dieu vous entende ! –dit le marchand en se levant et saluant. – Monsieur, je suis votreserviteur.

– Ah ça, à dimanche… pour le carrousel,mon cher… vous viendrez… en famille… c’est convenu.

– Certainement, monsieur, certainement…ma fille ne manquera point à la fête… puisqu’elle doit être lareine de… de ?…

– Reine de beauté, mon cher ! cen’est pas moi qui lui assigne ce rôle… C’est la nature !

– Ah ! monsieur, si vous lepermettiez ?…

– Quoi donc ?

– Ce que vous venez de dire là de sigalant pour ma fille ? je le lui répéterais de votrepart ?

– Comment donc, mon cher !non-seulement je vous y autorise, mais je vous en prie ;j’irai d’ailleurs rappeler, sans façon, mon invitation à la chèremadame Lebrenn et à sa charmante fille.

– Ah ! monsieur… les pauvres femmes…elles seront si flattées du bien que vous nous voulez… Je ne vousparle point de moi… l’on me donnerait la croix d’honneur que je neserais pas plus glorieux.

– Ce brave Lebrenn, il est ravissant.

– Serviteur, monsieur… serviteur de toutmon cœur, – dit le marchand en s’éloignant.

Cependant, au moment où il atteignait laporte, il parut se raviser, se gratta l’oreille et revint versM. de Plouernel.

– Eh bien ! qu’est-ce, moncher ? – dit le comte, surpris de ce retour ; qu’ya-t-il ?

– Il y a, monsieur, – poursuivit lemarchant en se grattant toujours l’oreille, – il y a que j’ai commeune idée… pardon de la liberté grande…

– Parbleu, à votre aise. Pourquoi doncn’auriez-vous pas d’idées… tout comme un autre ?

– C’est vrai, monsieur ; parfois lespetits tout comme les grands n’en chevissent point…d’idées.

– N’en chevissent point… quelest ce diable de mot-là ?

– Un honnête vieux mot, monsieur, quiveut dire manquer ; Molière l’emploie souvent.

– Comment, Molière ? – dit le comtesurpris ; – vous lisez Molière, mon cher ? En effet, jeremarquais tout à l’heure, à part moi, que vous vous serviezsouvent du vieux langage.

– Je m’en vas vous dire pourquoi cela,monsieur : quand j’ai vu que vous me parliez environ comme donJuan parle à monsieur Dimanche, ou Dorante à monsieur Jourdain…

– Qu’est-ce à dire ? – s’écriaM. de Plouernel de plus en plus surpris, et commençant àse douter que le marchand n’était pas si simple qu’il paraissait, –que signifie cela ?

– … Alors, moi, – poursuivitM. Lebrenn avec sa bonhomie narquoise, – alors, moi, afin decorrespondre à l’honneur que vous me faisiez, monsieur, j’ai pris àmon tour le langage de monsieur Dimanche ou de monsieur Jourdain…pardon de la liberté grande… Mais, pour revenir à mon idée… m’estavis, selon mon petit jugement, monsieur, m’est avis que vous neseriez pas fâché de prendre ma fille pour maîtresse…

– Comment ! – s’écria le comte toutà fait décontenancé par cette brusque apostrophe ; – je nesais pas… je ne comprends pas ce que vous voulez dire…

– Voire ! monsieur… je ne suis qu’unbonhomme… je vous parle ainsi selon mon petit jugement.

– Votre petit jugement !… votrepetit jugement !… mais il vous sert fort mal, monsieur ;car, d’honneur, vous êtes fou ; votre idée n’a pas le senscommun.

– Vraiment ? ah bien, tantmieux !… Je m’étais dit, suivez bien, s’il vous plaît, monpetit raisonnement… je m’étais dit : Je suis un bon bourgeoisde la rue Saint-Denis, je vends de la toile, j’ai une joliefille ; un jeune seigneur… (car il paraît que nous revenons autemps des jeunes seigneurs) un jeune seigneur a vu ma fille, il ena envie ; il me fait une grosse commande, il ajoute des offresde service, et, sous ce prétexte…

– Monsieur Lebrenn… je ne souffre pascertaines plaisanteries de certaines gens…

– D’accord… mais suivez bien toujours,s’il vous plaît, mon petit raisonnement… Ce jeune seigneur, medis-je, me propose de donner un carrousel en l’honneur des beauxyeux de ma fille, de venir souvent nous voir, à seule fin, enfaisant ainsi le bon prince, de parvenir à suborner mon enfant.

– Monsieur, – s’écria le comte devenantpourpre de dépit et de colère, – de quel droit vous permettez-vousde me supposer de pareilles intentions ?

– À la bonne heure, monsieur, voilà quiest parler ; ce n’est point vous, n’est-ce pas, qui auriezimaginé un projet non-seulement indigne, mais énormémentridicule.

– Assez, monsieur… assez !

– Bien ! bien ! ce n’est pointvous… c’est entendu, et j’en suis tout aise… sans cela j’auraisété, voyez-vous, forcé de vous dire humblement, révérencieusement,ainsi qu’il sied à un pauvre homme de ma sorte : Pardon de laliberté grande, mon jeune seigneur ; mais, voyez-vous, l’on neséduit plus comme cela les filles des bons bourgeois ; depuisune cinquantaine d’années, ça ne se fait plus, mais plus du tout,du tout… Monsieur le duc ou monsieur le marquis appellent bienencore familièrement les bourgeois et les bourgeoises de la rueSaint-Denis cher monsieur… Chose… cher madame… Chose…regardant, par vieille habitude de race, la bourgeoisie comme uneespèce inférieure ; mais, trédame ! aller plus loin, neserait point du tout prudent ! Les bourgeois de la rueSaint-Denis n’ont plus peur, comme autrefois, des lettres de cachetet de la Bastille… et si monsieur le marquis ou monsieur le ducs’avisaient de leur manquer de respect… à eux ou à leur famille…ouais… les bourgeois de la rue Saint-Denis pourraient bien rosser…pardon de la liberté grande… je dis rosser d’importance monsieur lemarquis ou monsieur le duc…

– Mordieu ! monsieur ! –s’écria le colonel, qui s’était contenu à peine et pâlissait decourroux, – est-ce une menace ?

– Non, monsieur, – dit M. Lebrenn enquittant son accent de bonhomie narquoise pour prendre un ton digneet ferme, – non, monsieur, ce n’est pas une menace… c’est uneleçon.

– Une leçon ! – s’écriaM. de Plouernel pâle de colère, – une leçon ! àmoi !…

– Monsieur !… malgré vos préjugés derace… vous êtes homme d’honneur… jurez-moi sur l’honneur qu’entâchant de vous introduire chez moi, qu’en me faisant des offres deservice, votre intention n’était pas de séduire ma fille !…Oui, jurez-moi cela, et je retire ce que j’ai dit.

M. de Plouernel, très-embarrassé del’alternative qu’on lui posait, rougit, baissa les yeux, devant leregard perçant du marchand, et resta muet.

– Ah ! – reprit M. Lebrenn avecamertume, – ils sont incorrigibles ; ils n’ont rien oublié…rien appris… nous sommes encore pour eux les vaincus, les conquis,la race sujette…

– Monsieur !…

– Eh ! monsieur, je le saisbien ! nous ne sommes plus au temps où, après avoir violentémon enfant, vous m’auriez fait battre de verges et pendre à laporte de votre château, ainsi que cela se faisait et que l’a fait àun de mes aïeux ce seigneur que voici…

Et du geste M. Lebrenn désigna un desportraits, à la profonde surprise de M. de Plouernel.

– Mais il vous a paru tout simple, –ajouta le marchand, – de vouloir prendre ma fille pour maîtresse…Je ne suis plus votre esclave, votre serf, votre vassal, votremain-mortable… mais, tranchant du bon prince, vous me faitesasseoir par grâce, et me dites dédaigneusement : Cher monsieurLebrenn. Il n’y a plus de comtes, mais vous portez votre titre etvos armoiries de comte ! L’égalité civile est déclarée ;mais rien ne vous semblerait plus monstrueux, que de marier votrefille ou votre sœur à un bourgeois ou à un artisan, si grands quesoient leur mérite et leur moralité… M’affirmez-vous lecontraire ?… Non ; vous me citerez une exceptionpeut-être, et elle sera une nouvelle preuve qu’il existe toujours àvos yeux des mésalliances… Puérilités, dites-vous ; certes,puérilités… mais, quel grave symptôme que d’attacher par traditiontant d’importance à ces puérilités !… aussi, vous et lesvôtres, soyez demain tout-puissants dans l’État, et fatalement,forcément, vous voudrez, comme sous la restauration, peu à peu,rétablir vos anciens privilèges, qui de puérils deviendraient alorsodieux, honteux, écrasants pour nous, comme ils l’ont été pour nospères pendant tant de siècles.

M. de Plouernel avait été sistupéfait du changement de ton et de langage du marchand, qu’il nel’avait pas interrompu ; il reprit alors avec une hautaineironie :

– Et sans doute, monsieur, la moralité dela belle leçon d’histoire que vous me faites la grâce de me donner,en votre qualité de marchand de toile, probablement, est qu’il fautmettre les prêtres et les nobles à la lanterne… comme aux beauxjours de 93 ? et marier nos filles au premier goujatvenu ?

– Ah ! monsieur, – reprit lemarchand avec une tristesse pleine de dignité, – ne parlons pas dereprésailles ; oubliez ce que vos pères ont souffert pendantces formidables années… j’oublierai, moi, ce que nos pères à nousont souffert grâce aux vôtres, non pendant quelque années,mais durant QUINZE SIÈCLES DE TORTURES… Mariez vos filles et vossœurs comme vous l’entendrez, c’est votre droit, croyez auxmésalliances, cela vous regarde ; ce sont des faits je lesconstate ; et comme symptôme, je le répète, ils sont graves,ils prouvent que pour vous il y a, il y aura toujours… deuxraces.

– Et quand cela serait, monsieur, quevous importe ?

– Diable ! mais cela nous importebeaucoup, monsieur : la sainte-alliance, le droit divin etabsolu, le parti prêtre et l’aristocratie de naissance,tout-puissants, telles sont les conséquences forcées de cettecroyance qu’il y a deux races, une supérieure, une inférieure,l’une faite pour commander, l’autre pour obéir et souffrir…

M. de Plouernel, se rappelantl’entretien qu’il venait d’avoir avec son oncle le cardinal, netrouva rien à répondre.

– Vous me demandez la moralité de cetteleçon d’histoire ?… la voici, monsieur… – reprit le marchand.– Comme je suis fort jaloux des libertés que nos pères nous ontconquises au prix de leur sang, de leur martyre… comme je ne veuxplus être traité en vaincu ; tant que votre parti reste dansla légalité, je vote contre lui, en ma qualité d’électeur… maislorsque, comme en 1830, votre parti sort de la légalité, afin denous ramener, selon son idée fixe, au gouvernement du bon plaisiret des prêtres, c’est-à-dire au gouvernement d’avant 89… jedescends dans la rue… pardon de la liberté grande, et je tire descoups de fusil à votre parti.

– Et il vous en rend !

– Parfaitement bien… car j’ai eu le brascassé en 1830 par une balle suisse… Mais voyons, monsieur, pourquoila bataille ? toujours la bataille ! toujours du sang, etde brave sang… versé des deux côtés ? Pourquoi toujours rêverun passé qui n’est plus, qui ne peut plus être ? Vous nousavez vaincus, spoliés, dominés, exploités, torturés quinze sièclesdurant ! n’est-ce donc point assez ? Est-ce que nouspensons à notre tour vous opprimer ? Non, non… mille fois non…la liberté nous a coûté trop cher à conquérir, nous en savons trople prix, pour attenter à celle des autres. Mais, quevoulez-vous ? depuis 89, vos alliances avec l’étranger, laguerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentativescontre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre,tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite etexaspère les gens d’action. Encore une fois, à quoi bon ?Est-ce que jamais l’humanité a rétrogradé… non, monsieur, jamais…Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal ; maisc’est fini du droit divin et de vos privilèges… prenez-en doncvotre parti… Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, denouveaux désastres ; car, je vous le dis, l’avenir estrépublicain.

La voix, l’accent de M. Lebrenn étaientsi pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu,mais touché de ces paroles ; son indomptable fierté de raceluttait contre son désir d’avouer au marchand qu’il lereconnaissait au moins pour un généreux adversaire.

À ce moment, la porte fut brusquement ouvertepar un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui ditd’une voix hâtée en faisant le salut militaire :

– Pardon, mon colonel, d’être entré sansme faire annoncer ; mais l’on vient d’envoyer l’ordre de faireà l’instant monter le régiment à cheval, et de rester en batailledans la cour du quartier ; on craint du bruit pour cesoir…

M. Lebrenn se disposait à quitter lesalon, lorsque M. de Plouernel lui dit :

– Allons, monsieur, du train dont vontles choses, et d’après vos opinions républicaines, il se peut quej’aie l’honneur de vous trouver demain sur une barricade.

– Je ne sais ce qui doit arriver,monsieur, – répondit le marchand ; – mais je ne crains ni nedésire une pareille rencontre.

Puis il ajouta en souriant :

– Je crois, monsieur, qu’il sera bon desurseoir à la fourniture en question ?

– Je le crois aussi, monsieur, – dit lecolonel en faisant un salut contraint à M. Lebrenn, quisortit…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer