Les Mystères du peuple – Tome I

Chapitre 3

 

Combat de Julyan et d’Armel. – Mamm’Margarid abaisse trop tard sa quenouille. – Agonie d’Armel. –Étranges commissions dont on charge le mourant. – Leremplaçant. – La dette payée outre-tombe parRabouzigued. – Armel meurt désolé de n’avoir pas entendu les récitsdu voyageur. – Julyan promet à Armel d’aller les lui raconterailleurs. – L’étranger commence ses récits. – Histoired’Albrège, la Gauloise des bords du Rhin. –Margarid raconte à son tour l’histoire de son aïeuleSiomara et d’un officier romain aussi débauchéqu’avaricieux. – L’étranger fait de sévères reproches à Joel surson amour pour les contes, et lui dit que le moment est venu deprendre la lance et l’épée.

 

La nombreuse famille de Joel, rangée endemi-cercle à l’extrémité de la grande salle, attendait la lutteavec impatience, tandis que Mamm’ Margarid, ayant l’étranger à sadroite, Joel à sa gauche, et deux des plus petits enfants sur sesgenoux, levant sa quenouille, donna le signal du combat, de mêmequ’en l’abaissant elle devait donner le signal de le cesser.

Julyan et Armel se mirent nus jusqu’à laceinture ; ne gardant que leurs braies, ils seserrèrent de nouveau la main, se passèrent au bras gauche unbouclier de bois, recouvert de peau de veau marin, s’armèrent d’unlourd sabre de cuivre[74], etfondirent l’un sur l’autre avec impétuosité, de plus en plus animéspar la présence de l’étranger, aux yeux duquel ils étaient jalouxde faire valoir leur adresse et leur courage. L’hôte de Joelsemblait plus content qu’aucun autre de cette annonce de combat, etsa figure paraissait à tous encore plus mâle et plus fière.

Julyan et Armel étaient aux prises :leurs yeux ne brillaient pas de haine, mais d’une fièreoutre-vaillance ; ils n’échangeaient pas de parolesde colère, mais d’amicale joyeuseté, tout en se portant des coupsterribles, et parfois mortels, s’ils n’eussent été évités avecadresse. À chaque estocade brillamment portée ou dextrement parée,au moyen du bouclier, hommes, femmes et enfants battaient desmains, et, selon les chances du combat, criaient, tantôt :

– Hèr !… hèr[75] !… Julyan !…

– Hèr !… hèr !…Armel !…

De sorte que ces cris, la vue des combattants,le bruit du choc des armes, rappelant même au vieux grand dogue deguerre ses ardeurs de bataille, Deber-Trud, le mangeurd’hommes, poussait des hurlements féroces en regardant son maître,qui de sa main le calmait en le caressant.

Déjà la sueur ruisselait sur les corps jeunes,beaux et robustes de Julyan et Armel, égaux en courage, en vigueur,en prestesse ; ils ne s’étaient pas encore atteints.

– Dépêchons, frère Julyan ! – ditArmel en s’élançant sur son compagnon avec une nouvelleimpétuosité. – Dépêchons pour entendre les beaux récits duvoyageur…

– La charrue ne peut pas aller plus viteque le laboureur, frère Armel, – répondit Julyan.

Et en disant cela, il saisit son sabre à deuxmains, se dressa de toute sa hauteur, et asséna un si furieux coupà son adversaire, que, bien que celui-ci, se jetant en arrière, eûttenté de parer avec son bouclier, le bouclier vola en éclats, et lesabre atteignit Armel à la tempe ; de sorte qu’après s’être uninstant balancé sur ses pieds, il tomba tout de son long sur ledos, tandis que tous ceux qui étaient là, admirant ce beau coup,battaient des mains en criant :

– Hèr !… hèr !…Julyan !…

Et Rabouzigued criait plus fort que lesautres :

– Hèr !… hèr !…

Mamm’ Margarid, après avoir abaissé saquenouille pour annoncer la fin du combat, alla donner ses soins aublessé, tandis que Joel dit à l’inconnu en lui tendant la grandecoupe :

– Ami hôte, tu vas boire ce vieux vin autriomphe de Julyan…

– Je bois au triomphe de Julyan et aussià la vaillante défaite d’Armel ! – répondit l’étranger ;– car le courage du vaincu égale le courage du vainqueur… J’ai vubien des combats ! mais jamais déployer plus de bravoure etd’adresse !… Gloire à ta famille, Joel !… gloire à tatribu !…

– Autrefois, – dit Joel, – ces combats dufestin avaient lieu chez nous presque chaque jour… maintenant ilssont rares, et se remplacent par la lutte ; mais le combat ausabre sent mieux son vieux Gaulois.

Mamm’ Margarid, après avoir examiné le blessé,secoua deux fois la tête, pendant que Julyan soutenait son amiadossé à la muraille ; une des jeunes femmes se hâtad’apporter un coffret rempli de linge, de baume, et contenant unpetit vase rempli d’eau de gui[76]. Le sangcoulait à flots de la blessure d’Armel ; ce sang, étanché parMamm’ Margarid, laissa voir la figure pâle et les yeux demi-clos duvaincu.

– Frère Armel, – lui disait Julyan debonne amitié en se tenant à genoux près de lui, – frère Armel, nefaiblis pas pour si peu… chacun son heure et son jour… Aujourd’huitu es blessé, demain je le serai… Nous nous sommes battus enbraves… L’étranger se souviendra des jeunes garçons de Karnak, etde la famille de Joel, le brenn de la tribu.

Armel, le visage baissé sur sa poitrine, lefront couvert d’une sueur déjà glacée, ne paraissait pas entendrela voix de son ami. Mamm’ Margarid secoua de nouveau la tête, sefit apporter sur une petite pierre des charbons allumés, y jeta del’écorce de gui pulvérisée : une forte vapeur s’éleva descharbons, et Mamm’ Margarid la fit aspirer à Armel. Au bout dequelques instants il ouvrit les yeux, regarda autour de lui commes’il sortait d’un rêve… et dit enfin d’une voix faible :

– L’ange de la mort m’appelle… je vaisaller continuer de vivre ailleurs[77]… Ma mèreet mon père seront surpris et contents de me revoir si tôt… Moiaussi, je serai content de les revoir…

Et il ajouta d’un ton de regret :

– J’aurais pourtant bien voulu entendreles beaux récits du voyageur…

– Quoi ! frère Armel, – repritJulyan d’un air véritablement surpris et peiné, – tu partiraissitôt d’ici ? Nous nous plaisions pourtant bien ensemble… Nousnous étions juré notre foi de saldunes de ne jamais nousquitter.

– Nous nous étions juré cela,Julyan ? – reprit faiblement Armel. – Il en est autrement…

Julyan appuya son front dans ses deux mains etne répondit rien.

Mamm’ Margarid, savante en l’art de soignerles blessures, qu’elle avait appris d’une druidesse sa parente,posa la main sur le cœur d’Armel. Après quelques instants, elle dità ceux qui étaient là et qui, de même que Joel et son hôte,entouraient le blessé :

– Teutâtès appelle Armel pour leconduire là où sont ceux qui nous ont devancés ; il ne va pastarder à s’en aller. Que ceux de nous qui ont à charger Armel deparoles pour les êtres qui nous ont précédés et qu’il va retrouverailleurs… se hâtent.

Alors Mamm’ Margarid, baisant au front celuiqui allait mourir, lui dit :

– Tu donneras à tous ceux de notrefamille le baiser de souvenir et d’espérance. Demain des lettresseront déposées pour eux sur ton bûcher[78].

– Je leur donnerai pour vous le baiser desouvenir et d’espérance, Mamm’ Margarid, – répondit Armel d’unevoix faible. – Et il ajouta d’un air toujours contrarié : –J’aurais pourtant bien aimé à entendre les beaux récits duvoyageur…

Ces paroles parurent faire réfléchir Julyan,qui soutenait toujours la tête de son ami, et le regardait d’un airtriste.

Le petit Sylvest, fils de Guilhern, enfanttout vermeil à cheveux blonds, qui d’une main tenait la main de samère Hénory, s’avança un peu, et s’adressant au moribond :

– J’aimais bien le petitAlanik ; il s’en est allé l’an passé… Tu lui dirasque le petit Sylvest se souvient toujours de lui, et pourmoi tu l’embrasseras, Armel.

Puis, quittant la main de sa mère, le petitgarçon baisa, de sa bouche enfantine, le front déjà glacé dumourant, qui répondit à l’enfant en lui souriant :

– Pour toi, petit Sylvest, j’embrasseraile petit Alanik. – Et Armel ajouta encore : – J’auraispourtant bien voulu entendre les beaux récits du voyageur.

Un autre homme de la famille de Joel dit aumourant :

– J’étais ami d’Hoüarné, de latribu de Morlec’h, notre voisine. Il a été tué sansdéfense pendant son sommeil, il y a peu de temps. Tu lui diras,Armel, que Daoülas, son meurtrier, a été découvert, jugéet condamné par les druides de Karnak, et que son sacrifice auralieu bientôt. Hoüarné sera content d’apprendre la punition deDaoülas, son meurtrier.

Armel fit signe qu’il donnerait cette nouvelleà Hoüarné.

Rabouzigued, cause de tout cela, non parméchanceté, mais par l’intempérance de sa langue, s’approcha aussipour donner une commission à celui qui s’en allaitailleurs… et lui dit :

– Tu sais qu’à la huitième lune de cemois-ci, le vieux Mark, qui demeure près de Glen’han, est tombémalade ; l’ange de la mort lui disait aussi de se préparer àpartir bientôt. Le vieux Mark n’était point prêt, il désiraitassister aux noces de la fille de sa fille. Le vieux Mark, n’étantdonc point prêt, pensa à trouver quelqu’un qui voulût s’en aller àsa place (ce qui devait satisfaire l’ange de la mort), et demandaau druide, son médecin, s’il ne connaîtrait pas unremplaçant[79]. Ledruide lui a répondu que Gigel de Nouarën, de notre tribu,passait pour serviable, et que peut-être il consentirait à partir àla place du vieux Mark, afin de l’obliger et pour être agréable auxdieux, toujours touchés de ces sacrifices ; Gigel a librementconsenti. Le vieux Mark lui a fait cadeau de dix pièces d’argentà tête de cheval, qui ont été distribuées par Gigel à sesamis avant de s’en aller ; puis, vidant joyeusement sadernière coupe, il a tendu sa tête au couteau sacré, au bruit duchant des bardes. L’ange de la mort a accepté l’échange, car levieux Mark a vu marier la fille de sa fille, et il est aujourd’huien bonne santé…

– Veux-tu donc partir à ma place,Rabouzigued ? – demanda le mourant. – Je crains qu’il soitbien tard…

– Non, non, je ne veux point partir à taplace, – se hâta de répondre Rabouzigued. – Je te prie seulement deremettre à Gigel ces trois pièces d’argent que je lui devais ;je n’ai pu m’acquitter plus tôt. Je craindrais que Gigel ne revîntme demander son argent au clair de la lune, sous la figure d’undémon.

Et Rabouzigued, fouillant dans son petit sacde peau d’agneau, prit trois pièces d’argent à tête de cheval,qu’il plaça dans la saie d’Armel[80] .

– Je remettrai tes pièces d’argent àGigel, – dit le mourant, dont on entendait à peine la voix. Et ilmurmura une dernière fois à l’oreille de Julyan : – J’aurais…pourtant… bien aimé… à… entendre… les beaux récits… du…voyageur…

– Sois content, frère Armel, – luirépondit alors tout bas Julyan. – Je vais les bien écouter, cesoir, pour les retenir, ces beaux récits ; et demain… j’iraite les dire… Je m’ennuierais ici sans toi… Nous nous sommes jurénotre foi de saldunes de ne jamais nous quitter ;j’irai donc continuer de vivre ailleurs avec toi[81].

– Vrai… tu viendras ? – dit lemourant, que cette promesse parut rendre très-heureux, – tuviendras… demain ?

– Demain, par Hésus… je te le jure,Armel, je viendrai.

Et toute la famille, entendant la promesse deJulyan, le regarda avec estime. Le blessé parut encore plussatisfait que les autres, et dit à son ami d’une voixexpirante :

– Alors, à bientôt, frère Julyan… etécoute attentivement… le récit… Maintenant… adieu… adieu… à voustous de notre tribu…

Et Armel agita ses mains agonisantes vers ceuxqui l’entouraient.

Et de même que des parents amicalement uniss’empressent autour de l’un d’eux, au moment où il part pour unlong voyage, durant lequel il doit trouver des personnes restéeschères au souvenir de tous, chacun serrait les mains d’Armel, et lechargeait de tendres paroles pour ceux de la famille ou de la tribuqu’il allait revoir.

Lorsque Armel fut mort, Joel abaissa lespaupières de son parent, le fit transporter près de l’autel depierres grises, au-dessus duquel était le bassin de cuivre oùtrempaient sept brins de gui.

Ensuite on couvrit le corps avec les rameauxde chêne dont on dégarnit l’autel, de sorte qu’au lieu du cadavrel’on ne vit bientôt plus qu’un monceau de verdure, auprès duquelJulyan restait assis.

Le chef de la famille, emplissant alors de vinla grande coupe jusqu’aux bords, y trempa ses lèvres, et dit en laprésentant à l’étranger :

 

– Que le voyage d’Armel soit heureux, carArmel a toujours été juste et bon ; qu’il traverse, sous laconduite de Teutâtès, ces espaces et ces pays merveilleuxd’outre-tombe, que nul de nous n’a parcouru… que tous nousparcourrons… qu’Armel retrouve bientôt ceux que nous avons aimés,et qu’il les assure que nous les aimons !…

Et la coupe circulant à la ronde, les femmeset les jeunes filles firent des vœux pour l’heureux voyage d’Armel,puis l’on releva les restes du repas, et tous s’assirent autour dufoyer, attendant impatiemment les récits promis par l’étranger.

Celui-ci, voyant tous les regards fixés surlui avec une grande curiosité, dit à Joel :

– C’est donc un récit que l’on veut demoi ?

– Un récit ! – s’écriaJoel, – dis donc vingt récits, cent récits. Tu as vu tant dechoses ! tant d’hommes ! tant de pays ! unrécit ! ah ! par le bon Ogmi, tu n’en seras pasquitte pour un récit, ami hôte.

– Oh non ! oh non ! –répétèrent toutes les personnes de la famille d’un airtrès-déterminé, – oh non ! il nous faut plus d’un récit.

– Il y aurait pourtant mieux à faire,dans les temps où nous vivons, que de raconter et d’écouter defrivoles histoires… – dit l’étranger d’un air pensif et sévère.

– Je ne te comprends pas, – reprit Joelnon moins surpris que sa famille ; et tous pendant un momentregardèrent silencieusement le voyageur.

– Non, tu ne me comprends pas, je levois, – dit tristement l’inconnu. – Alors, je vais tenir mapromesse… chose promise, chose due…

Puis il ajouta en montrant Julyan toujoursassis au fond de la salle à côté du corps d’Armel couvert defeuillage :

– Il faut bien que ce jeune homme aitdemain à raconter quelque chose à son ami, lorsqu’il ira leretrouver… ailleurs.

– Va, notre hôte… conte, – réponditJulyan, le front toujours appuyé dans ses deux mains, – conte… jene perdrai pas une de tes paroles… Armel saura le récit tel que tuvas le dire…

– « Il y a deux ans, voyageant chezles Gaulois des bords du Rhin, – reprit l’étranger ; – je metrouvais un jour à Strasbourg[82]. J’étaissorti de la ville pour me promener au bord du fleuve. Bientôt jevis arriver une grande foule de gens, ils suivaient un homme et unefemme, jeunes tous deux, beaux tous deux, qui portaient sur unbouclier, dont ils tenaient les côtés, un petit enfant né à peinedepuis quelques jours. L’homme avait l’air inquiet et sombre, lafemme était pâle et calme. Tous deux s’arrêtèrent sur la rive dufleuve, à un endroit où il est très-rapide. La foule s’arrêta commeles deux personnes qu’elle accompagnait. Je m’approchai, etdemandai à quelqu’un quels étaient cet homme et cette femme. –« L’homme se nomme Vindorix, et la femmeAlbrège ; ils sont époux, » – me répondit-on. –Alors je vis Vindorix, l’air de plus en plus sombre, s’approcher deson épouse, et il lui dit : Voici le moment venu…

» Tu le veux ? – répondit Abrège, –tu le veux ?…

» Oui, – reprit son époux. – Je doute… jeveux la certitude.

» Qu’il en soit ainsi… – dit-elle.

» Alors, prenant à lui seul le bouclier,où était son petit enfant, lui souriait en lui tendant les bras,Vindorix entra dans le fleuve jusqu’à la ceinture, leva un instantle bouclier et l’enfant au-dessus de sa tête, se retournant unedernière fois vers sa femme comme pour la menacer de ce qu’ilallait faire… mais, elle, le front haut, le regard assuré, setenait debout au bord du fleuve, immobile comme une statue, lesbras croisés sur son sein… Alors elle étendit sa main droite versson mari, et sembla lui dire :

» Fais…

» À ce moment, un frémissement courutdans la foule ; car Vindorix ayant placé sur les flots lebouclier où se trouvait l’enfant, l’abandonna dans cette dangereusenacelle au rapide courant du fleuve… »

– Ah ! le méchant homme ! –s’écria Mamm’ Margarid, émue de ce récit, ainsi que toute lafamille de Joel. – Et sa femme !… sa femme… qui reste sur larive ?…

– Mais quelle était la cause de cettebarbarie, ami hôte ? – demanda Hénory, la jeune femme deGuilhern, en embrassant ses deux enfants, son petit Sylvest et sapetite Siomara, qu’elle tenait sur ses genoux, comme si elle eûtcraint de les voir exposés à un péril semblable.

L’étranger mit un terme à ces questions endemandant le silence par un geste, et poursuivit :

– « À peine le courant eut-ilemporté le bouclier où se trouvait l’enfant, que le père leva auciel ses mains jointes et tremblantes, comme s’il eut invoqué lesdieux. Il suivait des yeux le bouclier avec une sombre angoisse,malgré lui se penchant à droite si le bouclier penchait à droite ouà gauche si le bouclier penchait à gauche… La mère, au contraire,les bras toujours croisés sur sa poitrine, suivait le bouclier desyeux, d’un regard si ferme, si tranquille, qu’elle ne semblait riencraindre pour son enfant. »

– Rien craindre ! – s’écriaGuilhern. – Voir son enfant ainsi exposé à une mort presquecertaine… car il va périr…

– Mais cette mère était doncdénaturée !… – s’écria Hénory, la femme de Guilhern.

– Et pas un homme dans cette foule pourse jeter à l’eau et sauver l’enfant ! – dit Julyan en pensantà son ami. – Ah ! voici qui courroucera le bon cœur d’Armel,quand je lui dirai ce récit.

– N’interrompez donc pas à chaque instant– s’écria Joel. – Continue, ami hôte… puisse Teutâtès, qui présideaux voyages de ce monde et des autres, veiller sur ce pauvrepetit !

– « Par deux fois, – repritl’étranger, – le bouclier faillit s’engouffrer avec l’enfant dansun des tourbillons du fleuve ; la mère seule ne sourcilla pas…Et bientôt on vit, voguant comme un petit esquif, le bouclier,descendre paisiblement le cours de l’eau… Alors toute la foule criaen battant des mains :

» La barque ! la barque !

» Deux hommes coururent, mirent unebarque à flots, et forçant de rames, ils atteignirent en peud’instants le bouclier, et le retirèrent de l’eau, ainsi quel’enfant, qui s’était endormi… »

– Grâce aux dieux, il est sauvé ! –dit presque tout d’une voix la famille de Joel, comme si elle eûtété délivrée d’une appréhension douloureuse.

Et l’étranger continua, s’apercevant qu’onallait l’interrompre par de nouvelles questions :

– « Pendant que l’on retirait del’eau le bouclier et l’enfant, son père, Vindorix, dont les traitsétait devenus aussi radieux qu’ils avaient été sombres jusqu’alors,courut à sa femme, lui tendit les bras en s’écriant :

» Albrège ! Albrège ! tu disaisvrai… tu m’as été fidèle…

» Mais Albrège, repoussant son mari d’ungeste, lui répondit fièrement : – Certaine de mon honneur, jen’ai pas craint l’épreuve… J’étais tranquille sur le sort de monenfant ; les dieux ne pouvaient punir une mère innocente parla perte de son fils… Mais… femme soupçonnée, femmeoutragée… je garderai mon enfant ; tu ne nous verrasplus, ni lui, ni moi… toi qui as douté de l’honneur de tonépouse !

» À ce moment, on rapportait en triomphel’enfant… Sa mère se jeta sur lui, de même qu’une lionne sur sonpetit, l’enserra passionnément entre ses bras ; et autant elleavait été jusque-là calme et assurée, autant elle fut violente dansles embrassements dont elle couvrit son enfant, qu’elle emporta ense sauvant comme avec une proie. »

– Ah ! c’était une vraie Gauloiseque celle-là ! – dit la femme de Guilhern. – Femmesoupçonnée… femme outragée… ces mots sont fiers… je lesaime !

– Mais, – reprit Joel, – cette épreuveest donc une coutume des Gaulois des bords du Rhin ?

– Oui, – répondit l’inconnu. – Le mariqui soupçonne sa femme d’avoir déshonoré son lit met l’enfant quinaît d’elle sur un bouclier, et l’expose au courant du fleuve… Sil’enfant surnage, l’innocence de la femme est prouvée ; s’ils’abîme dans les flots, le crime de la mère est avéré…[83]

– Et cette vaillante épouse, ami hôte, –demanda Hénory, femme de Guilhern, – comment était-ellevêtue ? Portait-elle des tuniques semblables auxnôtres ?

– Non, – dit l’étranger ; – leurtunique est très-courte et de deux couleurs : le corsage bleu,je suppose, et la jupe rouge ; souvent elle est brodée d’or oud’argent.

– Et les coiffes, – demanda une jeunefille, – sont-elles blanches et carrées comme les nôtres ?

– Non ; elles sont noires etévasées, souvent ornées de fils d’or ou d’argent.

– Et les boucliers, – demanda Guilhern, –sont-ils faits comme les nôtres ?

– Ils sont plus longs, – répondit levoyageur ; – mais ils sont peints de couleurs tranchantes,disposées en carreaux, ordinairement rouges et blancs.

– Et les mariages, comment sefont-ils ? – demanda une jeune fille.

– Et leurs troupeaux, sont-ils aussibeaux que les nôtres ? – dit un vieillard.

– Et ont-ils comme nous de vaillants coqsde combat[84] ? – demanda un enfant.

De sorte que Joel, voyant l’étranger si fortaccablé de questions, dit aux questionneurs :

– Assez, assez, vous autres… laissez doncsouffler notre ami ; vous êtes à crier autour de lui comme unevolée de mouettes.

– Et payent-ils comme nous l’argentqu’ils doivent aux morts ? – demanda Rabouzigued, malgré larecommandation de Joel de ne plus questionner l’étranger.

– Oui ; leur coutume est la nôtre, –répondit l’inconnu, – et ils ne sont pas idolâtres comme un hommede l’Asie, que j’ai rencontré à Marseille, qui prétendait, selon sareligion, que nous continuons de vivre après notre mort, non plusrevêtus de formes humaines, mais de formes d’animaux.

– Hèr !… hèr !… – criaRabouzigued en grande inquiétude. – S’il en était ainsi que disentces idolâtres, Daoülas, tué la lune passée par un meurtrier, habitepeut-être le corps d’un poisson ?… et je lui ai envoyé troispièces d’argent par Armel, qui habite peut-être à cette heure lecorps d’un oiseau ?… Comment un oiseau pourra-t-il remettredes pièces d’argent à un poisson ?… Hèr !…Hèr !…

– Notre ami te dit que cette croyance estune idolâtrie, Rabouzigued… – reprit sévèrement Joel. – Ta crainteest donc impie.

– Il en doit être ainsi… – reprittristement Julyan. – Car, que deviendrais-je, moi, qui demain vaisrejoindre Armel par serment et par amitié, si je le retrouvaisoiseau, moi étant devenu cerf des bois ou bœuf deschamps ?…

– Ne crains rien, jeune homme, – ditl’étranger à Julyan ; – la religion de Hésus est la seulevraie ; elle nous enseigne que nous retrouvons après la mortdes corps plus jeunes et plus beaux.

– C’est là mon espoir ! – ditRabouzigued, le nabot.

– Ce que c’est que de voyager ! –reprit Joel ; – que de choses l’on apprend ! Mais, tiens,pour ne pas être en reste avec toi, récit pour récit, fièreGauloise pour fière Gauloise… demande à Margarid de te raconter labelle action d’une de ses aïeules ; il y a à peu près centtrente ans de cela, lorsque nos pères étaient allés jusqu’en Asiefonder la nouvelle Gaule ; car il est peu de terres dans lemonde qu’ils n’aient touchées de leurs semelles.

– Après le récit de ta femme, – repritl’étranger, – puisque tu veux parler de nos pères, je t’en parleraiaussi, moi… et par Ritta-Gaür !… jamais le moment n’aura étémieux choisi ; car pendant que nous racontons et écoutons icides récits, vous ne savez pas ce qui se passe, vous ignorez qu’ence moment peut-être…

– Pourquoi t’interrompre ? – ditJoel surpris. – Que se passe-t-il donc pendant que nous faisons icides contes ? Qu’y a-t-il de mieux à faire au coin de sonfoyer, pendant les longues et froides soirées d’automne !…

Mais l’étranger, au lieu de répondre à Joel,dit respectueusement à Mamm’ Margarid :

– J’écouterai le récit de l’épouse deJoel.

– C’est un récit très-simple, – réponditMargarid tout en filant sa quenouille, – un récit simple commel’action de mon aïeule… Elle se nommait Siomara.

– Et en son honneur, – dit Guilherninterrompant sa mère, et montrant avec orgueil à l’étranger uneenfant de huit ans, d’une beauté merveilleuse, – en l’honneur denotre aïeule Siomara, aussi belle que vaillante, j’ai donné son nomà ma petite fille que voici.

– On ne peut voir une enfant pluscharmante, – dit l’inconnu frappé de l’adorable figure de la petiteSiomara. – Elle aura, j’en suis certain, la vaillance de son aïeulecomme elle en a la beauté.

Hénory, la mère de l’enfant, rougit de plaisirà ces paroles, et dit à Mamm’ Margarid en souriant :

– Je n’ose pas blâmer Guilhern de vousavoir interrompue, car il m’a valu ce compliment.

– Ce compliment m’est aussi doux qu’àtoi, ma fille, – dit Mamm’ Margarid, et elle reprit ainsi sonrécit :

– « Mon aïeule se nommaitSiomara ; elle était fille de Ronan. Son père l’avait conduitedans le bas Languedoc, où il allait commercer. Les Gaulois de cepays[85] se préparaient alors à l’expéditiond’Orient. Leur chef, nommé Oriëgon, vit mon aïeule, futfrappé de son extrême beauté, s’en fit aimer, l’épousa. Siomarapartit avec son mari pour l’expédition d’Orient. D’abord, ontriompha ; puis les Romains, toujours jaloux des possessionsgauloises, vinrent attaquer nos pères. Dans l’un de ces combats,Siomara, qui, selon son devoir et son cœur, accompagnait Oriëgon,son mari, à la bataille, dans son chariot de guerre, fut, durant lecombat, séparée de son époux, faite prisonnière et mise sous lagarde d’un officier romain, avare et débauché. Ce Romain, frappé dela grande beauté de Siomara, tenta de la séduire ; elle leméprisa. Alors, abusant du sommeil de sa captive, il lui fitviolence… »

– Tu entends, Joel, – s’écria l’inconnuavec indignation, – tu entends… un Romain ; l’aïeule de tafemme subir un pareil outrage !

– Écoute la fin du récit, ami hôte, – ditJoel, – tu verras que Siomara vaut la Gauloise du Rhin.

– « L’une comme l’autre, –poursuivit Margarid, – se sont montrées fidèles à cettemaxime : Il y a trois sortes de pudeur chez la femmegauloise : – la première, lorsque son père dit en sa présencequ’il accorde sa main à celui qu’elle aime ; – la deuxième,lorsque pour la première fois elle entre au lit de son mari ;– la troisième, lorsqu’elle paraît ensuite devant les hommes. LeRomain avait fait violence à Siomara, sa captive. Son désirassouvi, il lui proposa la liberté moyennant rançon. Elle acceptala proposition, et engagea le Romain à envoyer un de sesserviteurs, prisonnier comme elle, au camp des Gaulois, pour dire àOriëgon, ou en l’absence de celui-ci à ses amis, d’apporter larançon en un lieu désigné. Le serviteur partit pour le campgaulois. L’avaricieux Romain, voulant recevoir lui-même la rançonet ne la partager avec personne, conduisit seul Siomara au lieuconvenu. Les amis d’Oriëgon se trouvèrent là avec l’or de larançon. Pendant que le Romain comptait la somme fixée, Siomaras’adressant aux Gaulois dans leur langue commune, leur ditd’égorger l’infâme… Cela fut fait… Alors Siomara lui coupa la tête,l’emporta dans un pan de sa robe, et retourna au camp gaulois.Oriëgon, fait prisonnier de son côté, était parvenu à s’échapper,et arrivait au camp en même temps que sa femme. Celle-ci, à la vuede son époux, laisse tomber à ses pieds la tête du Romain, ets’adressant à Oriëgon : – Cette tête est celle d’un homme quim’avait outragée… Nul autre que toi ne pourra dire qu’il m’apossédée… »

Et après ce récit, Mamm’ Margarid continua defiler sa quenouille.

– Ne te disais-je pas, ami, – repritJoel, – que Siomara, l’aïeule de Margarid, valait ta Gauloise desbords du Rhin ?

– Et ce noble nom ne doit-il pas porterbonheur à ma petite fille ? ajouta Guilhern en baisanttendrement la tête blonde de son enfant.

– Ce mâle et chaste récit est digne deslèvres qui l’ont prononcé, – dit l’étranger. – Il prouve aussi queles Romains, nos ennemis implacables, n’ont pas changé… Cupides etdébauchés… tels ils étaient… tels ils sont encore. Et puisque nousparlons de Romains avides et débauchés, et que vous aimez lesrécits, – ajouta l’étranger avec un sourire amer, – vous saurez quej’ai été à Rome… et que là j’ai vu… Jules César… le plusfameux des généraux romains, et aussi le plus cupide, le plusinfâme débauché qu’il y ait dans toute l’Italie ; car de sesdébauches infâmes je n’oserais parler devant des femmes et desfilles.

– Ah ! tu as vu ce fameux JulesCésar ? Quel homme est-ce ? demanda curieusementJoël.

L’étranger regarda le brenn comme s’il eût ététrès-surpris de sa question, et répondit, paraissant contraindre sacolère :

– César touche à l’âge mûr ; il estde taille élevée ; son visage est maigre et long, son teintpâle, son œil noir, son front chauve ; et, comme cet hommeréunit tous les vices des plus mauvaises femmes romaines, il a,ainsi qu’elles, l’orgueil de sa personne ; aussi, pourdissimuler qu’il est chauve, porte-t-il toujours une couronne defeuilles d’or. Ta curiosité est-elle satisfaite, Joel ?Veux-tu savoir encore que César tombe d’épilepsie ? veux-tusavoir…

Mais l’inconnu n’acheva pas, et s’écria enregardant la famille du brenn avec un grand courroux :

– Par la colère de Hésus !ignorez-vous donc tous, tant que vous êtes ici, capables de prendrele sabre et la lance, et insatiables de vains récits, ignorez-vousdonc qu’une armée romaine, après avoir envahi, sous le commandementde César, la moitié de nos provinces, prend ses quartiers d’hiverdans l’Orléanais, la Touraine et l’Anjou ?

– Oui, oui, nous avions entendu parler deces choses, – dit tranquillement Joel. – Des gens de l’Anjou, quisont venus nous acheter des bœufs et des porcs, nous ont appriscela.

– Et c’est avec cette insouciance que tuparles de l’invasion romaine en Gaule ? – s’écria levoyageur.

– Jamais les Gaulois bretons n’ont étéenvahis par l’étranger, – répondit fièrement le brenn de la tribude Karnak. – Nous resterons vierges de cette souillure… Nous sommesindépendants des Gaulois du Poitou, de la Touraine, de l’Orléanaiset des autres provinces, de même qu’ils sont indépendants de nous.Ils ne nous ont pas demandé secours. Nous ne sommes pas faits pouraller nous offrir à leurs chefs et guerroyer sous eux : quechacun sauvegarde son honneur et sa province… Les Romains sont enTouraine… mais d’ici à la Touraine il y a loin.

– De sorte, que si les pirates du Nordégorgeaient ton fils Albinik, le marin, et sa vaillante femmeMéroë, cela ne te toucherait point, parce que ce meurtre aurait étécommis loin d’ici ?

– Tu plaisantes. Mon fils est mon fils…Les Gaulois des autres provinces que la mienne ne sont pas mesfils !

– Ne sont-ils pas ainsi que toi les filsd’un même Dieu, comme te l’apprend la religion des druides ?S’il en est ainsi, tous les Gaulois ne sont-ils pas frères ?et l’asservissement, le sang d’un frère, ne crient-ils pasvengeance ? De ce que l’ennemi n’est pas à la porte de tamaison… tu es sans inquiétude ? Ainsi la main, sachant le piedgangrené, peut se dire : « Moi, je suis saine et le piedest loin de la main… Je n’ai point à m’inquiéter de ce mal… »Aussi, la gangrène n’étant pas arrêtée, monte du pied aux autresmembres, et bientôt le corps périt tout entier.

– À moins que la main saine ne prenne unehache, – dit le brenn – et ne coupe le pied d’où vient le mal.

– Et que devient un corps ainsi mutilé,Joel ? – reprit Mamm’ Margarid, qui avait écouté en silence. –Quand les plus belles provinces de notre pays auront été envahiespar l’étranger ? que deviendra le reste de la Gaule ?Ainsi mutilée, démembrée, comment se défendra-t-elle contre sesennemis ?

– La digne épouse de mon hôte parle avecsagesse, – dit respectueusement le voyageur en s’adressant à Mamm’Margarid ; – ainsi que toute matrone gauloise, elle tiendra saplace au conseil public aussi bien qu’au milieu de sa maison.

– Tu dis vrai, – reprit Joel ; –Margarid a le cœur vaillant et l’esprit sage ; souvent sonavis est meilleur que le mien… je le dis avec contentement… Maiscette fois j’ai raison. Quoi qu’il arrive du reste de la Gaule,jamais le Romain ne mettra le pied dans notre vieille Bretagne.Elle a pour se défendre ses écueils, ses marais, ses forêts, sesrochers et surtout… ses Bretons.

À ces paroles de son époux, Mamm’ Margaridsecoua la tête ; mais tous les hommes de la famille de Joelapplaudirent à ce qu’il avait dit.

Alors l’inconnu reprit d’un airsombre :

– Soit, un dernier récit ; mais quecelui-là vous tombe à tous sur le cœur comme de l’airain brûlant,puisque les sages paroles de la matrone de la maison ont étévaines.

Tous regardèrent l’étranger avec surprise, etil commença son récit.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer