Scène II
Créon,Médée,Nérine,soldats
Créon
Quoi ! je te vois encore ! Avecquelle impudence
Peux-tu, sans t’effrayer, soutenir maprésence ?
Ignores-tu l’arrêt de tonbannissement ?
Fais-tu si peu de cas de moncommandement ?
Voyez comme elle s’enfle et d’orgueil etd’audace !
Ses yeux ne sont que feu ; ses regards,que menace !
Gardes, empêchez-la de s’approcher de moi.
Va, purge mes États d’un monstre tel quetoi ;
Délivre mes sujets et moi-même de crainte.
Médée
De quoi m’accuse-t-on ? Quel crime,quelle plainte
Pour mon bannissement vous donne tantd’ardeur ?
Créon
Ah ! l’innocence même, et la mêmecandeur !
Médée est un miroir de vertusignalée :
Quelle inhumanité de l’avoir exilée !
Barbare, as-tu si tôt oublié tantd’horreurs ?
Repasse tes forfaits, repasse tes erreurs,
Et de tant de pays nomme quelque contrée
Dont tes méchancetés te permettentl’entrée.
Toute la Thessalie en armes tepoursuit ;
Ton père te déteste, et l’univers tefuit :
Me dois-je en ta faveur charger de tant dehaines,
Et sur mon peuple et moi faire tomber tespeines ?
Va pratiquer ailleurs tes noiresactions ;
J’ai racheté la paix à ces conditions.
Médée
Lâche paix, qu’entre vous, sans m’avoirécoutée,
Pour m’arracher mon bien vous avezcomplotée !
Paix, dont le déshonneur vous demeureéternel !
Quiconque sans l’ouïr condamne uncriminel,
Son crime eût-il cent fois mérité lesupplice,
D’un juste châtiment il fait uneinjustice.
Créon
Au regard de Pélie, il fut bien mieuxtraité ;
Avant que l’égorger tu l’avaisécouté ?
Médée
Écouta-t-il Jason, quand sa haine couverte
L’envoya sur nos bords se livrer à saperte ?
Car comment voulez-vous que je nomme undessein
Au-dessus de sa force et du pouvoirhumain ?
Apprenez quelle était cette illustreconquête,
Et de combien de morts j’ai garanti satête.
Il fallait mettre au joug deux taureauxfurieux ;
Des tourbillons de feux s’élançaient de leursyeux,
Et leur maître Vulcain poussait par leurhaleine
Un long embrasement dessus toute laplaine ;
Eux domptés, on entrait en de nouveauxhasards ;
Il fallait labourer les tristes champs deMars,
Et des dents d’un serpent ensemencer leurterre,
Dont la stérilité, fertile pour la guerre,
Produisait à l’instant des escadrons armés
Contre la même main qui les avait semés.
Mais, quoi qu’eût fait contre eux une valeurparfaite,
La toison n’était pas au bout de leurdéfaite :
Un dragon, enivré des plus mortels poisons
Qu’enfantent les péchés de toutes lessaisons,
Vomissant mille traits de sa gorgeenflammée,
La gardait beaucoup mieux que toute cettearmée ;
Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil,
Ne virent abaisser sa paupière ausommeil :
Je l’ai seule assoupi ; seule, j’ai parmes charmes
Mis au joug les taureaux, et défait lesgendarmes.
Si lors à mon devoir mon désir limité
Eût conservé ma gloire et ma fidélité,
Si j’eusse eu de l’horreur de tant d’énormesfautes,
Que devenait Jason, et tous vosArgonautes ?
Sans moi, ce vaillant chef, que vous m’avezravi,
Fût péri le premier, et tous l’auraientsuivi.
Je ne me repens point d’avoir par monadresse
Sauvé le sang des dieux et la fleur de laGrèce :
Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor,
Et le charmant Orphée, et le sage Nestor,
Tous vos héros enfin tiennent de moi lavie ;
Je vous les verrai tous posséder sansenvie :
Je vous les ai sauvés, je vous les cèdetous ;
Je n’en veux qu’un pour moi, n’en soyez pointjaloux.
Pour de si bons effets laissez-moil’infidèle :
Il est mon crime seul, si je suiscriminelle ;
Aimer cet inconstant, c’est tout ce que j’aifait :
Si vous me punissez, rendez-moi monforfait.
Est-ce user comme il faut d’un pouvoirlégitime,
Que me faire coupable et jouir de moncrime ?
Créon
Va te plaindre à Colchos.
Médée
Le retour m’y plaira.
Que Jason m’y remette ainsi qu’il m’entira :
Je suis prête à partir sous la mêmeconduite
Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite.
Ô d’un injuste affront les coups les pluscruels !
Vous faites différence entre deuxcriminels !
Vous voulez qu’on l’honore, et que de deuxcomplices
L’un ait votre couronne, et l’autre dessupplices !
Créon
Cesse de plus mêler ton intérêt au sien.
Ton Jason, pris à part, est trop homme debien :
Le séparant de toi, sa défense estfacile ;
Jamais il n’a trahi son père ni saville ;
Jamais sang innocent n’a fait rougir sesmains ;
Jamais il n’a prêté son bras à tesdesseins ;
Son crime, s’il en a, c’est de t’avoir pourfemme.
Laisse-le s’affranchir d’une honteuseflamme ;
Rends-lui son innocence en t’éloignant denous ;
Porte en d’autres climats ton insolentcourroux ;
Tes herbes, tes poisons, ton cœurimpitoyable,
Et tout ce qui jamais a fait Jasoncoupable.
Médée
Peignez mes actions plus noires que lanuit ;
Je n’en ai que la honte, il en a tout lefruit ;
Ce fut en sa faveur que ma savante audace
Immola son tyran par les mains de sarace ;
Joignez-y mon pays et mon frère : ilsuffit
Qu’aucun de tant de maux ne va qu’à sonprofit.
Mais vous les saviez tous quand vous m’avezreçue ;
Votre simplicité n’a point étédéçue :
En ignoriez-vous un quand vous m’avezpromis
Un rempart assuré contre mesennemis ?
Ma main, saignante encor du meurtre dePélie,
Soulevait contre moi toute la Thessalie,
Quand votre cœur, sensible à lacompassion,
Malgré tous mes forfaits, prit maprotection.
Si l’on me peut depuis imputer quelquecrime,
C’est trop peu que l’exil, ma mort estlégitime :
Sinon, à quel propos me traitez-vousainsi ?
Je suis coupable ailleurs, mais innocenteici.
Créon
Je ne veux plus ici d’une telle innocence,
Ni souffrir en ma cour ta fatale présence.
Va…
Médée
Dieux justes, vengeurs…
Créon
Va, dis-je, en d’autres lieux
Par tes cris importuns solliciter lesdieux.
Laisse-nous tes enfants : je serais tropsévère,
Si je les punissais des crimes de leurmère ;
Et bien que je le pusse avec juste raison,
Ma fille les demande en faveur de Jason.
Médée
Barbare humanité, qui m’arrache àmoi-même,
Et feint de la douceur pour m’ôter ce quej’aime !
Si Jason et Créuse ainsi l’ont ordonné,
Qu’ils me rendent le sang que je leur aidonné.
Créon
Ne me réplique plus, suis la loi qui t’estfaite ;
Prépare ton départ, et pense à taretraite.
Pour en délibérer, et choisir le quartier,
De grâce ma bonté te donne un jour entier.
Médée
Quelle grâce !
Créon
Soldats, remettez-la chez elle ;
Sa contestation deviendrait éternelle.
(Médée rentre, et Créoncontinue.)
Quel indomptable esprit ! quel arrogantmaintien
Accompagnait l’orgueil d’un si longentretien !
A-t-elle rien fléchi de son humeuraltière ?
A-t-elle pu descendre à la moindreprière ?
Et le sacré respect de ma condition
En a-t-il arraché quelquesoumission ?