Scène V
Médée,Nérine
Médée
Et bien ! Nérine, à quand, à quand cethyménée ?
En ont-ils choisi l’heure ? en sais-tu lajournée ?
N’en as-tu rien appris ? n’as-tu point vuJason ?
N’appréhende-t-il rien après satrahison ?
Croit-il qu’en cet affront je m’amuse à meplaindre ?
S’il cesse de m’aimer, qu’il commence à mecraindre.
Il verra, le perfide, à quel combled’horreur
De mes ressentiments peut monter lafureur.
Nérine
Modérez les bouillons de cette violence,
Et laissez déguiser vos douleurs ausilence.
Quoi ! madame, est-ce ainsi qu’il fautdissimuler ?
Et faut-il perdre ainsi des menaces enl’air ?
Les plus ardents transports d’une haineconnue
Ne sont qu’autant d’éclairs avortés dans lanue,
Qu’autant d’avis à ceux que vous voulezpunir,
Pour repousser vos coups, ou pour lesprévenir.
Qui peut sans s’émouvoir supporter uneoffense,
Peut mieux prendre à son point le temps de savengeance ;
Et sa feinte douceur, sous un appasmortel,
Mène insensiblement sa victime à l’autel.
Médée
Tu veux que je me taise et que jedissimule !
Nérine, porte ailleurs ce conseilridicule ;
L’âme en est incapable en de moindresmalheurs,
Et n’a point où cacher de pareillesdouleurs.
Jason m’a fait trahir mon pays et monpère,
Et me laisse au milieu d’une terreétrangère,
Sans support, sans amis, sans retraite, sansbien,
La fable de son peuple et la haine dumien :
Nérine, après cela tu veux que je metaise !
Ne dois-je point encore en témoigner del’aise,
De ce royal hymen souhaiter l’heureuxjour,
Et forcer tous mes soins à servir sonamour ?
Nérine
Madame, pensez mieux à l’éclat que vousfaites.
Quelque juste qu’il soit, regardez où vousêtes ;
Considérez qu’à peine un esprit plus remis
Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.
Médée
L’âme doit se roidir plus elle estmenacée,
Et contre la fortune aller tête baissée,
La choquer hardiment, et sans craindre lamort
Se présenter de front à son plus rudeeffort.
Cette lâche ennemie a peur des grandscourages,
Et sur ceux qu’elle abat redouble sesoutrages.
Nérine
Que sert ce grand courage où l’on est sanspouvoir ?
Médée
Il trouve toujours lieu de se fairevaloir.
Nérine
Forcez l’aveuglement dont vous êtesséduite,
Pour voir en quel état le sort vous aréduite.
Votre pays vous hait, votre époux est sansfoi :
Dans un si grand revers que vousreste-t-il ?
Médée
Moi,
Moi, dis-je, et c’est assez.
Nérine
Quoi ! vous seule, madame ?
Médée
Oui, tu vois en moi seule et le fer et laflamme,
Et la terre, et la mer, et l’enfer, et lescieux,
Et le sceptre des rois, et le foudre desdieux.
Nérine
L’impétueuse ardeur d’un courage sensible
À vos ressentiments figure toutpossible :
Mais il faut craindre un roi fort de tant desujets.
Médée
Mon père, qui l’était, rompit-il mesprojets ?
Nérine
Non ; mais il fut surpris, et Créon sedéfie.
Fuyez, qu’à ses soupçons il ne voussacrifie.
Médée
Las ! je n’ai que trop fui ; cetteinfidélité
D’un juste châtiment punit ma lâcheté.
Si je n’eusse point fui pour la mort dePélie,
Si j’eusse tenu bon dedans la Thessalie,
Il n’eût point vu Créuse, et cet objetnouveau
N’eût point de notre hymen étouffé leflambeau.
Nérine
Fuyez encor, de grâce.
Médée
Oui, je fuirai, Nérine ;
Mais, avant, de Créon on verra la ruine.
Je brave la fortune, et toute sa rigueur
En m’ôtant un mari ne m’ôte pas lecœur ;
Sois seulement fidèle, et sans te mettre enpeine,
Laisse agir pleinement mon savoir et mahaine.
Nérine,seule.
Madame… Elle me quitte au lieu dem’écouter,
Ces violents transports la vontprécipiter,
D’une trop juste ardeur l’inexorable envie
Lui fait abandonner le souci de sa vie.
Tâchons encore un coup d’en divertir lecours.
Apaiser sa fureur, c’est conserver sesjours.