Scène IV
Créon,Créuse,Cléone
Créuse
Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mesjours ?
Fuyez-vous l’innocente et malheureusesource
D’où prennent tant de maux leur effroyablecourse ?
Ce feu qui me consume et dehors et dedans
Vous venge-t-il trop peu de mes vœuximprudents ?
Je ne puis excuser mon indiscrète envie
Qui donne le trépas à qui je dois lavie :
Mais soyez satisfait des rigueurs de monsort,
Et cessez d’ajouter votre haine à ma mort.
L’ardeur qui me dévore, et que j’aiméritée,
Surpasse en cruauté l’aigle de Prométhée,
Et je crois qu’Ixion au choix deschâtiments
Préférerait sa roue à mes embrasements.
Créon
Si ton jeune désir eut beaucoupd’imprudence,
Ma fille, j’y devais opposer ma défense.
Je n’impute qu’à moi l’excès de mesmalheurs,
Et j’ai part en ta faute ainsi qu’en tesdouleurs.
Si j’ai quelque regret, ce n’est pas à mavie,
Que le déclin des ans m’aurait bientôtravie :
La jeunesse des tiens, si beaux, siflorissants,
Me porte au fond du cœur des coups bien pluspressants.
Ma fille, c’est donc là ce royal hyménée
Dont nous pensions toucher la pompeusejournée !
La Parque impitoyable en éteint leflambeau,
Et pour lit nuptial il te faut untombeau !
Ah ! rage, désespoir, destins, feux,poisons, charmes,
Tournez tous contre moi vos plus cruellesarmes :
S’il faut vous assouvir par la mort de deuxrois,
Faites en ma faveur que je meure deuxfois,
Pourvu que mes deux morts emportent cettegrâce
De laisser ma couronne à mon unique race,
Et cet espoir si doux, qui m’a toujoursflatté,
De revivre à jamais en sa postérité.
Créuse
Cléone, soutenez, je chancelle, jetombe ;
Mon reste de vigueur sous mes douleurssuccombe ;
Je sens que je n’ai plus à souffrir qu’unmoment.
Ne me refusez pas ce triste allégement,
Seigneur, et si pour moi quelque amour vousdemeure,
Entre vos bras mourants permettez que jemeure.
Mes pleurs arroseront vos mortelsdéplaisirs ;
Je mêlerai leurs eaux à vos brûlantssoupirs.
Ah ! je brûle, je meurs, je ne suis plusque flamme ;
De grâce, hâtez-vous de recevoir mon âme.
Quoi ! vous vous éloignez !
Créon
Oui, je ne verrai pas,
Comme un lâche témoin, ton indignetrépas :
Il faut, ma fille, il faut que ma main medélivre
De l’infâme regret de t’avoir pu survivre.
Invisible ennemi, sors avecque mon sang.
(Il se tue avec unpoignard.)
Créuse
Courez à lui, Cléone ; il se perce leflanc.
Créon
Retourne ; c’en est fait. Ma fille,adieu ; j’expire,
Et ce dernier soupir met fin à monmartyre :
Je laisse à ton Jason le soin de nousvenger.
Créuse
Vain et triste confort ! soulagementléger !
Mon père…
Cléone
Il ne vit plus ; sa grande âme estpartie.
Créuse
Donnez donc à la mienne une mêmesortie ;
Apportez-moi ce fer qui, de ses mauxvainqueur,
Est déjà si savant à traverser le cœur.
Ah ! je sens fers, et feux, et poisontout ensemble ;
Ce que souffrait mon père à mes peiness’assemble.
Hélas ! que de douceurs aurait un prompttrépas !
Dépêchez-vous, Cléone, aidez mon faiblebras.
Cléone
Ne désespérez point : les dieux, pluspitoyables,
À nos justes clameurs se rendrontexorables,
Et vous conserveront, en dépit du poison,
Et pour reine à Corinthe, et pour femme àJason.
Il arrive, et surpris, il change devisage ;
Je lis dans sa pâleur une secrète rage,
Et son étonnement va passer en fureur.