Monsieur Parent

Chapitre 9Tribunaux rustiques

La salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine depaysans, qui attendent, immobiles le long des murs, l’ouverture dela séance.

Il y en a des grands et des petits, des gros rouges et desmaigres qui ont l’air taillés dans une souche de pommiers. Ils ontposé par terre leurs paniers et ils restent tranquilles,silencieux, préoccupés par leur affaire. Ils ont apporté avec euxdes odeurs d’étable et de sueur, de lait aigre et de fumier. Desmouches bourdonnent sons le plafond blanc. On entend, par la porteouverte, chanter les coqs.

Sur une sorte d’estrade s’étend une longue table couverte d’untapis vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l’extrémité gauche.Un gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l’air à l’extrémitédroite. Et sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dansune pose douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternellepour la cause de ces brutes aux senteurs de bêtes.

M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et ilsecoue, dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robenoire de magistrat ; il s’assied, pose sa toque sur la tableet regarde l’assistance avec un air de profond mépris.

C’est un lettré de province et un bel esprit d’arrondissement,un de ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers deVoltaire et savent par cœur Vert-Vert ainsi que les poésiesgrivoises de Parny.

Il prononce :

– Allons, monsieur Potel, appelez les affaires.

Puis souriant, il murmure :

Quidquid tentabam dicere versus erat.

Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d’unevoix inintelligible : « Madame Victoire Bascule contre IsidorePaturon ».

Une énorme femme s’avance, une dame de campagne, une dame dechef-lieu de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de montreen feston sur le ventre, des bagues aux doigts et des bouclesd’oreilles luisantes comme des chandelles allumées.

Le juge de paix la salue d’un coup d’œil de connaissance oùperce une raillerie, et dit :

– Madame Bascule, articulez vos griefs.

La partie adverse se tient de l’autre côté. Elle est représentéepar trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans,joufflu comme une pomme et rouge comme un coquelicot. À sa droite,sa femme toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne,avec une tête mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnetrose. Elle a un œil rond, étonné et colère, qui regarde de côtécomme celui des volailles. À la gauche du garçon se tient son père,vieux homme courbé, dont le corps tordu disparaît dans sa blouseempesée, comme sous une cloche.

Mme Bascule s’explique :

– Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j’ai recueillice garçon. Je l’ai élevé et aimé comme une mère, j’ai tout faitpour lui, j’en ai fait un homme. Il m’avait promis, il m’avait juréde ne pas me quitter, il m’en a même fait un acte, moyennant lequelje lui ai donné un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin, qui vautdans les six mille. Or, voilà qu’une petite chose, une petite riendu tout, une petite morveuse…

LE JUGE DE PAIX. – Modérez-vous, madame Bascule.

MADAME BASCULE. – Une petite… une petite… je m’entends, lui atourné la tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi…et il s’en va l’épouser ce sot, ce grand bête, et il lui porte monbien en mariage, mon bien du Bec-de-Mortin… Ah ! mais non,ah ! mais non… J’ai un papier, le voilà… Qu’il me rende monbien, alors. Nous avons fait un acte de notaire pour le bien et unacte de papier privé pour l’amitié. L’un vaut l’autre. Chacun sondroit, est-ce pas vrai ?

Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert.

ISIDORE PATURON. – C’est pas vrai.

LE JUGE DE PAIX. – Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (Illit.)

« Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à MmeBascule, ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, etde la servir avec dévouement.

Gorgeville, le 8 août 1883. »

LE JUGE DE PAIX. – Il y a une croix comme signature ; vousne savez donc pas écrire ?

ISIDORE. – Non, j’sais point.

LE JUGE. – C’est vous qui l’avez faite, cette croix ?

ISIDORE. – Non, c’est point mé.

LE JUGE. – Qu’est-ce qui l’a faite, alors ?

ISIDORE. – C’est elle.

LE JUGE. – Vous êtes prêt à jurer que vous n’avez pas fait cettecroix ?

ISIDORE, avec précipitation. – Sur la tête d’mon pé, d’ma mé,d’mon grand-pé, de ma grand’mé, et du bon Dieu qui m’entend, jejure que c’est point mé. (Il lève la main et crache de côté pourappuyer son serment.)

LE JUGE DE PAIX, riant. – Quels ont donc été vos rapports avecMme Bascule, ici présente ?

ISIDORE. – A ma servi de traînée. (Rires dans l’auditoire.)

LE JUGE. – Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vosrelations n’ont pas été aussi pures qu’elle le prétend.

LE PÈRE PATURON, prenant la parole. – Il n’avait point quinzeans, point quinze ans, m’sieu l’juge, quant a m’la débouché…

LE JUGE. – Vous voulez dire débauché ?

LE PÈRE. – Je sais ti mé ? I n’avait point quinze ans. Y enavait déjà ben quatre qu’a l’élevait en brochette, qu’al’nourrissait comme un poulet gras, à l’faire crever de nourriture,sauf votre respect. Et pi, quand l’temps fut v’nu qui lui semblaprêt, qu’a l’a détravé…

LE JUGE. – Dépravé… Et vous avez laissé faire ?…

LE PÈRE. – Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu’çaarrive !…

LE JUGE. – Alors de quoi vous plaignez-vous ?

LE PÈRE. – De rien ! Oh ! me plains de rien mé, derien, seulement qu’i n’en veut pu, li, qu’il est ben libre. Jédemande protection à la loi.

Mme BASCULE. – Ces gens m’accablent de mensonges, monsieur lejuge. J’en ai fait un homme.

LE JUGE. – Parbleu.

Mme BASCULE. – Et il me renie, il m’abandonne, il me vole monbien…

– C’est pas vrai, m’sieu l’juge. J’voulus la quitter, v’là cinqans, vu qu’elle avait grossi d’excès, et que ça m’allait point. Çame déplaisait, quoi ? Je li dis donc que j’vas partir !Alors v’là qu’a pleure comme une gouttière et qu’a me promet sonbien du Bec-de-Mortin pour rester quéque z’années, rien que quatreou cinq. Mé, je dis « oui » pardi ! Quéque vous auriez fait,vous ?

Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure.J’étais quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça !

La femme d’Isidore, muette jusque-là, crie avec une voixperçante de perruche :

– Mais guétez-la, guétez-la, m’sieu l’juge, c’te meule, etdites-mé que ça valait bien ça ?

Le père hoche la tête d’un air convaincu et répète :

– Pardi, oui, ça valait ben ça. (Mme Bascule s’affaisse sur lebanc derrière elle, et se met à pleurer.)

LE JUGE DE PAIX, paternel. – Que voulez-vous, chère dame, je n’ypeux rien. Vous lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin paracte parfaitement régulier. C’est à lui, bien à lui. Il avait ledroit incontestable de faire ce qu’il a fait et de l’apporter endot à sa femme. Je n’ai pas à entrer dans les questions de… de…délicatesse… Je ne peux envisager les faits qu’au point de vue dela loi. Je n’y peux rien.

LE PÈRE PATURON, d’une voix fière. – J’pourrais ti r’tournercheuz nous ?

LE JUGE. – Parfaitement. (Ils s’en vont sous les regardssympathiques des paysans, comme des gens dont la cause est gagnée.Mme Bascule sanglote sur son banc.)

LE JUGE DE PAIX, souriant. – Remettez-vous, chère dame. Voyons,voyons, remettez-vous… et… si j’ai un conseil à vous donner, c’estde chercher un autre… un autre élève…

Mme BASCULE, à travers ses larmes. – Je n’en trouverai pas…pas…

LE JUGE. – Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (Ellejette un regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sacroix, puis elle se lève et s’en va, à petits pas, avec des hoquetsde chagrin, cachant sa figure dans son mouchoir.)

Le juge de paix se tourne vers son greffier, et, d’une voixgoguenarde. – Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse.Puis d’une voix grave : Appelez les affaires suivantes.

Le greffier bredouille. – Célestin Polyte Lecacheur. – ProsperMagloire Dieulafait…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer