Monsieur Parent

Chapitre 2La bête à maît’ Belhomme

La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tousles voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour del’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.

C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussiautrefois, mais rendues presque grises par l’accumulation desboues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles dederrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflécomme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait,au premier coup d’œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds,attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait dumonstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaientendormis déjà devant l’étrange véhicule.

Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre,souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper surses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grandair des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres,les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle,apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un reversde main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées,attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville lesprit l’un après l’autre et les posa sur le toit de savoiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaientdes œufs ; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacsde grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts detoile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirantune liste de sa poche, il lut en appelant :

– Monsieur le curé de Gorgeville.

Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros,violacé et d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever lepied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans laguimbarde.

– L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?

L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’auxgenoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.

– Maît’ Poiret, deux places.

Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigripar l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages.Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une biquefatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.

– Maît’ Rabot, deux places.

Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C’est benmé qu’t’appelles ? »

Le cocher, qu’on avait surnommé « dégourdi », allait répondreune facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé enavant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carréedont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mainslarges comme des battoirs.

Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentredans son trou.

– Maît’ Caniveau.

Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts ets’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.

– Maît’ Belhomme.

Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, laface dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’ilsouffrait d’un fort mal de dents.

Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques etsingulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémoniequ’ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefsétaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours,suprême élégance dans la campagne normande.

Gésaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis montasur son siège et fit claquer son fouet.

Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou,firent entendre un vague murmure de grelots.

Le cocher, alors, hurlant : « Hue ! » de toute sa poitrine,fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent uneffort, et se mirent en route d’un petit trot boiteux et lent. Etderrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants ettoute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant deferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs,ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flotsà tous les remous des cahots.

On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait lesépanchements. Il se mit à parler le premier, étant d’un caractèreloquace et familier.

– Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vousvoulez ?

L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure etde ventre liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant :

– Tout d’même, m’sieu l’curé, tout d’même, et d’votepart ?

– Oh ! d’ma part, ça va toujours.

– Et vous, maît’ Poiret ? demanda l’abbé.

– Oh ! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) quin’donneront guère c’t’année ; et, vu les affaires, c’estlà-dessus qu’on s’rattrape.

– Que voulez-vous, les temps sont durs.

– Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme lagrande femme de maît’ Rabot.

Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissaitque de nom.

– C’est vous, la Blondel ? dit-il.

– Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.

Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant ; ilsalua d’une grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire :« C’est bien moi Rabot, qu’a épousé la Blondel. »

Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur sonoreille, se mit à gémir d’une façon lamentable. Il faisait « gniau…gniau… gniau » en tapant du pied pour exprimer son affreusesouffrance.

– Vous avez donc bien mal aux dents ? demanda le curé.

Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre : – Nonpoint… m’sieu le curé… C’est point des dents… c’est d’l’oreille, dufond d’l’oreille.

– Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Undépôt ?

– J’sais point si c’est un dépôt, mais j’sais ben qu’c’est eunebête, un’grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’dormais sul’foin dans l’grenier.

– Un’bête. Vous êtes sûr ?

– Si j’en suis sûr ? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vuqu’a m’grignote l’fond d’l’oreille. À m’mange la tête, poursûr ! a m’mange la tête ! Oh ! gniau… gniau… gniau…Et il se remit à taper du pied.

Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacundonnait son avis. Poiret voulait que ce fût une araignée,l’instituteur que ce fût une chenille. Il avait vu ça une fois déjàà Campemuret, dans l’Orne, où il était resté six ans ; même lachenille était entrée dans la tête et sortie par le nez. Maisl’homme était demeuré sourd de cette oreille-là, puisqu’il avait letympan crevé.

– C’est plutôt un ver, déclara le curé.

Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre laportière, car il était monté le dernier, gémissait toujours.

– Oh ! gniau… gniau… gniau… j’crairais ben qu’c’est eunefrémi, eune grosse frémi, tant qu’a mord… T’nez, m’sieu le curé… agalope… a galope… Oh ! gniau… gniau… gniau… quemisère ! !…

– T’as point vu l’médecin ? demanda Caniveau.

– Pour sûr, non.

– D’où vient ça ?

La peur du médecin sembla guérir Belhomme.

Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.

– D’où vient ça ! T’as des sous pour eusse, té, pour cesfainéants-là ? Y s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois,quat’fois, cinq fois ! Ça fait, deusse écus de cent sous,deusse écus, pour sûr… Et qu’est-ce qu’il aurait fait, dis, çufainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait ? Sais-tu,té ?

Caniveau riait.

– Non j’sais point ! Ousquè tu vas, comme ça ?

– J’vas t’au Havre vé Chambrelan.

– Qué Chambrelan ?

– L’guérisseux, donc.

– Qué guérisseux ?

– L’guérisseux qu’a guéri mon pé.

– Ton pé ?

– Oui, mon pé, dans l’temps.

– Que qu’il avait, ton pé ?

– Un vent dans l’dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied nigambe.

– Qué qui li a fait ton Chambrelan ?

– Il y a manié l’dos comm’pou’fé du pain, avec les deux mainsdonc ! Et ça y a passé en une couple d’heures !

Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé desparoles, mais il n’osait pas dire ça devant le curé.

Caniveau reprit en riant :

– C’est-il point quéque lapin qu’tas dans l’oreille. Il aurapris çu trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’vas l’fésauver.

Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença àimiter les aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait,hurlait, piaulait, aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans lavoiture, même l’instituteur qui ne riait jamais.

Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu’on se moquât delui, le curé détourna la conversation et, s’adressant à la grandefemme de Rabot :

– Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille ?

– Que oui, m’sieu le curé… Que c’est dur à élever !

Rabot opinait de la tête, comme pour dire : « Oh ! oui,c’est dur à élever. »

– Combien d’enfants ?

Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre :

– Seize enfants, m’sieu l’curé ! Quinze de monhomme !

Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il enavait fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot ! Sa femmel’avouait ! Donc, on n’en pouvait point douter. Il en étaitfier, parbleu !

De qui le seizième ? Elle ne le dit pas. C’était lepremier, sans doute ? On le savait peut-être, car on nes’étonna point. Caniveau lui-même demeura impassible.

Mais Belhomme se mit à gémir :

– Oh ! gniau… gniau… gniau… a me trifouille dans l’fond…Oh ! misère !…

La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit : « Si on vouscoulait un peu d’eau dans l’oreille, on la ferait peut-être sortir.Voulez-vous essayer ? »

– Pour sûr ! J’veux ben.

Et tout le monde descendit pour assister à l’opération.

Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verred’eau ; et il chargea l’instituteur de tenir bien inclinée latête du patient ; puis, dès que le liquide aurait pénétré dansle canal, de la renverser brusquement.

Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhommepour voir s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria : –Cré nom d’un nom, qué marmelade ! Faut déboucher ça, monvieux. Jamais ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’ycollerait les quat’pattes.

Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroitet trop embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce futl’instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d’une allumette etd’une loque. Alors, au milieu de l’anxiété générale, le prêtreversa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d’eau qui coula surle visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme. Puisl’instituteur retourna vivement la tôle sur la cuvette, comme s’ileut voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vaseblanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n’étaitsortie.

Cependant Belhomme déclarant : « Je sens pu rien », le curé,triomphant, s’écria : « Certainement elle est noyée. » Tout lemonde était content. On remonta dans la voiture.

Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa descris terribles. La bête s’était réveillée et était devenuefurieuse. Il affirmait même qu’elle était entrée dans la têtemaintenant, qu’elle lui dévorait la cervelle. Il hurlait avec detelles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé dudiable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix. Puis, ladouleur se calmant un peu, le malade raconta qu’elle faisait letour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de labête, semblait la voir, la suivre du regard : « Tenez, v’la qu’ar’monte… gniau… gniau… gniau… qué misère ! »

Caniveau s’impatientait : « C’est l’iau qui la rend enragée,c’te bête. All’est p’t-être ben accoutumée au vin. »

On se remit à rire. Il reprit : « Quand j’allons arriver au caféBourbeux, donne-li du fil en six et all’n’bougera pu, j’te le jure.»

Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à criercomme si on lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenirla tête. On pria Césaire Horlaville d’arrêter à la première maisonrencontrée.

C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y futtransporté ; puis on le coucha sur la table de cuisine pourrecommencer l’opération. Caniveau conseillait toujours de mêler del’eau-de-vie à l’eau, afin de griser et d’endormir la bête, de latuer peut-être. Mais le curé préféra du vinaigre.

On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’ilpénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dansl’organe habité.

Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme futretournée tout d’une pièce par le curé et Caniveau, ces deuxcolosses, tandis que l’instituteur tapait avec ses doigts surl’oreille saine, afin de bien vider l’autre.

Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet àla main.

Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit pointbrun, pas plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant.C’était une puce ! Des cris d’étonnement s’élevèrent, puis desrires éclatants. Une puce ! Ah ! elle était bien bonne,bien bonne ! Caniveau se tapait sur la cuisse, CésaireHorlaville fit claquer son fouet ; le curé s’esclaffait à lafaçon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue,et les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils augloussement des poules.

Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur sesgenoux la cuvette, il contemplait avec une attention grave et unecolère joyeuse dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sagoutte d’eau.

Il grogna : « Te v’là, charogne », et cracha dessus.

Le cocher, fou de gaieté, répétait : « Eune puce, eune puce,ah ! te v’là, sacré puçot, sacré puçot, sacré puçot !»

Puis, s’étant un peu calmé, il cria : « Allons, en route !V’là assez de temps perdu. »

Et les voyageurs, riant toujours, s’en allèrent vers lavoiture.

Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara : « Mé, j’m’enr’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette heure. »

Le cocher lui dit : – N’importe, paye ta place !

– Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passémi-chemin.

– Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.

Et une dispute commença qui devint bientôt une querelle furieuse: Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, CésaireHorlaville affirmait qu’il en recevrait quarante.

Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.

Caniveau redescendit.

– D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi unetournée à tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’endonneras vingt à Césaire. Ça va-t-il, dégourdi ?

Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francssoixante et quinze, répondit : – Ça va !

– Allons, paye.

– J’payerai point. L’curé n’est pas médecin d’abord.

– Si tu n’payes point, j’te r’mets dans la voiture à Césaire etj’t’emporte au Havre.

Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enlevacomme un enfant.

L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, etpaya.

Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis queBelhomme retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets àprésent, regardaient sur la route blanche la blouse bleue dupaysan, balancée sur ses longues jambes.

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