Monsieur Parent

Chapitre 11Les bécasses

Ma chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas àParis ; vous vous étonnez, et vous vous fâchez presque. Laraison que je vais vous donner va, sans doute, vous révolter :Est-ce qu’un chasseur rentre à Paris au moment du passage desbécasses ?

Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, quiva de la chambre au trottoir ; mais je préfère la vie libre,la rude vie d’automne du chasseur.

À Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors ; carles rues ne sont, en somme, que de grands appartements communs, etsans plafond. Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur despavés de bois ou de pierre, le regard borné partout par desbâtiments, sans aucun horizon de verdure, de plaines ou debois ? Des milliers de voisins vous coudoient, vous poussent,vous saluent et vous parlent ; et le fait de recevoir de l’eausur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me donnerl’impression, la sensation de l’espace.

Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différencedu dedans et du dehors… Mais ce n’est pas de cela que je veux vousparler…

Donc les bécasses passent.

Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dansune vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presquetous les jours.

Les autres jours, je lis ; je lis même des choses que leshommes de Paris n’ont pas le temps de connaître, des choses trèssérieuses, très profondes, très curieuses, écrites par un bravesavant de génie, un étranger qui a passé toute sa vie à étudier lamême question et a observé les mêmes faits relatifs à l’influencedu fonctionnement de nos organes sur notre intelligence.

Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, lesfrères d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison dechasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle,nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parcequ’il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, oùviennent loger toutes les bécasses qui passent.

Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deuxNormands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille etpuissante race de conquérants qui envahit la France, prit et gardal’Angleterre, s’établit sur toutes les côtes du vieux monde, élevades villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créantun art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fièrescités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua,plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa desenfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol sont deuxNormands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, lavoix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur dela mer.

Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons,pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriensplus paysans que nos fermiers.

Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.

Chaque matin l’aîné, Simon, me disait : « Hé, v’là l’vent quipasse à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles viendront. »

Le cadet Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venuepour l’annoncer.

Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore encriant :

– Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça etnous allons à Cannetot.

Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot.Certes, vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans uneétrange voiture de chasse que mon père fit construire autrefois.Construire est le seul mot que je puisse employer en parlant de cemonument voyageur, ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Ily a de tout là dedans : caisses pour les provisions, caisses pourles armes, caisses pour les malles, caisses à claire-voie pour leschiens. Tout y est à l’abri, excepté les hommes, perchés sur desbanquettes à balustrades, hautes comme un troisième étage etportées par quatre roues gigantesques. On parvient là-dessus commeon peut, en se servant des pieds, des mains et même des dents àl’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cetédifice.

Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne,en des accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de peaux demouton, nous portons des bas de laine énormes par-dessus nospantalons, et des guêtres par-dessus nos bas de laine ; nousavons des coiffures en fourrure noire et des gants en fourrureblanche. Quand nous sommes installés, Jean, mon domestique, nousjette nos trois bassets, Pif, Paf et Moustache. Pif appartient àSimon, Paf à Gaspard et Moustache à moi. On dirait trois petitscrocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus, avec des pattestorses, et tellement velus qu’ils ont l’air de broussailles jaunes.À peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs sourcils, et leurscrocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les enferme dans leschenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le sien sousses pieds pour avoir chaud.

Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, ilgelait ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nousarrivions. Le fermier, maître Picot, nous attendait devant laporte. C’est aussi un gaillard, pas grand, mais rond, trapu,vigoureux comme un dogue, rusé comme un renard, toujours souriant,toujours content et sachant faire argent de tout.

C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses.

La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans une cour à pommiers,entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’annéecontre le vent de mer.

Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notrehonneur.

Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne etcuit, devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus couledans un plat de terre.

La fermière alors nous salue, une grande femme muette, trèspolie, tout occupée des soins de la maison, la tête pleined’affaires et de chiffres, prix des grains, des volailles, desmoutons, des bœufs. C’est une femme d’ordre, rangée et sévère,connue à sa valeur dans les environs.

Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendronts’asseoir tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers,laboureurs, goujats, filles de ferme, bergers ; et tous cesgens mangeront en silence sous l’œil actif de la maîtresse, en nousregardant dîner avec maître Picot, qui dira des blagues pour rire.Puis, quand tout son personnel sera repu, madame Picot prendra,seule, son repas rapide et frugal sur un coin de table, ensurveillant la servante.

Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.

Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans unechambre blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contientseulement nos trois lits, trois chaises et trois cuvettes.

Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une dianeretentissante. En une demi-heure tout le monde est prêt et on partavec maître Picot qui chasse avec nous.

Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi ? sansdoute parce que je ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous lesdeux qui gagnons le bois par la droite, tandis que les deux frèresvont attaquer par la gauche. Simon a la direction des chiens qu’iltraîne, tous les trois attachés au bout d’une corde.

Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommesconvaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver.On tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement enrencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belleet curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonationbrève du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizonet hurler : « Bécasse. – Elle y est. »

Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une bécasse, je crie : «Lapin ! » Et je triomphe avec excès lorsqu’on sort les piècesdu carnier, au déjeuner de midi.

Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dontles feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmuresec, un peu triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froidléger qui pique les yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudréd’une fine mousse blanche le bout des herbes et la terre brune deslabourés. Mais on a chaud tout le long des membres, sous la grossepeau de mouton. Le soleil est gai dans l’air bleu, il ne chauffeguère, mais il est gai. Il fait bon chasser au bois par les fraismatins d’hiver.

Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connaissa voix frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis unautre ; et Paf à son tour donne de la gueule. Que fait doncMoustache ? Ah ! le voilà qui piaule comme une poulequ’on étrangle ! Ils ont levé un lapin. Attention, maîtrePicot !

Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puisreviennent ; nous suivons leurs allées imprévues, en courantdans les petits chemins, l’esprit en éveil, le doigt sur lagâchette du fusil.

Ils remontent vers la plaine, nous remontons aussi. Soudain, unetache grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. Lafumée légère s’envole dans l’air bleu ; et j’aperçois surl’herbe une pincée de poil blanc qui remue. Alors je hurle de toutema force : « Lapin, lapin. – Il y est ! » Et je le montre auxtrois chiens, aux trois crocodiles velus qui me félicitent enremuant la queue ; puis s’en vont en chercher un autre.

Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Lefermier dit : « Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord dela plaine. »

Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dixpas de moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coifféd’un bonnet de laine, et tricotant toujours un bas, comme font lesbergers chez nous, le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Jelui dis, selon l’usage : « Bonjour, pasteur. » Et il leva la mainpour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix ; mais ilavait vu le mouvement de mes lèvres.

Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinzeans je le voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’unchamp, le corps immobile, et ses mains tricotant toujours. Sontroupeau le suivait comme une meute, semblait obéir à son œil.

Maître Picot me serra le bras :

– Vous savez que le berger a tué sa femme.

Je fus stupéfait : – Gargan ? Le sourd-muet ?

– Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conterça.

Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillirles mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus.Il ne comprenait que lui ; mais, en face de lui, il n’étaitplus sourd ; et le maître, par contre, devinait comme unsorcier toutes les intentions de la pantomime du muet, tous lesgestes de ses doigts, les plis de ses joues et les reflets de sesyeux.

Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’enpasse aux champs, quelquefois.

Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes quidescendent dans les marnières pour extraire cette sorte de pierremolle, blanche et fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muetde naissance, on l’avait élevé à garder des vaches le long desfossés des routes.

Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger dela ferme. C’était un excellent berger, dévoué, probe, et qui savaitreplacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamaisrien appris.

Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans eten paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu commeun patriarche.

Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, laMartel, mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelaitla Goutte à cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie.

Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menuesbesognes, la nourrissant sans la payer, en échange de son travail.Elle couchait sous la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, surla paille ou sur le fumier, quelque part, n’importe où, car on nedonne pas un lit à ces va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importeoù, avec n’importe qui, peut-être avec le charretier ou le goujat.Mais il arriva que, bientôt, elle s’adonna avec le sourd ets’accoupla avec lui d’une façon continue. Comment s’unirent cesdeux misères ? Comment se comprirent-elles ? Avait-iljamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui quin’avait jamais causé avec personne ? Est-ce elle qui le futtrouver dans sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’ornière,au bord d’un chemin ? On ne sait pas. On sut seulement, unjour, qu’ils vivaient ensemble comme mari et femme.

Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplementnaturel.

Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et sefâcha. Il fit des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience,la menaça de châtiments mystérieux. Que faire ? C’était biensimple. On allait les marier à l’église et à la mairie. Ilsn’avaient rien ni l’un ni l’autre : lui, pas une culotteentière ; elle, pas un jupon d’une seule pièce. Donc, rien nes’opposait à ce que la loi et la religion fussent satisfaites. Onles unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut tout réglépour le mieux.

Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pource vilain mot !) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’ilfût marié, personne ne songeait à coucher avec la Goutte ; et,maintenant, chacun voulait son tour, histoire de rire. Tout lemonde y passait pour un petit verre, derrière le dos du mari.L’aventure fit même tant de bruit aux environs qu’il vint desmessieurs de Goderville pour voir ça.

Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacleavec n’importe qui, dans un fossé, derrière un mur, tandis qu’onapercevait, en même temps, la silhouette immobile de Gargan,tricotant un bas à cent pas de là et suivi de son troupeau bêlant.Et on riait à s’en rendre malade dans tous les cafés de lacontrée ; on ne parlait que de ça, le soir, devant lefeu ; on s’abordait sur les routes en se demandant : « As-tupayé la goutte à la Goutte ? » On savait ce que cela voulaitdire.

Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le garsPoirot, de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrièreune meule en lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit etaccourut en riant ; or, à peine étaient-ils occupés à leurbesogne criminelle que le pâtre tomba sur eux comme s’il fût sortid’un nuage. Poirot s’enfuit, à cloche-pied, la culotte sur lestalons, tandis que le muet, avec des cris de bête, serrait la gorgede sa femme.

Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il étaittrop tard ; elle avait la langue noire, les yeux sortis de latête ; du sang lui coulait par le nez. Elle était morte.

Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il étaitmuet, Picot lui servait d’interprète. Les détails de l’affaireamusèrent beaucoup l’auditoire. Mais le fermier n’avait qu’une idée: c’était de faire acquitter son pasteur, et il s’y prenait enmalin.

Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de sonmariage ; puis, quand il en vint au crime, il interrogealui-même l’assassin.

Toute l’assistance était silencieuse.

Picot prononçait avec lenteur : « Savais-tu qu’elle tetrompait ? » Et, en même temps, il mimait sa question avec lesyeux.

L’autre fit « non » de la tête.

– « T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris ? »Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chosedégoûtante.

L’autre fit « oui » de la tête.

Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et duprêtre qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avaittué sa femme parce qu’elle était liée à lui devant les hommes etdevant le ciel.

Le berger fit « oui » de la tête.

Picot lui dit : « Allons, montre comment c’est arrivé ?»

Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’ildormait dans la meule ; qu’il s’était réveillé en sentantremuer la paille, qu’il avait regardé tout doucement, et qu’ilavait vu la chose.

Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, ilimita le mouvement obscène du couple criminel enlacé devantlui.

Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêtanet ; car le berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire etsa grande barbe comme s’il eût mordu quelque chose, les brastendus, la tête en avant, répétait l’action terrible du meurtrierqui étrangle un être.

Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’ilcroyait la tenir encore et que les gendarmes furent obligés de lesaisir et de l’asseoir de force pour le calmer.

Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alorsmaître Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, ditsimplement : « Il a de l’honneur, cet homme-là. »

Et le berger fut acquitté.

Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin decette aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers,pour ne rien changer au récit du fermier, quand un coup de fusiléclata au milieu du bois ; et la voix formidable de Gaspardgronda dans le vent comme un coup de canon.

– Bécasse. Elle y est.

Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses quipassent tandis que vous allez aussi voir passer au bois lespremières toilettes d’hiver.

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