Monsieur Parent

Chapitre 14Découverte

Le bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fortbelle, les Havraises allaient faire un tour à Trouville.

On détacha les amarres ; un dernier coup de sifflet annonçale départ, et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier dunavire, tandis qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruitd’eau remuée.

Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent,repartirent doucement ; puis le capitaine, debout sur sapasserelle, ayant crié par le porte-voix qui descend dans lesprofondeurs de la machine : « En route ! » elles se mirent àbattre la mer avec rapidité.

Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des genssur le bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pourl’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la mêmefaçon.

Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, surles toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peineremué par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petitbâtiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur lacôte lointaine entrevue à travers la brume matinale.

À notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large devingt kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaientles bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces etbourbeuses du fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée,dessinaient de grands rubans jaunes à travers l’immense nappe verteet pure de la pleine mer.

J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin demarcher de long en large, comme un marin qui fait le quart.Pourquoi ? Je n’en sais rien. Donc je me mis à circuler sur lepont à travers la foule des voyageurs.

Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mesvieux amis, Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dixans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, enparlant de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage quej’accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout encausant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux côtés dupont.

Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression derage :

– C’est plein d’Anglais ici ! Les sales gens !

C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaientl’horizon d’un air important qui semblait dire : « C’est nous, lesAnglais, qui sommes les maîtres de la mer ! Boum, boum !nous voilà ! »

Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeauxblancs avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.

Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaientles constructions navales de leur patrie, serrant en des châlesmulticolores leur taille droite et leurs bras minces, souriaientvaguement au radieux paysage. Leurs petites têtes, poussées au boutde ces longs corps, portaient des chapeaux anglais d’une formeétrange, et, derrière leurs crânes leurs maigres cheveluresenroulées ressemblaient à des couleuvres lofées.

Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leurmâchoire nationale, paraissaient menacer l’espace de leurs dentsjaunes et démesurées.

On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc etd’eau dentifrice.

Sidoine répéta, avec une colère grandissante :

– Les sales gens ! On ne pourra donc pas les empêcher devenir en France ?

Je demandai en souriant :

– Pourquoi leur en veux-tu ? Quant à moi, ils me sontparfaitement indifférents.

Il prononça :

– Oui, toi, parbleu ! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise.Voilà.

Je m’arrêtai pour lui rire au nez.

– Ah ! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc trèsmalheureux ?

Il haussa les épaules :

– Non, pas précisément.

– Alors… elle te… elle te… trompe ?

– Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’enserais débarrassé.

– Alors je ne comprends pas !

– Tu ne comprends pas ? Ça ne m’étonne point. Eh bien, ellea tout simplement appris le français, pas autre chose ! Écoute:

Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vinspasser l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux queles villes d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sontà leur avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunesfilles.

Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners surl’herbe, autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien deplus gentil qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers unchamp ou qui ramasse des fleurs le long d’un chemin.

Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au mêmehôtel que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et lamère à toutes les Anglaises.

Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent dumatin au soir à des jeux violents, avec des balles, des massues oudes raquettes ; puis deux filles, l’aînée, une sèche, encoreune Anglaise de boîte à conserves ; la cadette, une merveille.Une blonde, ou plutôt une blondine avec une tête venue du ciel.Quand elles se mettent à être jolies, les gredines, elles sontdivines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux bleus quisemblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute l’espérance,tout le bonheur du monde !

Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux defemme comme ceux-là ! Comme ça répond bien à l’attenteéternelle et confuse de notre cœur !

Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons lesétrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne,une Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous entombons amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nousenthousiasme, drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et…femmes. Nous avons tort, cependant.

Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques,c’est leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle malnotre langue, elle est charmante ; si elle fait une faute defrançais par mot, elle est exquise, et si elle baragouine d’unefaçon tout à fait inintelligible, elle devient irrésistible.

Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à unemignonne bouche rosé : « J’aimé bôcoup la gigotte. »

Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Jen’y comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait demots inattendus ; puis, je devins absolument amoureux de cetargot comique et gai.

Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient surses lèvres un charme délicieux ; et nous avions, le soir, surla terrasse du Casino, de longues conversations qui ressemblaient àdes énigmes parlées.

Je l’épousai ! Je l’aimais follement comme on peut aimer unRêve. Car les vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a prisune forme de femme.

Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet :

Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,

Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares.

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner àma femme un professeur de français.

Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié lagrammaire, je l’ai chérie.

Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâcesurprenante de son être, l’élégance incomparable de songeste ; elles me la montraient comme un merveilleux bijouparlant, une poupée de chair faite pour le baiser, sachant énumérerà peu près ce qu’elle aimait, pousser parfois des exclamationsbizarres, et exprimer d’une façon coquette, à force d’êtreincompréhensible et imprévue, des émotions ou des sensations peucompliquées.

Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent « papa » et «maman », en prononçant – Baâba – et Baâmban.

Aurais-je pu croire que…

Elle parle, à présent… Elle parle… mal… très mal… Elle fait toutautant de fautes… Mais on la comprend… oui, je la comprends… jesais… je la connais…

J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans… j’ai vu. Et il fautcauser, mon cher !

Ah ! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées,les théories d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je nepeux rien reprocher, et qui me répète, du matin au soir, toutes lesphrases d’un dictionnaire de la conversation à l’usage despensionnats de jeunes personnes.

Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés quirenferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée.J’ai voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté quej’ai des haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de sescompatriotes.

J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaiseaurait enseigné le français : comprends-tu ?

………………………………………………

Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de boiscouvertes de monde.

Je dis :

– Où est ta femme ?

Il prononça :

– Je l’ai ramenée à Étretat.

– Et toi, où vas-tu ?

– Moi ? moi je vais me distraire à Trouville.

Puis, après un silence, il ajouta :

– Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, unefemme.

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