Monsieur Parent

Chapitre 10L’épingle

Je ne dirai ni le nom du pays, ni celui de l’homme. C’étaitloin, bien loin d’ici, sur une côte fertile et brûlante. Noussuivions, depuis le matin, le rivage couvert de récoltes et la merbleue couverte de soleil. Des fleurs poussaient tout près desvagues, des vagues légères, si douces, endormantes. Il faisaitchaud ; c’était une molle chaleur parfumée de terre grasse,humide et féconde ; on croyait respirer des germes.

On m’avait dit que, ce soir-là, je trouverais l’hospitalité dansla maison du Français qui habitait au bout d’un promontoire, dansun bois d’orangers. Qui était-il ? Je l’ignorais encore. Ilétait arrivé un matin, dix ans plus tôt ; il avait acheté dela terre, planté des vignes, semé des grains ; il avaittravaillé, cet homme, avec passion, avec fureur. Puis de mois enmois, d’année en année, agrandissant son domaine, fécondant sansarrêt le sol puissant et vierge, il avait ainsi amassé une fortunepar son labeur infatigable.

Pourtant il travaillait toujours, disait-on. Levé dès l’aurore,parcourant ses champs jusqu’à la nuit, surveillant sans cesse, ilsemblait harcelé par une idée fixe, torturé par l’insatiable désirde l’argent, que rien n’endort, que rien n’apaise.

Maintenant, il semblait très riche.

Le soleil baissait quand j’atteignis sa demeure. Elle sedressait en effet au bout d’un cap au milieu des orangers. C’étaitune large maison carrée toute simple et dominant la mer.

Comme j’approchais, un homme à grande barbe parut sur la porte.L’ayant salué, je lui demandai un asile pour la nuit. Il me tenditla main en souriant.

– Entrez, monsieur, vous êtes chez vous.

Il me conduisit dans une chambre, mit à mes ordres un serviteur,avec une aisance parfaite et une bonne grâce familière d’homme dumonde ; puis il me quitta en disant :

– Nous dînerons lorsque vous voudrez bien descendre.

Nous dînâmes, en effet, en tête à tête, sur une terrasse en facede la mer. Je lui parlai d’abord de ce pays si riche, si lointain,si inconnu ! Il souriait, répondant avec distraction :

– Oui, cette terre est belle. Mais aucune terre ne plaît loin decelle qu’on aime.

– Vous regrettez la France ?

– Je regrette Paris.

– Pourquoi n’y retournez-vous pas ?

– Oh ! j’y reviendrai.

Et, tout doucement, nous nous mîmes à parler du monde français,des boulevards et des choses de Paris. Il m’interrogeait en hommequi a connu cela, me citait des noms, tous les noms familiers surle trottoir du Vaudeville.

– Qui voit-on chez Tortoni aujourd’hui ?

– Toujours les mêmes, sauf les morts.

Je le regardais avec attention, poursuivi par un vague souvenir.Certes, j’avais vu cette tête-là quelque part ! Mais où ?mais quand ? Il semblait fatigué, bien que vigoureux, triste,bien que résolu. Sa grande barbe blonde tombait sur sa poitrine, etparfois il la prenait près du menton et, la serrant dans sa mainrefermée, l’y faisait glisser jusqu’au bout. Un peu chauve, ilavait des sourcils épais et une forte moustache qui se mêlait auxpoils des joues.

Derrière nous, le soleil s’enfonçait dans la mer, jetant sur lacôte un brouillard de feu. Les orangers en fleur exhalaient dansl’air du soir leur arôme violent et délicieux. Lui ne voyait rienque moi, et, le regard fixe, il semblait apercevoir dans mes yeux,apercevoir au fond de mon âme l’image lointaine, aimée et connue dularge trottoir ombragé, qui va de la Madeleine à la rue Drouot.

– Connaissez-vous Boutrelle ?

– Oui, certes.

– Est-il bien changé ?

– Oui, tout blanc.

– Et La Ridamie ?

– Toujours le même.

– Et les femmes ? Parlez-moi des femmes. Voyons.Connaissez-vous Suzanne Verner ?

– Oui, très forte, finie.

– Ah ! Et Sophie Astier ?

– Morte.

– Pauvre fille ! Est-ce que… Connaissez-vous…

Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figurepâlie soudain, il reprit :

– Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça meravage.

Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il seleva.

– Voulez-vous rentrer ?

– Je veux bien.

Et il me précéda dans sa maison.

Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaientabandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables,laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sanscesse dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux cloussur le mur ; et, dans les encoignures, on voyait des bêches,des lignes de pêche, des feuilles de palmier séchées, des objets detoute espèce posés au hasard des rentrées et qui se trouvaient àportée de la main pour le hasard des sorties et des besognes.

Mon hôte sourit :

– C’est le logis, ou plutôt le taudis d’un exilé, dit-il, maisma chambre est plus propre. Allons-y.

Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d’un brocanteur,tant elle était remplie de choses, de ces choses disparates,bizarres et variées qu’on sent être des souvenirs. Sur les mursdeux jolis dessins de peintres connus, des étoffes, des armes,épées et pistolets, puis, juste au milieu du panneau principal, uncarré de satin blanc encadré d’or.

Surpris, je m’approchai pour voir, et j’aperçus une épingle àcheveux piquée au centre de l’étoffe brillante.

Mon hôte posa sa main sur mon épaule :

– Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici,et la seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait : «Ce sabre est le plus beau jour de ma vie », moi, je puis dire : «Cette épingle est toute ma vie. »

Je cherchais une phrase banale ; je finis par prononcer:

– Vous avez souffert par une femme ?

Il reprit brusquement :

– Dites que je souffre comme un misérable… Mais venez sur monbalcon. Un nom m’est venu tout à l’heure sur les lèvres que je n’aipoint osé prononcer, car si vous m’aviez répondu « morte », commevous avez fait pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle,aujourd’hui même.

Nous étions sortis sur le large balcon d’où l’on voyait deuxgolfes, l’un à droite, et l’autre à gauche, enfermés par de hautesmontagnes grises. C’était l’heure crépusculaire où le soleildisparu n’éclaire plus la terre que par les reflets du ciel.

Il reprit :

– Est-ce que Jeanne de Limours vit encore ?

Son œil s’était fixé sur le mien, plein d’une angoissefrémissante.

Je souris : – Parbleu… et plus jolie que jamais.

– Vous la connaissez ?

– Oui.

Il hésitait : – Tout à fait… ?

– Non.

Il me prit la main : – Parlez-moi d’elle.

– Mais je n’ai rien à en dire ; c’est une des femmes, ouplutôt une des filles les plus charmantes et les plus cotées deParis. Elle mène une existence agréable et princière, voilàtout.

Il murmura : « Je l’aime » comme s’il eût dit : « Je vaismourir. » Puis, brusquement : – Ah ! pendant trois ans ce futune existence effroyable et délicieuse que la nôtre. J’ai failli latuer cinq ou six fois ; elle a tenté de me crever les yeuxavec cette épingle que vous venez de voir. Tenez, regardez ce petitpoint blanc sous mon œil gauche. Nous nous aimions ! Commentpourrais-je expliquer cette passion-là ? Vous ne lacomprendriez point.

Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deuxcœurs et de deux âmes ; mais il existe assurément un amouratroce, cruellement torturant, fait de l’invincible enlacement dedeux êtres disparates qui se détestent en s’adorant.

Cette fille m’a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millionsqu’elle a mangés de son air calme, tranquillement, qu’elle acroqués avec un sourire doux qui semblait tomber de ses yeux surses lèvres.

Vous la connaissez ? Elle a en elle quelque chosed’irrésistible ! Quoi ? Je ne sais pas. Sont-ce ces yeuxgris dont le regard entre comme une vrille et reste en vous commele crochet d’une flèche ? C’est plutôt ce sourire doux,indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon d’unmasque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d’elle comme unparfum, de sa taille longue, à peine balancée quand elle passe, carelle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peutraînante, jolie, et qui semble être la musique de son sourire, deson geste aussi, de son geste toujours modéré, toujours juste etqui grise l’œil tant il est harmonieux. Pendant trois ans, je n’aivu qu’elle sur la terre ! Comme j’ai souffert ! Car elleme trompait avec tout le monde ! Pourquoi ? Pour rien,pour tromper. Et quand je l’avais appris, quand je la traitais defille et de gueuse, elle avouait tranquillement : « Est-ce que noussommes mariés ? » disait-elle.

Depuis que je suis ici, j’ai tant songé à elle que j’ai fini parla comprendre : cette fille-là, c’est Manon Lescaut revenue. C’estManon qui ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour quil’amour, le plaisir et l’argent ne font qu’un. Il se tut. Puis,après quelques minutes : – Quand j’eus mangé mon dernier sou pourelle, elle m’a dit simplement : « Vous comprenez, mon cher, que jene peux pas vivre de l’air et du temps. Je vous aime beaucoup, jevous aime plus que personne, mais il faut vivre. La misère et moine ferons jamais bon ménage. »

– Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j’ai menée àcôté d’elle ! Quand je la regardais, j’avais autant envie dela tuer que de l’embrasser. Quand je la regardais… je sentais unbesoin furieux d’ouvrir les bras, de l’étreindre et de l’étrangler.Il y avait en elle, derrière ses yeux, quelque chose de perfide etd’insaisissable qui me faisait l’exécrer ; et c’est peut-êtreà cause de cela que je l’aimais tant. En elle, le Féminin, l’odieuxet affolant Féminin était plus puissant qu’en aucune autre femme.Elle en était chargée, surchargée comme d’un fluide grisant etvénéneux. Elle était Femme, plus qu’on ne l’a jamais été.

Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son œil surtous les hommes d’une telle façon, qu’elle semblait se donner àchacun, d’un seul regard. Cela m’exaspérait et m’attachait à elledavantage, cependant. Cette créature, rien qu’en passant dans larue, appartenait à tout le monde, malgré moi, malgré elle, par lefait de sa nature même, bien qu’elle eût l’allure modeste et douce.Comprenez-vous ?

Et quel supplice ! Au théâtre, au restaurant, il mesemblait qu’on la possédait sous mes yeux. Et dès que je lalaissais seule, d’autres, en effet, la possédaient.

Voilà dix ans que je ne l’ai vue, et je l’aime plus quejamais !

La nuit s’était répandue sur la terre. Un parfum puissantd’orangers flottait dans l’air.

Je lui dis :

– La reverrez-vous ?

Il répondit :

– Parbleu ! J’ai maintenant ici, tant en terre qu’enargent, sept à huit cent mille francs. Quand le million seracomplet, je vendrai tout et je partirai. J’en ai pour un an avecelle – une bonne année entière. – Et puis adieu, ma vie seraclose.

Je demandai : – Mais ensuite ?

– Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini ! Je lui demanderaipeut-être de me prendre comme valet de chambre.

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