Monsieur Parent

Chapitre 5La Confidence

La petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue,quand la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d’un airagité, le corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elletomba sur une chaise, en disant :

– Ouf ! c’est fait !

Son amie, qui la savait calme et douce d’ordinaire, s’étaitredressée fort surprise. Elle demanda :

– Quoi ? Qu’est-ce que tu as fait ?

La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, serelevant, se mit à marcher par la chambre, puis elle se jeta surles pieds de la chaise longue où reposait son amie, et, lui prenantles mains :

– Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vaist’avouer !

– Je te le jure.

– Sur ton salut éternel ?

– Sur mon salut éternel.

– Eh bien ! je viens de me venger de Simon.

L’autre s’écria : – Oh ! que tu as bien fait !

– N’est-ce pas ? Figure-toi que, depuis six mois, il étaitdevenu plus insupportable encore qu’autrefois ; maisinsupportable pour tout. Quand je l’ai épousé, je savais bien qu’ilétait laid, mais je le croyais bon. Comme je m’étais trompée !Il avait pensé, sans doute, que je l’aimais pour lui-même, avec songros ventre et son nez rouge, car il se mit à roucouler comme untourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire, c’est de là queje l’ai appelé : Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de drôlesd’idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n’avais pour luique de l’amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me diredes choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je nesais quoi. Et puis, c’est devenu plus grave à la suite de… de…c’est fort difficile à dire ça… Enfin, il était très amoureux demoi… très amoureux… et il me le prouvait souvent, trop souvent.Oh ! ma chère, en voilà un supplice que d’être… aimée par unhomme grotesque… Non, vraiment, je ne pouvais plus… plus du tout…c’est comme si on vous arrachait une dent tous les soirs… bien pisque ça, bien pis ! Enfin figure-toi dans tes connaissancesquelqu’un de très vilain, de très ridicule, de très répugnant, avecun gros ventre, – c’est ça qui est affreux, – et de gros molletsvelus. Tu le vois, n’est-ce pas ? Eh bien, figure-toi encoreque ce quelqu’un-là est ton mari… et que… tous les soirs… tucomprends. Non, c’est odieux… ! odieux… ! Moi, ça medonnait des nausées, de vraies nausées… des nausées dans macuvette. Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pourprotéger les femmes dans ces cas-là. – Mais figure-toi ça, tous lessoirs… Pouah ! que c’est sale !

Ce n’est pas que j’aie rêvé des amours poétiques, non, jamais.On n’en trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont despalefreniers ou des banquiers ; ils n’aiment que les chevauxou l’argent ; et s’ils aiment les femmes, c’est à la façon deschevaux, pour les montrer dans leur salon comme on montre au boisune paire d’alezans. Rien de plus. La vie est telle aujourd’hui quele sentiment n’y peut avoir aucune part.

Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relationsmême ne sont plus que des rencontres régulières, où on répètechaque fois les mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d’ailleurs,avoir un peu d’affection ou de tendresse ? Les hommes, noshommes, ne sont en général que des mannequins corrects à quimanquent toute intelligence et toute délicatesse. Si nous cherchonsun peu d’esprit comme on cherche de l’eau dans le désert, nousappelons près de nous des artistes ; et nous voyons arriverdes poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi jecherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute lasociété parisienne ; mais je suis déjà bien certaine de ne pasle trouver et je ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour enrevenir à mon mari, comme ça me faisait une vraie révolution de levoir entrer chez moi en chemise et en caleçon, j’ai employé tousles moyens, tous, tu entends bien, pour l’éloigner et pour… ledégoûter de moi. Il a d’abord été furieux ; et puis il estdevenu jaloux ; il s’est imaginé que je le trompais. Dans lespremiers temps, il se contentait de me surveiller. Il regardaitavec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à lamaison ; et puis la persécution a commencé. Il m’a suivie,partout. Il a employé des moyens abominables pour me surprendre.Puis il ne m’a plus laissée causer avec personne. Dans les bals, ilrestait planté derrière moi, allongeant sa grosse tête de chiencourant aussitôt que je disais un mot. Il me poursuivait au buffet,me défendait de danser avec celui-ci ou avec celui-là, m’emmenaitau milieu du cotillon, me rendait stupide et ridicule et me faisaitpasser pour je ne sais quoi. C’est alors que j’ai cessé d’allerdans le monde.

Dans l’intimité, c’est devenu pis encore. Figure-toi que cemisérable-là me traitait de… de… je n’oserai pas dire le mot… decatin !

Ma chère !… il me disait le soir : « Avec qui as-tu couchéaujourd’hui ? » Moi, je pleurais et il était enchanté.

Et puis, c’est devenu pis encore. L’autre semaine, il m’emmenadîner aux Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à latable voisine. Alors voilà Simon qui se met à m’écraser les piedsavec fureur et qui me grogne, par-dessus le melon : « Tu lui asdonné rendez-vous, sale bête ; attends un peu. » Alors, tu nete figurerais jamais ce qu’il a fait, ma chère : il a ôté toutdoucement l’épingle de mon chapeau et il me l’a enfoncée dans lebras. Moi j’ai poussé un grand cri. Tout le monde est accouru.Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends.

À ce moment-là, je me suis dit : Je me vengerai et sans tarderencore. Qu’est-ce que tu aurais fait, toi ?

– Oh ! je me serais vengée !

– Eh bien ! ça y est.

– Comment ?

– Quoi ? tu ne comprends pas ?

– Mais, ma chère… cependant… Eh bien, oui…

– Oui, quoi ?

– Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n’est-ce pas, avecsa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent commedes oreilles de chien.

– Oui.

– Pense, avec ça, qu’il est plus jaloux qu’un tigre.

– Oui.

– Eh bien, je me suis dit : Je vais me venger pour moi touteseule et pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rienqu’à toi, par exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu’il…qu’il… qu’il est…

– Quoi… tu l’as…

– Oh ! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le-moiencore !… Mais pense comme c’est comique !… pense… Il mesemble tout changé depuis ce moment-là !… et je ris touteseule… toute seule… Pense donc à sa tête… ! ! !

La baronne regardait son amie, et le rire fou qui lui montait àla gorge lui jaillit entre les dents ; elle se mit à rire,mais à rire comme si elle avait une attaque de nerfs ; et, lesdeux mains sur sa poitrine, la figure crispée, la respirationcoupée, elle se penchait en avant comme pour tomber sur le nez.

Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Ellerépétait, entre deux cascades de petits cris : – Pense… pense…est-ce drôle ?… dis… pense à sa tête !… pense à sesfavoris !… à son nez !… pense donc… est-ce drôle ?…mais surtout… ne le dis pas… ne… le… dis pas… jamais !…

Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler,pleurant de vraies larmes dans ce délire de gaieté.

La baronne se calma la première ; et toute palpitanteencore : – Oh !… raconte-moi comment tu as fait ça…raconte-moi… c’est si drôle… si drôle !…

Mais l’autre ne pouvait point parler : elle balbutiait :

– Quand j’ai eu pris ma résolution… je me suis dit… Allons…vite… il faut que ce soit tout de suite… Et je l’ai… fait…aujourd’hui…

– Aujourd’hui !…

– Oui… tout à l’heure… et j’ai dit à Simon de venir me chercherchez toi pour nous amuser… Il va venir… tout à l’heure !… Ilva venir !… Pense… pense… pense à sa tête en le regardant…

La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course.Elle reprit :

– Oh ! dis-moi comment tu as fait… dis-moi !…

– C’est bien simple… Je me suis dit : Il est jaloux deBaubignac ; eh bien ! ce sera Baubignac. Il est bêtecomme ses pieds, mais très honnête ; incapable de rien dire.Alors j’ai été chez lui, après déjeuner.

– Tu as été chez lui ? Sous quel prétexte ?

– Une quête… pour les orphelins…

– Raconte… vite… raconte…

– Il a été si étonné en me voyant qu’il ne pouvait plus parler.Et puis il m’a donné deux louis pour ma quête ; et puis commeje me levais pour m’en aller, il m’a demandé des nouvelles de monmari ; alors j’ai fait semblant de ne pouvoir plus me conteniret j’ai raconté tout ce que j’avais sur le cœur. Je l’ai faitencore plus noir qu’il n’est, va !… Alors Baubignac s’est ému,il a cherché des moyens de me venir en aide… et moi j’ai commencé àpleurer… mais comme on pleure… quand on veut… Il m’a consolée… ilm’a fait asseoir… et puis comme je ne me calmais pas, il m’aembrassée… Moi, je disais : « Oh ! mon pauvre ami… mon pauvreami ! » Il répétait : « Ma pauvre amie… ma pauvre amie !» – et il m’embrassait toujours… toujours… jusqu’au bout.Voilà.

Après ça, moi j’ai eu une grande crise de désespoir et dereproches. – Oh ! je l’ai traité, traité comme le dernier desderniers… Mais j’avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon,à sa tête, à ses favoris… ! Songe… ! songedonc ! ! Dans la rue, en venant chez toi, je ne pouvaisplus me tenir. Mais songe !… Ça y est !… Quoiqu’il arrivemaintenant, ça y est ! Et lui qui avait tant peur de ça !Il peut y avoir des guerres, des tremblements de terre, desépidémies, nous pouvons tous mourir… ça y est ! ! !Rien ne peut plus empêcher ça ! ! ! pense à sa tête…et dis-toi… ça y est ! ! ! ! !

La baronne qui s’étranglait demanda :

– Reverras-tu Baubignac… ?

– Non. Jamais, par exemple… j’en ai assez… il ne vaudrait pasmieux que mon mari…

Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant deviolence qu’elles avaient des secousses d’épileptiques.

Un coup de timbre arrêta leur gaîté.

La marquise murmura : « C’est lui… regarde-le… »

La porte s’ouvrit ; et un gros homme parut, un gros hommeau teint rouge, à la lèvre épaisse, aux favoris tombants ; etil roulait des yeux irrités.

Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elless’abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délirede rire qu’elles gémissaient comme on fait dans les affreusessouffrances.

Et lui, répétait d’une voix sourde : « Eh bien, êtes-vousfolles ?… êtes-vous folles ?… êtes-vous folles… ?»

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