Monsieur Parent

Chapitre 8Un Fou

Il était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont lavie irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Lesavocats, les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinanttrès bas, par marque d’un profond respect, sa grande figure blancheet maigre qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.

Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger lesfaibles. Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemiplus redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurspensées secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères deleurs intentions.

Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouréd’hommages et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Dessoldats en culotte rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et deshommes en cravate blanche avaient répandu sur son cercueil desparoles désolées et des larmes qui semblaient vraies.

Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvritdans le secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers desgrands criminels.

Cela portait pour titre :

Pourquoi ?

20 juin 1851. – Je sors de la séance. J’ai fait condamnerBlondel à mort ! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinqenfants ? Pourquoi ? Souvent, on rencontre de ces genschez qui détruire la vie est une volupté. Oui, oui, ce doit êtreune volupté, la plus grande de toutes peut-être ; car tuern’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer ? Faire etdétruire ! Ces deux mots enferment l’histoire des univers,toute l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout ! Pourquoiest-ce enivrant de tuer ?

25 Juin. – Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, quicourt… Un être ? Qu’est-ce qu’un être ? Cette choseanimée, qui porte en elle le principe du mouvement et une volontéréglant ce mouvement ! Elle ne tient à rien, cette chose. Sespieds ne communiquent pas au sol. C’est un grain de vie qui remuesur la terre ; et ce grain de vie, venu je ne sais d’où, onpeut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça pourrit,c’est fini.

26 juin. – Pourquoi donc est-ce un crime de tuer ? oui,pourquoi ? C’est, au contraire, la loi de la nature. Tout êtrea pour mission de tuer : il tue pour vivre et il tue pour tuer. –Tuer est dans notre tempérament ; il faut tuer ! La bêtetue sans cesse, tout le jour, à tout instant de son existence. –L’homme tue sans cesse pour se nourrir, mais comme il a besoin detuer aussi, par volupté, il a inventé la chasse ! L’enfant tueles insectes qu’il trouve, les petits oiseaux, tous les petitsanimaux qui lui tombent sous la main. Mais cela ne suffisait pas àl’irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce n’est pointassez de tuer la bête ; nous avons besoin aussi de tuerl’homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrificeshumains. Aujourd’hui, la nécessité de vivre en société a fait dumeurtre un crime. On condamne et on punit l’assassin ! Maiscomme nous ne pouvons vivre sans nous livrer à cet instinct naturelet impérieux de mort, nous nous soulageons, de temps en temps, pardes guerres où un peuple entier égorge un autre peuple. C’est alorsune débauche de sang, une débauche où s’affolent les armées et dontse grisent encore les bourgeois, les femmes et les enfants quilisent, le soir, sous la lampe, le récit exalté des massacres.

Et on pourrait croire qu’on méprise ceux destinés à accomplirces boucheries d’hommes ! Non. On les accabled’honneurs ! On les habille avec de l’or et des drapséclatants ; ils portent des plumes sur la tête, des ornementssur la poitrine ; et on leur donne des croix, des récompenses,des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés desfemmes, acclamés par la foule, uniquement parce qu’ils ont pourmission de répandre le sang humain ! Ils traînent par les ruesleurs instruments de mort que le passant vêtu de noir regarde avecenvie. Car tuer est la grande loi jetée par la nature au cœur del’être ! Il n’est rien de plus beau et de plus honorable quede tuer !

30 juin. – Tuer est la loi ; parce que la nature aimel’éternelle jeunesse. Elle semble crier par tous ses actesinconscients : « Vite ! vite ! vite ! » Plus elledétruit, plus elle se renouvelle.

2 juillet. – L’être – qu’est-ce que l’être ? Tout et rien.Par la pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et lascience, il est un abrégé du monde, dont il porte l’histoire enlui. Miroir des choses et miroir des faits, chaque être humaindevient un petit univers dans l’univers !

Mais voyagez ; regardez grouiller les races, et l’hommen’est plus rien ! plus rien, rien ! Montez en barque,éloignez-vous du rivage couvert de foule, et vous n’apercevezbientôt plus rien que la côte. L’être imperceptible disparaît, tantil est petit, insignifiant. Traversez l’Europe dans un trainrapide, et regardez par la portière. Des hommes, des hommes,toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent dansles champs, qui grouillent dans les rues ; des paysansstupides sachant tout juste retourner la terre ; des femmeshideuses sachant tout juste faire la soupe du mâle et enfanter.Allez aux Indes, allez en Chine, et vous verrez encore s’agiter desmilliards d’êtres qui naissent, vivent et meurent sans laisser plusde trace que la fourmi écrasée sur les routes. Allez aux pays desnoirs, gîtés en des cases de boue ; aux pays des Arabesblancs, abrités sous une toile brune qui flotte au vent, et vouscomprendrez que l’être isolé, déterminé, n’est rien, rien. La raceest tout ? Qu’est-ce que l’être, l’être quelconque d’une tribuerrante du désert ? Et ces gens, qui sont des sages, nes’inquiètent pas de la mort. L’homme ne compte point chez eux. Ontue son ennemi : c’est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, demanoir à manoir, de province à province.

Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humainsinnombrables et inconnus. Inconnus ? Ah ! voilà le mot duproblème ! Tuer est un crime parce que nous avons numéroté lesêtres ! Quand ils naissent, on les inscrit, on les nomme, onles baptise. La loi les prend ! Voilà ! L’être qui n’estpoint enregistré ne compte pas : tuez-le dans la lande ou dans ledésert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine,qu’importe ! La nature aime la mort ; elle ne punit pas,elle !

Ce qui est sacré, par exemple, c’est l’état civil. Voilà !C’est lui qui défend l’homme. L’être est sacré parce qu’il estinscrit à l’état civil ! Respect à l’état civil, le Dieulégal. À genoux !

L’État peut tuer, lui, parce qu’il a le droit de modifier l’étatcivil. Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans uneguerre, il les raye sur son état civil, il les supprime par la mainde ses greffiers. C’est fini. Mais nous, qui ne pouvons pointchanger les écritures des mairies, nous devons respecter la vie.État civil, glorieuse Divinité qui règnes dans les temples desmunicipalités, je te salue. Tu es plus fort que la Nature.Ah ! ah !

3 juillet. – Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que detuer, d’avoir là, devant soi, l’être vivant, pensant ; defaire dedans un petit trou, rien qu’un petit trou, de voir coulercette chose rouge qui est le sang, qui fait la vie, et de n’avoirplus, devant soi, qu’un tas de chair molle, froide, inerte, vide depensée !

5 août. – Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, àtuer par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux quiavaient tué par le couteau, moi ! moi ! si je faisaiscomme tous les assassins que j’ai frappés, moi ! moi !qui le saurait ?

10 août. – Qui le saurait jamais ? Me soupçonnerait-on,moi, moi, surtout si je choisis un être que je n’ai aucun intérêt àsupprimer ?

15 août. – La tentation ! La tentation, elle est entrée enmoi comme un ver qui rampe. Elle rampe, elle va ; elle sepromène dans mon corps entier, dans mon esprit, qui ne pense plusqu’à ceci : tuer ; dans mes yeux, qui ont besoin de regarderdu sang, de voir mourir ; dans mes oreilles, où passe sanscesse quelque chose d’inconnu, d’horrible, de déchirant etd’affolant, comme le dernier cri d’un être ; dans mes jambes,où frissonne le désir d’aller, d’aller à l’endroit où la chose auralieu ; dans mes mains, qui frémissent du besoin de tuer. Commecela doit être bon, rare, digne d’un homme libre, au-dessus desautres, maître de son cœur et qui cherche des sensationsraffinées !

22 août. – Je ne pouvais plus résister. J’ai tué une petite bêtepour essayer, pour commencer.

Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cagesuspendue à la fenêtre de l’office. Je l’ai envoyé faire unecourse, et j’ai pris le petit oiseau dans ma main, dans ma main oùje sentais battre son cœur. Il avait chaud. Je suis monté dans machambre. De temps en temps, je le serrais plus fort ; son cœurbattait plus vite ; c’était atroce et délicieux. J’ai faillil’étouffer. Mais je n’aurais pas vu le sang.

Alors j’ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et jelui ai coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait lebec, il s’efforçait de m’échapper, mais je le tenais, oh ! jele tenais ; j’aurais tenu un dogue enragé et j’ai vu le sangcouler. Comme c’est beau, rouge, luisant, clair, du sang !J’avais envie de le boire. J’y ai trempé le bout de malangue ! C’est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petitoiseau ! Je n’ai pas eu le temps de jouir de cette vue commej’aurais voulu. Ce doit être superbe de voir saigner untaureau.

Et puis j’ai fait comme les assassins, comme les vrais. J’ailavé les ciseaux, je me suis lavé les mains, j’ai jeté l’eau etj’ai porté le corps, le cadavre, dans le jardin pour l’enterrer. Jel’ai enfoui sous un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangeraitous les jours une fraise à cette plante. Vraiment, comme on peutjouir de la vie, quand on sait !

Mon domestique a pleuré ; il croit son oiseau parti.Comment me soupçonnerait-il ! Ah ! ah !

25 août. – Il faut que je tue un homme ! Il le faut.

30 août. – C’est fait. Comme c’est peu de chose !

J’étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais àrien, non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçonqui mangeait une tartine de beurre.

Il s’arrête pour me voir passer et dit : « Bonjour, m’sieu leprésident. »

Et la pensée m’entre dans la tête : « Si je le tuais ?»

Je réponds : – Tu es tout seul, mon garçon ?

– Oui, m’sieu.

– Tout seul dans le bois ?

– Oui, m’sieu.

L’envie de le tuer me grisait comme de l’alcool. Je m’approchaitout doucement, persuadé qu’il allait s’enfuir. Et voilà que je lesaisis à la gorge… Je le serre, je le serre de toute maforce ! Il m’a regardé avec des yeux effrayants ! Quelsyeux ! Tout ronds, profonds, limpides, terribles ! Jen’ai jamais éprouvé une émotion si brutale… mais si courte !Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps setordait ainsi qu’une plume sur le feu. Puis il n’a plus remué.

Mon cœur battait, ah ! le cœur de l’oiseau ! J’ai jetéle corps dans le fossé, puis de l’herbe par-dessus.

Je suis rentré, j’ai bien dîné. Comme c’est peu de chose !Le soir, j’étais très gai, léger, rajeuni, j’ai passé la soiréechez le préfet. On m’a trouvé spirituel.

Mais je n’ai pas vu le sang ! Je suis tranquille.

30 août. – On a découvert le cadavre. On cherche l’assassin.Ah ! ah !

1er septembre. – On a arrêté deux rôdeurs. Les preuvesmanquent.

2 septembre. – Les parents sont venus me voir. Ils ontpleuré ! Ah ! ah !

6 octobre. – On n’a rien découvert. Quelque vagabond errant aurafait le coup. Ah ! ah ! Si j’avais vu le sang couler, ilme semble que je serais tranquille à présent !

10 octobre. – L’envie de tuer me court dans les moelles. Celaest comparable aux rages d’amour qui vous torturent à vingtans.

20 octobre. – Encore un. J’allais le long du fleuve, aprèsdéjeuner. Et j’aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il étaitmidi. Une bêche semblait, tout exprès, plantée dans un champ depommes de terre voisin.

Je la pris, je revins ; je la levai comme une massue et,d’un seul coup, par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur.Oh ! il a saigné, celui-là ! Du sang rose, plein decervelle ! Cela coulait dans l’eau, tout doucement. Et je suisparti d’un pas grave. Si on m’avait vu ! Ah ! ah !j’aurais fait un excellent assassin.

25 octobre. – L’affaire du pêcheur soulève un grand bruit. Onaccuse du meurtre son neveu, qui pêchait avec lui.

26 octobre. – Le juge d’instruction affirme que le neveu estcoupable. Tout le monde le croit par la ville. Ah !ah !

27 octobre. – Le neveu se défend bien mal. Il était parti auvillage acheter du pain et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu’ona tué son oncle pendant son absence ! Qui lecroirait ?

28 octobre. – Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdrela tête ! Ah ! ah ! La justice !

15 novembre. – On a des preuves accablantes contre le neveu, quidevait hériter de son oncle. Je présiderai les assises.

25 janvier. – À mort ! à mort ! à mort ! Je l’aifait condamner à mort ! Ah ! ah ! L’avocat général aparlé comme un ange ! Ah ! ah ! Encore un. J’irai levoir exécuter !

10 mars. – C’est fini. On l’a guillotiné ce matin. Il est trèsbien mort ! très bien ! Cela m’a fait plaisir !Comme c’est beau de voir trancher la tête d’un homme ! Le sanga jailli comme un flot, comme un flot ! Oh ! si j’avaispu, j’aurais voulu me baigner dedans. Quelle ivresse de me coucherlà-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et sur mon visage, etde me relever tout rouge, tout rouge ! Ah ! si onsavait !

Maintenant j’attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu dechose pour me laisser surprendre.

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Le manuscrit contenait encore beaucoup de pages, mais sansrelater aucun crime nouveau.

Les médecins aliénistes à qui on l’a confié, affirment qu’ilexiste dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits etaussi redoutables que ce monstrueux dément.

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