Monsieur Parent

Chapitre 6Le Baptême

– Allons, docteur, un peu de cognac.

– Volontiers.

Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre,regarda monter jusqu’aux bords le joli liquide aux refletsdorés.

Puis il l’éleva à la hauteur de l’œil, fit passer dedans laclarté de la lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’ilpromena longtemps sur sa langue et sur la chair humide et délicatedu palais, puis il dit :

– Oh ! le charmant poison ! Ou, plutôt, le séduisantmeurtrier ! le délicieux destructeur de peuples !

Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il estvrai, cet admirable livre qu’on nomme l’Assommoir, mais vous n’avezpas vu, comme moi, l’alcool exterminer une tribu de sauvages, unpetit royaume de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondeletsque débarquaient d’un air placide des matelots anglais aux barbesrousses.

Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bienétrange et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dansun petit village aux environs de Pont-l’Abbé.

J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison decampagne que m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côteplate où le vent siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l’on voitpar places, debout ou couchées, ces énormes pierres qui furent desdieux et qui ont gardé quelque chose d’inquiétant dans leurposture, dans leur allure, dans leur forme. Il me semble toujoursqu’elles vont s’animer, et que je vais les voir partir par lacampagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de colosses degranit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de pierre,vers le paradis des Druides.

La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleined’écueils aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume,pareils à des chiens qui attendraient les pêcheurs.

Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible quiretourne leurs barques d’une secousse de son dos verdâtre et lesavale comme des pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux,le jour et la nuit, hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sontbien souvent. « Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voitl’écueil ; mais quand elle est vide, on ne le voit plus. »

Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Etsi vous demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendrales bras sur la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanchele long du rivage. Il est resté dedans un soir qu’il avait bu unpeu trop. Et le fils aîné aussi. Elle a encore quatre garçons,quatre grands gars blonds et forts. À bientôt leur tour.

J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé.J’étais là, seul avec mon domestique, un ancien marin, et unefamille bretonne qui gardait la propriété en mon absence. Elle secomposait de trois personnes, deux sœurs et un homme qui avaitépousé l’une d’elles, et qui cultivait mon jardin.

Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinieraccoucha d’un garçon.

Le mari vint me demander d’être parrain. Je ne pouvais guèrerefuser, et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église,disait-il.

La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours laterre était couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur quiparaissait illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire,au loin derrière la plaine blanche ; et on la voyait s’agiter,hausser son dos, rouler ses vagues, comme si elle eût voulu sejeter sur sa pâle voisine, qui avait l’air d’être morte, elle sicalme, si morne, si froide.

À neuf heures du matin, le père Kerandec arriva devant ma porteavec sa belle-sœur, la grande Kermagan, et la garde qui portaitl’enfant roulé dans une couverture.

Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendreles dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau etfont souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensaisau pauvre petit être qu’on portait devant nous, et je me disais quecette race bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfantsfussent capables, dès leur naissance, de supporter de pareillespromenades.

Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeuraitfermée. M. le curé était en retard.

Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près duseuil, se mit à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avaitmouillé ses linges, mais je vis qu’on le mettait nu, tout nu, lemisérable, tout nu, dans l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’unetelle imprudence.

– Mais vous êtes folle ! Vous allez le tuer !

La femme répondit placidement : « Oh non, m’sieu not’maître,faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu. »

Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’étaitl’usage. Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur aupetit.

Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, jevoulus couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La gardese sauvait devant moi en courant dans la neige, et le corps dumioche devenait violet.

J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant parla campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays.

Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, monindignation. Il ne fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, ilne pressa point ses mouvements. Il répondit :

– Que voulez-vous, monsieur, c’est l’usage. Ils le font tous,nous ne pouvons empêcher ça.

– Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.

Il reprit :

– Je ne peux pourtant pas aller plus vite. Et il entra dans lasacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil de l’église oùje souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui hurlaitsous la morsure du froid.

La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devaitrester nu pendant toute la cérémonie.

Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latinesqui tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait aveclenteur, avec une lenteur de tortue sacrée ; et son surplisblanc me glaçait le cœur, comme une autre neige dont il se fûtenveloppé pour faire souffrir, au nom d’un Dieu inclément etbarbare, cette larve humaine que torturait le froid.

Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garderouler de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé quigémissait d’une voix aiguë et douloureuse.

Le curé me dit : « Voulez-vous venir signer le registre ?»

Je me tournai vers mon jardinier : « Rentrez bien vite,maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de suite. » Et jelui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était tempsencore, une fluxion de poitrine.

L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en allaavec sa belle-sœur et la garde. Je suivis le prêtre dans lasacristie.

Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.

Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau.Le curé menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Jele menaçai à mon tour du Procureur de la République.

La querelle fut longue, je finis par payer.

À peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheuxn’était survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, labelle-sœur et la garde n’étaient pas encore revenus.

L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans sonlit, et elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille.

– Où diable sont-ils partis ? demandai-je. Elle réponditsans s’étonner, sans s’irriter : « Ils auront été bé pour fêter. »C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix francs qui devaientpayer l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute.

J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feudans sa cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien dechasser ces brutes et me demandant avec terreur ce qu’allaitdevenir le misérable mioche.

À six heures du soir, ils n’étaient pas revenus.

J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je mecouchai.

Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.

Je fus réveillé, dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportaitl’eau chaude pour ma barbe.

Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai : « EtKérandec ? »

L’homme hésitait, puis il balbutia : « Oh ! il est rentré,monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher, et la grandeKermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils avaientdormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils s’ensont pas même aperçus. »

Je me levai d’un bond, criant :

– L’enfant est mort !

– Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quandelle a vu ça, elle s’a mise à pleurer ; alors ils l’ont faiteboire pour la consoler.

– Comment, ils l’ont fait boire ?

– Oui, monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout àl’heure. Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, ila pris l’essence de la lampe que monsieur lui a donnée ; etils ont bu ça tous les quatre, tant qu’il en est resté dans lelitre. Même que la Kérandec est bien malade.

J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne,avec la résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, jecourus chez mon jardinier.

L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté ducadavre bleu de son enfant.

Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur lesol.

Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.

Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteilled’eau-de-vie, s’en versa un nouveau verre, et ayant encore faitcourir à travers la liqueur blonde la lumière des lampes quisemblait mettre en son verre un jus clair de topazes fondues, ilavala, d’un trait, le liquide perfide et chaud.

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