Monsieur Parent

Chapitre 7Imprudence

Avant le mariage, ils s’étaient aimés chastement, dans lesétoiles. Ça avait été d’abord une rencontre charmante sur une plagede l’Océan. Il l’avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose quipassait, avec ses ombrelles claires et ses toilettes fraîches, surle grand horizon marin. Il l’avait aimée, blonde et frêle, dans cecadre de flots bleus et de ciel immense. Et il confondaitl’attendrissement que cette femme à peine éclose faisait naître enlui, avec l’émotion vague et puissante qu’éveillait dans son âme,dans son cœur, et dans ses veines l’air vif et salé, et le grandpaysage plein de soleil et de vagues.

Elle l’avait aimé, elle, parce qu’il lui faisait la cour, qu’ilétait jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l’avait aiméparce qu’il est naturel aux jeunes filles d’aimer les jeunes hommesqui leur disent des paroles tendres.

Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, lesyeux dans les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu’ilséchangeaient, le matin, avant le bain, dans la fraîcheur du journouveau, et l’adieu du soir, sur le sable, sous les étoiles, dansla tiédeur de la nuit calme, murmurés tout bas, tout bas, avaientdéjà un goût de baisers, bien que leurs lèvres ne se fussent jamaisrencontrées.

Ils rêvaient l’un de l’autre aussitôt endormis, pensaient l’un àl’autre aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s’appelaientet se désiraient de toute leur âme et de tout leur corps.

Après le mariage, ils s’étaient adorés sur la terre. Ça avaitété d’abord une sorte de rage sensuelle et infatigable ; puisune tendresse exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjàraffinées, d’inventions gentilles et polissonnes. Tous leursregards signifiaient quelque chose d’impur, et tous leurs gestesleur rappelaient la chaude intimité des nuits.

Maintenant, sans se l’avouer, sans le comprendre encorepeut-être, ils commençaient à se lasser l’un de l’autre. Ilss’aimaient bien, pourtant ; mais ils n’avaient plus rien à serévéler, plus rien à faire qu’ils n’eussent fait souvent, plus rienà apprendre l’un par l’autre, pas même un mot d’amour nouveau, unélan imprévu, une intonation qui fit plus brûlant le verbe connu,si souvent répété.

Ils s’efforçaient, cependant, de rallumer la flamme affaibliedes premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des rusestendres, des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite detentatives désespérées pour faire renaître dans leurs cœursl’ardeur inapaisable des premiers jours, et dans leurs veines laflamme du mois nuptial.

De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ilsretrouvaient une heure d’affolement factice que suivait aussitôtune lassitude dégoûtée.

Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous lesfeuilles dans la douceur des soirs, de la poésie des bergesbaignées de brume, de l’excitation des fêtes publiques.

Or, un matin, Henriette dit à Paul :

– Veux-tu m’emmener dîner au cabaret ?

– Mais oui, ma chérie.

– Dans un cabaret très connu.

– Mais oui.

Il la regardait, l’interrogeant de l’œil, voyant bien qu’ellepensait à quelque chose qu’elle ne voulait pas dire.

Elle reprit :

– Tu sais, dans un cabaret… comment expliquer ça ?… dans uncabaret galant… dans un cabaret où on se donne desrendez-vous ?

Il sourit : – Oui. Je comprends, dans un cabinet particulierd’un grand café ?

– C’est ça. Mais d’un grand café où tu sois connu, où tu aiesdéjà soupé… non… dîné… enfin tu sais… enfin… je voudrais… non, jen’oserai jamais dire ça ?

– Dis-le, ma chérie ; entre nous, qu’est-ce que çafait ? Nous n’en sommes pas aux petits secrets.

– Non, je n’oserai pas.

– Voyons, ne fais pas l’innocente. Dis-le ?

– Eh bien… eh bien… je voudrais… je voudrais être prise pour tamaîtresse… na… et que les garçons, qui ne savent pas que tu esmarié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi… que tu mecroies ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu doisavoir des souvenirs… Voilà !… Et je croirai moi-même que jesuis ta maîtresse… Je commettrai une grosse faute… Je te tromperai…avec toi… Voilà !… C’est très vilain… Mais je voudrais… Ne mefais pas rougir… Je sens que je rougis… Tu ne te figures pas commeça me… me… troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroitpas comme il faut… dans un cabinet particulier où on s’aime tousles soirs… tous les soirs… C’est très vilain… Je suis rouge commeune pivoine. Ne me regarde pas…

Il riait, très amusé, et répondit :

– Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suisconnu.

Ils montaient, vers sept heures, l’escalier d’un grand café duboulevard, lui, souriant, l’air vainqueur, elle, timide, voilée,ravie. Dès qu’ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatrefauteuils et d’un large canapé de velours rouge, le maître d’hôtel,en habit noir, entra et présenta la carte. Paul la tendit à safemme.

– Qu’est-ce que tu veux manger ?

– Mais je ne sais pas, moi, ce qu’on mange ici.

Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessusqu’il remit aux mains du valet. Puis il dit :

– Menu corsé – potage bisque – poulet à la diable, râble delièvre, homard à l’américaine, salade de légumes bien épicée etdessert. – Nous boirons du champagne.

Le maître d’hôtel souriait en regardant la jeune femme. Ilreprit la carte en murmurant :

– Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne ?

– Du champagne, très sec.

Henriette fut heureuse d’entendre que cet homme savait le nom deson mari.

Ils s’assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent àmanger.

Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glaceternie par des milliers de noms tracés au diamant, et qui jetaientsur le cristal clair une sorte d’immense toile d’araignée.

Henriette buvait coup sur coup pour s’animer, bien qu’elle sesentît étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par dessouvenirs, baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeuxbrillaient.

Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée,contente, un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets,habitués à tout voir et à tout oublier, à n’entrer qu’aux instantsnécessaires, et à sortir aux minutes d’épanchement, allaient etvenaient vite et doucement.

Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à faitgrise, et Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force.Elle bavardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vifet noyé.

– Oh ! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais, je voudraistout savoir ?

– Quoi donc, ma chérie ?

– Je n’ose pas te dire.

– Dis toujours…

– As-tu eu des maîtresses… beaucoup… avant moi ?

Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s’il devait cacher sesbonnes fortunes ou s’en vanter.

Elle reprit :

– Oh ! je t’en prie, dis-moi, en as-tu eubeaucoup ?

– Mais quelques-unes ?

– Combien ?

– Je ne sais pas, moi… Est-ce qu’on sait ceschoses-là ?

– Tu ne les as pas comptées ?…

– Mais non.

– Oh ! alors, tu en as eu beaucoup ?

– Mais oui.

– Combien à peu près… seulement à peu près.

– Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années oùj’en ai eu beaucoup, et des années où j’en ai eu bien moins.

– Combien par an, dis ?

– Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement.

– Oh ! ça fait plus de cent femmes en tout.

– Mais oui, à peu près.

– Oh ! que c’est dégoûtant !

– Pourquoi ça, dégoûtant ?

– Mais parce que c’est dégoûtant, quand on y pense… toutes cesfemmes… nues… et toujours… toujours la même chose… Oh ! quec’est dégoûtant tout de même, plus de cent femmes !

Il fut choqué qu’elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cetair supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre auxfemmes qu’elles disent une sottise :

– Voilà qui est drôle, par exemple ! s’il est dégoûtantd’avoir cent femmes, il est dégoûtant également d’en avoir une.

– Oh non, pas du tout !

– Pourquoi non ?

– Parce que, une femme, c’est une liaison, c’est un amour quivous attache à elle, tandis que cent femmes c’est de la saleté, del’inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotterà toutes ces filles qui sont sales…

– Mais non, elles sont très propres.

– On ne peut pas être propre en faisant le métier qu’ellesfont.

– Mais, au contraire, c’est à cause de leur métier qu’elles sontpropres.

– Oh ! fi ! Quand on songe que la veille ellesfaisaient ça avec un autre ! C’est ignoble !

– Ce n’est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a buje ne sais qui, ce matin, et qu’on a bien moins lavé, sois-encertaine, que…

– Oh ! tais-toi, tu me révoltes…

– Mais alors pourquoi me demandes-tu si j’ai eu desmaîtresses ?

– Dis donc, tes maîtresses, c’étaient des filles, toutes ?…Toutes les cent ?…

– Mais non, mais non…

– Qu’est-ce que c’était alors ?

– Mais des actrices… des… des petites ouvrières… et des…quelques femmes du monde…

– Combien de femmes du monde ?

– Six.

– Seulement six ?

– Oui.

– Elles étaient jolies ?

– Mais oui.

– Plus jolies que les filles ?

– Non.

– Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmesdu monde ?

– Les filles.

– Oh ! que tu es sale ! Pourquoi ça ?

– Parce que je n’aime guère les talents d’amateur.

– Oh ! l’horreur ! Tu es abominable, sais-tu ?Dis donc, et ça t’amusait de passer comme ça de l’une àl’autre ?

– Mais oui.

– Beaucoup ?

– Beaucoup.

– Qu’est-ce qui t’amusait ? Est-ce qu’elles ne seressemblent pas ?

– Mais non.

– Ah ! les femmes ne se ressemblent pas ?

– Pas du tout.

– En rien ?

– En rien.

– Que c’est drôle ! Qu’est-ce qu’elles ont dedifférent ?

– Mais, tout.

– Le corps ?

– Mais oui, le corps.

– Le corps tout entier ?

– Le corps tout entier.

– Et quoi encore ?

– Mais, la manière de… d’embrasser, de parler, de dire lesmoindres choses.

– Ah ! Et c’est très amusant de changer ?

– Mais oui.

– Et les hommes aussi sont différents ?

– Ça, je ne sais pas.

– Tu ne sais pas ?

– Non.

– Ils doivent être différents.

– Oui… sans doute…

Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il étaitplein, elle le but d’un trait ; puis, le reposant sur latable, elle jeta ses deux bras au cou de son mari, en lui murmurantdans la bouche :

– Oh ! mon chéri, comme je t’aime !…

Il la saisit d’une étreinte emportée… Un garçon qui entraitrecula en refermant la porte ; et le service fut interrompupendant cinq minutes environ.

Quand le maître d’hôtel reparut, l’air grave et digne, apportantles fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entreses doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent,comme pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmuraitd’une voix songeuse :

– Oh ! oui ! ça doit être amusant tout demême !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer