Monsieur Parent

Chapitre 17Petit soldat

Chaque dimanche, sitôt qu’ils étaient libres, les deux petitssoldats se mettaient en marche.

Ils tournaient à droite en sortant de la caserne, traversaientCourbevoie à grands pas rapides, comme s’ils eussent fait unepromenade militaire ; puis, dès qu’ils avaient quitté lesmaisons, ils suivaient, d’une allure plus calme, la grand’routepoussiéreuse et nue qui mène à Bezons.

Ils étaient petits, maigres, perdus dans leur capote trop large,trop longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par laculotte rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambespour aller vite. Et sous le shako raide et haut, on ne voyait plusqu’un rien du tout de figure, deux pauvres figures creuses deBretons, naïves, d’une naïveté presque animale, avec des yeux bleusdoux et calmes.

Ils ne parlaient jamais durant le trajet, allant devant eux,avec la même idée en tête, qui leur tenait lieu de causerie, carils avaient trouvé, à l’entrée du petit bois des Champioux, unendroit leur rappelant leur pays, et ils ne se sentaient bien quelà.

Au croisement des routes de Colombes et de Chatou, comme onarrivait sous les arbres, ils ôtaient leur coiffure qui leurécrasait la tête, et ils s’essuyaient le front.

Ils s’arrêtaient toujours un peu sur le pont de Bezons pourregarder la Seine. Ils demeuraient là, deux ou trois minutes,courbés en deux, penchés sur le parapet ; ou bien ilsconsidéraient le grand bassin d’Argenteuil où couraient les voilesblanches et inclinées des clippers, qui, peut-être, leurremémoraient la mer bretonne, le port de Vannes dont ils étaientvoisins, et les bateaux pêcheurs s’en allant à travers le Morbihan,vers le large.

Dès qu’ils avaient franchi la Seine, ils achetaient leursprovisions chez le charcutier, le boulanger et le marchand de vindu pays. Un morceau de boudin, quatre sous de pain et un litre depetit bleu constituaient leurs vivres emportés dans leursmouchoirs. Mais, aussitôt sortis du village, ils n’avançaient plusqu’à pas très lents et ils se mettaient à parler.

Devant eux, une plaine maigre, semée de bouquets d’arbres,conduisait au bois, au petit bois qui leur avait paru ressembler àcelui de Kermarivan. Les blés et les avoines bordaient l’étroitchemin perdu dans la jeune verdure des récoltes, et Jean Kerderendisait chaque fois à Luc Le Ganidec :

– C’est tout comme auprès de Plounivon.

– Oui, c’est tout comme.

Ils s’en allaient, côte à côte, l’esprit plein de vaguessouvenirs du pays, plein d’images réveillées, d’images naïves commeles feuilles coloriées d’un sou. Ils revoyaient un coin de champ,une haie, un bout de lande, un carrefour, une croix de granit.

Chaque fois aussi, ils s’arrêtaient auprès d’une pierre quibornait une propriété, parce qu’elle avait quelque chose du dolmende Locneuven.

En arrivant au premier bouquet d’arbres, Luc Le Ganideccueillait tous les dimanches une baguette, une baguette decoudrier ; il se mettait à arracher tout doucement l’écorce enpensant aux gens de là-bas.

Jean Kerderen portait les provisions.

De temps en temps, Luc citait un nom, rappelait un fait de leurenfance, en quelques mots seulement qui leur donnaient longtemps àsonger. Et le pays, le cher pays lointain les repossédait peu àpeu, les envahissait, leur envoyait, à travers la distance, sesformes, ses bruits, ses horizons connus, ses odeurs, l’odeur de lalande verte où courait l’air marin.

Ils ne sentaient plus les exhalaisons du fumier parisien dontsont engraissées les terres de la banlieue, mais le parfum desajoncs fleuris que cueille et qu’emporte la brise salée du large.Et les voiles des canotiers, apparues au-dessus des berges, leursemblaient les voiles des caboteurs, aperçues derrière la longueplaine qui s’en allait de chez eux jusqu’au bord des flots.

Ils marchaient à petits pas, Luc Le Ganidec et Jean Kerderen,contents et tristes, hantés par un chagrin doux, un chagrin lent etpénétrant de bête en cage, qui se souvient.

Et quand Luc avait fini de dépouiller la mince baguette de sonécorce, ils arrivaient au coin du bois où ils déjeunaient tous lesdimanches.

Ils retrouvaient les deux briques cachées par eux dans untaillis, et ils allumaient un petit feu de branches pour cuire leurboudin sur la pointe de leur couteau.

Et quand ils avaient déjeuné, mangé leur pain jusqu’à ladernière miette, et bu leur vin jusqu’à la dernière goutte, ilsdemeuraient assis dans l’herbe, côte à côte, sans rien dire, lesyeux au loin, les paupières lourdes, les doigts croisés comme à lamesse, leurs jambes rouges allongées à côté des coquelicots duchamp ; et le cuir de leurs shakos et le cuivre de leursboutons luisaient sous le soleil ardent, faisaient s’arrêter lesalouettes qui chantaient en planant sur leurs têtes.

Vers midi, ils commençaient à tourner leurs regards de temps entemps du côté du village de Bezons, car la fille à la vache allaitvenir.

Elle passait devant eux tous les dimanches pour aller traire etremiser sa vache, la seule vache du pays qui fût à l’herbe, et quipâturait une étroite prairie sur la lisière du bois, plus loin.

Ils apercevaient bientôt la servante, seul être humain marchantà travers la campagne, et ils se sentaient réjouis par les refletsbrillants que jetait le seau de fer blanc sous la flamme du soleil.Jamais ils ne parlaient d’elle. Ils étaient seulement contents dela voir, sans comprendre pourquoi.

C’était une grande fille vigoureuse, rousse et brûlée parl’ardeur des jours clairs, une grande fille hardie de la campagneparisienne.

Une fois, en les revoyant assis à la même place, elle leur dit:

– Bonjour… vous v’nez donc toujours ici ?

Luc Le Ganidec, plus osant, balbutia :

– Oui, nous v’nons au repos.

Ce fut tout. Mais, le dimanche suivant, elle rit en lesapercevant, elle rit avec une bienveillance protectrice de femmedégourdie qui sentait leur timidité, et elle demanda :

– Que qu’vous faites comme ça ? C’est-il qu’vous r’gardezpousser l’herbe ?

Luc égayé sourit aussi : P’téte ben.

Elle reprit : Hein ! Ça va pas vite.

Il répliqua, riant toujours : – Pour ça, non.

Elle passa. Mais en revenant avec son seau plein de lait, elles’arrêta encore devant eux, et leur dit :

En voulez-vous une goutte ? Ça vous rappellera l’pays.

Avec son instinct d’être de même race, loin de chez elle aussipeut-être, elle avait deviné et touché juste.

Ils furent émus tous les deux. Alors elle fit couler un peu delait, non sans peine, dans le goulot du litre de verre où ilsapportaient leur vin ; et Luc but le premier, à petitesgorgées, en s’arrêtant à tout moment pour regarder s’il nedépassait point sa part. Puis il donna la bouteille à Jean.

Elle demeurait debout devant eux, les mains sur ses hanches, sonseau par terre à ses pieds, contente du plaisir qu’elle leurfaisait.

Puis elle s’en alla, en criant : – Allons, adieu ; àdimanche !

Et ils suivirent des yeux, aussi longtemps qu’ils purent lavoir, sa haute silhouette qui s’en allait, qui diminuait, quisemblait s’enfoncer dans la verdure des terres.

Quand ils quittèrent la caserne, la semaine d’après, Jean dit àLuc :

– Faut-il pas li acheter qué que chose de bon ?

Et ils demeurèrent fort embarrassés devant le problème d’unefriandise à choisir pour la fille à la vache.

Luc opinait pour un morceau d’andouille, mais Jean préférait desberlingots, car il aimait les sucreries. Son avis l’emporta et ilsprirent, chez un épicier, pour deux sous de bonbons blancs etrouges.

Ils déjeunèrent plus vite que de coutume, agités parl’attente.

Jean l’aperçut le premier : « La v’là », dit-il. Luc reprit : «Oui. La v’là. »

Elle riait de loin en les voyant, elle cria :

– Ça va-t-il comme vous voulez ?

Ils répondirent ensemble :

– Et de vot’part ?

Alors elle causa, elle parla de choses simples qui lesintéressaient, du temps, de la récolte, de ses maîtres.

Ils n’osaient point offrir leurs bonbons qui fondaient doucementdans la poche de Jean.

Luc enfin s’enhardit et murmura :

– Nous vous avons apporté quelque chose.

Elle demanda : – Qué’que c’est donc ?

Alors Jean, rouge jusqu’aux oreilles, atteignit le mince cornetde papier et le lui tendit.

Elle se mit à manger les petits morceaux de sucre qu’elleroulait d’une joue à l’autre et qui faisaient des bosses sous lachair. Les deux soldats, assis devant elle, la regardaient, émus etravis.

Puis elle alla traire sa vache, et elle leur donna encore dulait en revenant.

Ils pensèrent à elle toute la semaine, et ils en parlèrentplusieurs fois. Le dimanche suivant, elle s’assit à côté d’eux pourdeviser plus longtemps, et tous les trois, côte à côte, les yeuxperdus au loin, les genoux enfermés dans leurs mains croisées, ilsracontèrent des menus faits et des menus détails des villages oùils étaient nés, tandis que la vache, là-bas, voyant arrêtée enroute la servante, tendait vers elle sa lourde tête aux naseauxhumides, et mugissait longuement pour l’appeler.

La fille accepta bientôt de manger un morceau avec eux et deboire un petit coup de vin. Souvent, elle leur apportait des prunesdans sa poche ; car la saison des prunes était venue. Saprésence dégourdissait les deux petits soldats bretons quibavardaient comme deux oiseaux.

Or, un mardi, Luc Le Ganidec demanda une permission, ce qui nelui arrivait jamais, et il ne rentra qu’à dix heures du soir.

Jean, inquiet, cherchait en sa tête pour quelle raison soncamarade avait bien pu sortir ainsi.

Le vendredi suivant, Luc, ayant emprunté dix sous à son voisinde lit, demanda encore et obtint l’autorisation de quitter pendantquelques heures.

Et quand il se mit en route avec Jean pour la promenade dudimanche, il avait l’air tout drôle, tout remué, tout changé.Kerderen ne comprenait pas, mais il soupçonnait vaguement quelquechose, sans deviner ce que ça pouvait être.

Ils ne dirent pas un mot jusqu’à leur place habituelle, dont ilsavaient usé l’herbe à force de s’asseoir au même endroit ; etils déjeunèrent lentement. Ils n’avaient faim ni l’un nil’autre.

Bientôt la fille apparut. Ils la regardaient venir comme ilsfaisaient tous les dimanches. Quand elle fut tout près, Luc se levaet fit deux pas. Elle posa son seau par terre, et l’embrassa. Ellel’embrassa fougueusement, en lui jetant ses bras au cou, sanss’occuper de Jean, sans songer qu’il était là, sans le voir.

Et il demeurait éperdu, lui, le pauvre Jean, si éperdu qu’il necomprenait pas, l’âme bouleversée, le cœur crevé, sans se rendrecompte encore.

Puis, la fille s’assit à côté de Luc, et ils se mirent àbavarder.

Jean ne les regardait pas, il devinait maintenant pourquoi soncamarade était sorti deux fois pendant la semaine, et il sentait enlui un chagrin cuisant, une sorte de blessure, ce déchirement quefont les trahisons.

Luc et la fille se levèrent pour aller ensemble remiser lavache.

Jean les suivit des yeux. Il les vit s’éloigner côte à côte. Laculotte rouge de son camarade faisait une tache éclatante dans lechemin. Ce fut Luc qui ramassa le maillet et frappa sur le pieu quiretenait la bête.

La fille se baissa pour la traire, tandis qu’il caressait d’unemain distraite l’échine coupante de l’animal. Puis ils laissèrentle seau dans l’herbe et ils s’enfoncèrent sous le bois.

Jean ne voyait plus rien que le mur de feuilles où ils étaiententrés ; et il se sentait si troublé que, s’il avait essayé dese lever, il serait tombé sur place assurément. Il demeuraitimmobile, abruti d’étonnement et de souffrance, d’une souffrancenaïve et profonde. Il avait envie de pleurer, de se sauver, de secacher, de ne plus voir personne jamais.

Tout à coup, il les aperçut qui sortaient du taillis. Ilsrevinrent doucement en se tenant par la main, comme font les promisdans les villages. C’était Luc qui portait le seau.

Ils s’embrassèrent encore avant de se quitter, et la fille s’enalla après avoir jeté à Jean un bonsoir amical et un sourired’intelligence. Elle ne pensa point à lui offrir du lait cejour-là.

Les deux petits soldats demeurèrent côte à côte, immobiles commetoujours, silencieux et calmes, sans que la placidité de leurvisage montrât rien de ce qui troublait leur cœur. Le soleiltombait sur eux. La vache, parfois, mugissait en les regardant deloin.

À l’heure ordinaire, ils se levèrent pour revenir.

Luc épluchait une baguette. Jean portait le litre vide. Il ledéposa chez le marchand de vin de Bezons. Puis ils s’engagèrent surle pont, et, comme chaque dimanche, ils s’arrêtèrent au milieu,afin de regarder couler l’eau quelques instants.

Jean se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustradede fer, comme s’il avait vu dans le courant quelque chose quil’attirait. Luc lui dit : « C’est-il que tu veux y boire uncoup ? » Comme il prononçait le dernier mot, la tête de Jeanemporta le reste, les jambes enlevées décrivirent un cercle enl’air, et le petit soldat bleu et rouge tomba d’un bloc, entra etdisparut dans l’eau.

Luc, la gorge paralysée d’angoisse, essayait en vain de crier.Il vit plus loin quelque chose remuer ; puis la tête de soncamarade surgit à la surface du fleuve, pour y rentreraussitôt.

Plus loin encore, il aperçut, de nouveau, une main, une seulemain qui sortit de la rivière, et y replongea. Ce fut tout.

Les mariniers accourus ne retrouvèrent point le corps cejour-là.

Luc revint seul à la caserne, en courant, la tête affolée, et ilraconta l’accident, les yeux et la voix pleins de larmes, et semouchant coup sur coup : « Il se pencha… il se… il se pencha… sibien… si bien que la tête fit culbute… et… et… le v’là qui tombe…qui tombe… »

Il ne put en dire plus long, tant l’émotion l’étranglait. – S’ilavait su…

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