Monsieur Parent

Chapitre 3 Àvendre

Partir à pied, quand le soleil se lève, et marcher dans larosée, le long des champs, au bord de la mer calme, quelleivresse !

Quelle ivresse ! Elle entre en vous par les yeux avec lalumière, par la narine avec l’air léger, par la peau avec lessouffles du vent.

Pourquoi gardons-nous le souvenir si clair, si cher, si aigu decertaines minutes d’amour avec la Terre, le souvenir d’unesensation délicieuse et rapide, comme de la caresse d’un paysagerencontré au détour d’une route, à l’entrée d’un vallon, au bordd’une rivière, ainsi qu’on rencontrerait une belle fillecomplaisante.

Je me souviens d’un jour, entre autres. J’allais, le long del’Océan breton, vers la pointe du Finistère. J’allais, sans penserà rien, d’un pas rapide, le long des flots. C’était dans lesenvirons de Quimperlé, dans cette partie la plus douce et la plusbelle de la Bretagne.

Un matin de printemps, un de ces matins qui vous rajeunissent devingt ans, vous refont des espérances et vous redonnent des rêvesd’adolescents.

J’allais, par un chemin à peine marqué, entre les blés et lesvagues. Les blés ne remuaient point du tout, et les vaguesremuaient à peine. On sentait bien l’odeur douce des champs mûrs etl’odeur marine du varech. J’allais sans penser à rien, devant moi,continuant mon voyage commencé depuis quinze jours, un tour deBretagne par les côtes. Je me sentais fort, agile, heureux et gai.J’allais.

Je ne pensais à rien ! Pourquoi penser en ces heures dejoie inconsciente, profonde, charnelle, joie de bête qui court dansl’herbe, ou qui vole dans l’air bleu sous le soleil ?J’entendais chanter au loin des chants pieux. Une processionpeut-être, car c’était un dimanche. Mais je tournai un petit cap etje demeurai immobile, ravi. Cinq gros bateaux de pêche m’apparurentremplis de gens, hommes, femmes, enfants, allant au pardon dePlouneven.

Ils longeaient la rive, doucement, poussés à peine par une brisemolle et essoufflée qui gonflait un peu les voiles brunes, puis,s’épuisant aussitôt, les laissait retomber, flasques, le long desmâts.

Les lourdes barques glissaient lentement, chargées de monde. Ettout ce monde chantait. Les hommes debout sur les bordages, coiffésdu grand chapeau, poussaient leurs notes puissantes, les femmescriaient leurs notes aiguës, et les voix grêles des enfantspassaient comme des sons de fifre faux dans la grande clameurpieuse et violente. Et les passagers des cinq bateaux clamaient lemême cantique, dont le rythme monotone s’élevait dans le cielcalme ; et les cinq bateaux allaient l’un derrière l’autre,tout près l’un de l’autre.

Ils passèrent devant moi, contre moi, et je les vis s’éloigner,j’entendis s’affaiblir et s’éteindre leur chant.

Et je me mis à rêver à des choses délicieuses, comme rêvent lestout jeunes gens, d’une façon puérile et charmante.

Comme il fuit vite, cet âge de la rêverie, le seul âge heureuxde l’existence ! Jamais on n’est solitaire, jamais on n’esttriste, jamais morose et désolé quand on porte en soi la facultédivine de s’égarer dans les espérances, dès qu’on est seul. Quelpays de fées, celui où tout arrive, dans l’hallucination de lapensée qui vagabonde ! Comme la vie est belle sous la poudred’or des songes !

Hélas ! c’est fini, cela !

Je me mis à rêver. À quoi ? À tout ce qu’on attend sanscesse, à tout ce qu’on désire, à la fortune, à la gloire, à lafemme.

Et j’allais, à grands pas rapides, caressant de la main la têteblonde des blés qui se penchaient sous mes doigts et mechatouillaient la peau comme si j’eusse touché des cheveux.

Je contournai un petit promontoire et j’aperçus, au fond d’uneplage étroite et ronde, une maison blanche, bâtie sur troisterrasses qui descendaient jusqu’à la grève.

Pourquoi la vue de cette maison me fit-elle tressaillir dejoie ? Le sais-je ? On trouve parfois, en voyageantainsi, des coins de pays qu’on croit connaître depuis longtemps,tant ils vous sont familiers, tant ils plaisent à votre cœur.Est-il possible qu’on ne les ait jamais vus ? qu’on n’aitpoint vécu là autrefois ? Tout vous séduit, vous enchante, laligne douce de l’horizon, la disposition des arbres, la couleur dusable !

Oh ! la jolie maison, debout sur ses hauts gradins !De grands arbres fruitiers avaient poussé le long des terrasses quidescendaient vers l’eau, comme des marches géantes. Et chacuneportait, ainsi qu’une couronne d’or, sur son faîte, un long bouquetde genêts d’Espagne en fleur !

Je m’arrêtai, saisi d’amour pour cette demeure. Comme j’eusseaimé la posséder, y vivre, toujours !

Je m’approchai de la porte, le cœur battant d’envie, etj’aperçus, sur un des piliers de la barrière, un grand écriteau : «À vendre. »

J’en ressentis une secousse de plaisir comme si on me l’eûtofferte, comme si on me l’eût donnée, cette demeure !Pourquoi ? oui, pourquoi ? Je n’en sais rien !

« À vendre. » Donc elle n’était presque plus à quelqu’un, ellepouvait être à tout le monde, à moi, à moi ! Pourquoi cettejoie, cette sensation d’allégresse profonde, inexplicable ? Jesavais bien pourtant que je ne l’achèterais point ! Commentl’aurais-je payée ? N’importe, elle était à vendre. L’oiseauen cage appartient à son maître, l’oiseau dans l’air est à moi,n’étant à aucun autre.

Et j’entrai dans le jardin. Oh ! le charmant jardin avecses estrades superposées, ses espaliers aux longs bras de martyrscrucifiés, ses touffes de genêts d’or, et deux vieux figuiers aubout de chaque terrasse.

Quand je fus sur la dernière, je regardai l’horizon. La petiteplage s’étendait à mes pieds, ronde et sablonneuse, séparée de lahaute mer par trois rochers lourds et bruns qui en fermaientl’entrée et devaient briser les vagues aux jours de grosse mer.

Sur la pointe, en face, deux pierres énormes, l’une debout,l’autre couchée dans l’herbe, un menhir et un dolmen, pareils àdeux époux étranges, immobilisés par quelque maléfice, semblaientregarder toujours la petite maison qu’ils avaient vu construire,eux qui connaissaient depuis des siècles, cette baie autrefoissolitaire, la petite maison qu’ils verraient s’écrouler,s’émietter, s’envoler, disparaître, la petite maison àvendre !

Oh ! vieux dolmen et vieux menhir, que je vousaime !

Et je sonnai à la porte comme si j’eusse sonné chez moi. Unefemme vint ouvrir, une bonne, une vieille petite bonne vêtue denoir, coiffée de blanc, qui ressemblait à une béguine. Il me semblaque je la connaissais aussi, cette femme.

Je lui dis : – Vous n’êtes pas Bretonne, vous ?

Elle répondit : – Non, monsieur, je suis de Lorraine. Elleajouta : – Vous venez pour visiter la maison ?

– Eh ! oui, parbleu.

Et j’entrai.

Je reconnaissais tout, me semblait-il, les murs, les meubles. Jem’étonnai presque de ne pas trouver mes cannes dans levestibule.

Je pénétrai dans le salon, un joli salon tapissé de nattes, etqui regardait la mer par trois larges fenêtres. Sur la cheminée,des potiches de Chine et une grande photographie de femme. J’allaivers elle aussitôt, persuadé que je la reconnaîtrais aussi. Et jela reconnus, bien que je fusse certain de ne l’avoir jamaisrencontrée. C’était elle, elle-même, celle que j’attendais, que jedésirais, que j’appelais, dont le visage hantait mes rêves. Elle,celle qu’on cherche toujours, partout, celle qu’on va voir dans larue tout à l’heure, qu’on va trouver sur la route dans la campagnedès qu’on aperçoit une ombrelle rouge sur les blés, celle qui doitêtre déjà arrivée dans l’hôtel où j’entre en voyage, dans le wagonoù je vais monter, dans le salon dont la porte s’ouvre devantmoi.

C’était elle, assurément, indubitablement elle ! Je lareconnus à ses yeux qui me regardaient, à ses cheveux roulés àl’anglaise, à sa bouche surtout, à ce sourire que j’avais devinédepuis longtemps.

Je demandai aussitôt : – Quelle est cette femme ?

La bonne à tête de béguine répondit sèchement : – C’estmadame.

Je repris : – C’est votre maîtresse ?

Elle répliqua avec son air dévot et dur : – Oh ! non,monsieur.

Je m’assis et je prononçai : – Contez-moi ça.

Elle demeurait stupéfaite, immobile, silencieuse.

J’insistai : – C’est la propriétaire de cette maison,alors !

– Oh ! non, monsieur.

– À qui appartient donc cette maison ?

– À mon maître, monsieur Tournelle.

J’étendis le doigt vers la photographie.

– Et cette femme, qu’est-ce que c’est ?

– C’est madame.

– La femme de votre maître ?

– Oh ! non, monsieur.

– Sa maîtresse alors ?

La béguine ne répondit pas. Je repris, mordu par une vaguejalousie, par une colère confuse contre cet homme qui avait trouvécette femme.

– Où sont-ils maintenant ?

La bonne murmura :

– Monsieur est à Paris, mais, pour Madame, je ne sais pas.

Je tressaillis : – Ah ! Ils ne sont plus ensemble.

– Non, monsieur.

Je fus rusé ; et, d’une voix grave : – Dites-moi ce qui estarrivé, je pourrai peut-être rendre service à votre maître. Jeconnais cette femme, c’est une méchante !

La vieille servante me regarda, et devant mon air ouvert etfranc, elle eut confiance.

– Oh ! monsieur, elle a rendu mon maître bien malheureux.Il a fait sa connaissance en Italie et il l’a ramenée avec luicomme s’il l’avait épousée. Elle chantait très bien. Il l’aimait,monsieur, que ça faisait pitié de le voir. Et ils ont été en voyagedans ce pays-ci, l’an dernier. Et ils ont trouvé cette maison quiavait été bâtie par un fou, un vrai fou pour s’installer à deuxlieues du village. Madame a voulu l’acheter tout de suite, pour yrester avec mon maître. Et il a acheté la maison pour lui faireplaisir.

Ils y sont demeurés tout l’été dernier, monsieur, et presquetout l’hiver.

Et puis, voilà qu’un matin, à l’heure du déjeuner, monsieurm’appelle : – Césarine, est-ce que Madame est rentrée ?

– Mais non, monsieur.

On attendit toute la journée. Mon maître était comme un furieux.On chercha partout, on ne la trouva pas. Elle était partie,monsieur, on n’a jamais su où ni comment.

Oh ! quelle joie m’envahit ! J’avais envie d’embrasserla béguine, de la prendre par la taille et de la faire danser dansle salon !

Ah ! elle était partie, elle s’était sauvée, elle l’avaitquitté fatiguée, dégoûtée de lui ! Comme j’étaisheureux !

La vieille bonne reprit : – Monsieur a eu un chagrin à mourir,et il est retourné à Paris en me laissant avec mon mari pour vendrela maison. On en demande vingt mille francs.

Mais je n’écoutais plus ! Je pensais à elle ! Et, toutà coup, il me sembla que je n’avais qu’à repartir pour la trouver,qu’elle avait dû revenir dans le pays, ce printemps, pour voir lamaison, sa gentille maison, qu’elle aurait tant aimée, sanslui.

Je jetai dix francs dans les mains de la vieille femme ; jesaisis la photographie, et je m’enfuis en courant et baisantéperdument le doux visage entré dans le carton.

Je regagnai la route et me remis à marcher, en la regardant,elle ! Quelle joie qu’elle fût libre, qu’elle se fûtsauvée ! Certes, j’allais la rencontrer aujourd’hui ou demain,cette semaine ou la suivante, puisqu’elle l’avait quitté !Elle l’avait quitté parce que mon heure était venue !

Elle était libre, quelque part dans le monde ! Je n’avaisplus qu’à la trouver puisque je la connaissais.

Et je caressais toujours les têtes ployantes des blés mûrs, jebuvais l’air marin qui me gonflait la poitrine, je sentais lesoleil me baiser le visage. J’allais, j’allais éperdu de bonheur,enivré d’espoir. J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de laramener pour habiter à notre tour dans la jolie maison. À vendre.Comme elle s’y plairait, cette fois !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer