Monsieur Parent

Chapitre 12En wagon

Le soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont lepuy de Dôme est le géant, et l’ombre des cimes s’étendait dans laprofonde vallée de Royat.

Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour dukiosque de la musique. D’autres demeuraient encore assises, pargroupes, malgré la fraîcheur du soir.

Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il étaitquestion d’une grave affaire qui tourmentait beaucoup mesdames deSarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie. Dans quelques joursallaient commencer les vacances, et il s’agissait de faire venirleurs fils élevés chez les Jésuites et chez les Dominicains.

Or ces dames n’avaient point envie d’entreprendre elles-mêmes levoyage pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaientjustement personne qu’elles pussent charger de ce soin délicat. Ontouchait aux derniers jours de juillet. Paris était vide. Ellescherchaient, sans trouver, un nom qui leur offrît les garantiesdésirées.

Leur embarras s’augmentait de ce qu’une vilaine affaire de mœursavait eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces damesdemeuraient persuadées que toutes les filles de la capitalepassaient leur existence dans les rapides, entre l’Auvergne et lagare de Lyon. Les échos de Gil Blas, d’ailleurs, au dire M. deBridoie, signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à laBourboule, de toutes les horizontales connues et inconnues. Pour yêtre, elles avaient dû y venir en wagon ; et elles s’enretournaient indubitablement encore en wagon ; elles devaientmême s’en retourner sans cesse pour revenir tous les jours. C’étaitdonc un va-et-vient continu d’impures sur cette maudite ligne. Cesdames se désolaient que l’accès des gares ne fût pas interdit auxfemmes suspectes.

Or, Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacellestreize ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire ? Elles nepouvaient pas, cependant, exposer leurs chers enfants au contact depareilles créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ilsvoir, que pouvaient-ils apprendre, s’ils passaient une journéeentière, ou une nuit, dans un compartiment qui enfermerait,peut-être, une ou deux de ces drôlesses avec un ou deux de leurscompagnons ?

La situation semblait sans issue, quand madame de Martinsec vintà passer. Elle s’arrêta pour dire bonjour à ses amies qui luiracontèrent leurs angoisses.

– Mais c’est bien simple, s’écria-t-elle, je vais vous prêterl’abbé. Je peux très bien m’en passer pendant quarante-huit heures.L’éducation de Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il irachercher vos enfants et vous les ramènera.

Il fut donc convenu que l’abbé Lecuir, un jeune prêtre, fortinstruit, précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, lasemaine suivante, chercher les trois jeunes gens.

L’abbé partit donc le vendredi ; et il se trouvait à lagare de Lyon le dimanche matin pour prendre, avec ses trois gamins,le rapide de huit heures, le nouveau rapide-direct organisé depuisquelques jours seulement, sur la réclamation générale de tous lesbaigneurs de l’Auvergne.

Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens,comme une poule de ses poussins, et il cherchait un compartimentvide ou occupé par des gens d’aspect respectable, car il avaitl’esprit hanté par toutes les recommandations minutieuses que luiavaient faites mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et deBridoie.

Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieuret une vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autredame installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur étaitofficier de la Légion d’honneur ; et ces gens avaient l’aspectle plus comme il faut. « Voici mon affaire », pensa l’abbé. Il fitmonter les trois élèves et les suivit.

La vieille dame disait :

– Surtout soigne-toi bien, mon enfant.

La jeune répondit :

– Oh ! oui, maman, ne crains rien.

– Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.

– Oui, oui, maman.

– Allons, adieu, ma fille.

– Adieu, maman.

Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma lesportières et le train se mit en route.

Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse,et il se mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés.Il avait été convenu, le jour de son départ, que madame deMartinsec l’autoriserait à donner des répétitions pendant toutesles vacances à ces trois garçons, et il voulait sonder un peul’intelligence et le caractère de ses nouveaux élèves.

Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hautscollégiens poussés trop vite, maigres et pâles, et dont lesarticulations ne semblent pas tout à fait soudées. Il parlaitlentement, d’une façon naïve.

Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit,trapu, et il était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquaittoujours de tout le monde, avait des mots de grande personne, desrépliques à double sens qui inquiétaient ses parents.

Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucuneaptitude pour rien : C’était une bonne petite bête quiressemblerait à son papa.

L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordrespendant ces deux mois d’été : et il leur fit un sermon bien sentisur leurs devoirs envers lui, sur la façon dont il entendait lesgouverner, sur la méthode qu’il emploierait envers eux.

C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et pleinde systèmes.

Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussaleur voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assisedans son coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbérevint à ses disciples.

Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, desbois, passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de satrépidation frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans leswagons.

Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuirsur Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il unerivière ? Pouvait-on pêcher ? Aurait-il un cheval, commel’autre année ? etc.

La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah ! » de souffrance vite réprimé.

Le prêtre, inquiet, lui demanda :

– Vous sentez-vous indisposée, madame ?

Elle répondit : – Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, unelégère douleur, ce n’est rien. Je suis un peu malade depuis quelquetemps, et le mouvement du train me fatigue.

Sa figure était devenue livide, en effet.

Il insista : – Si je puis quelque chose pour vous,madame ?…

– Oh ! non, rien du tout, monsieur l’abbé. Je vousremercie.

Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves, les préparant àson enseignement et à sa direction.

Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps,puis repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir etelle ne bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fûtplus qu’à moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbépensait : « Cette personne doit être bien souffrante. »

Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindreClermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir.Elle s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée surles mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait : «Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! »

L’abbé s’élança :

– Madame… madame… madame, qu’avez-vous ?

Elle balbutia : – Je… je… crois que… que… que je vais accoucher.Et elle commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Ellepoussait une longue clameur affolée qui semblait déchirer sa gorgeau passage, une clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistredisait l’angoisse de son âme et la torture de son corps.

Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait quefaire, que dire, que tenter, et il murmurait : « Mon Dieu, si jesavais… Mon Dieu, si je savais ! » Il était rouge jusqu’aublanc des yeux ; et ses trois élèves regardaient avec stupeurcette femme étendue qui criait.

Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, etson flanc eut une secousse étrange, une convulsion qui laparcourut.

L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui privée desecours et de soins, par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue:

– Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas… mais je vousaiderai comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créaturequi souffre.

Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria :

– Vous – vous allez passer vos têtes à la portière ; et siun de vous se retourne, il me copiera mille vers de Virgile.

Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes,ramena contre le cou les rideaux bleus, et il répéta :

– Si vous faites seulement un mouvement, vous serez privésd’excursions pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que jene pardonne jamais, moi.

Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sasoutane.

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Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, laface cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sanscesse, il levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient desregards furtifs, vite détournés, vers la mystérieuse besogneaccomplie par leur nouveau précepteur.

– Monsieur de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe« désobéir » ! – criait-il.

– Monsieur de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant unmois.

Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presqueaussitôt un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement età un miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégienspersuadés qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau né.

L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il leregardait avec des yeux effarés ; il semblait content etdésolé, prêt à rire et prêt à pleurer ; on l’aurait cru fou,tant sa figure exprimait de choses par le jeu rapide des yeux, deslèvres et des joues.

Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grandenouvelle :

– C’est un garçon.

Puis aussitôt il reprit :

– Monsieur de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui estdans le filet. – Bien. – Débouchez-la. – Très bien. – Versez-m’enquelques gouttes dans la main, seulement quelques gouttes. –Parfait.

Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’ilportait, en prononçant :

« Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.Ainsi soit-il. »

Le train entrait en gare de Clermont. La figure de madame deBridoie apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, luiprésenta la frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, enmurmurant : « C’est madame qui vient d’avoir un petit accident enroute. »

Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout ;et, les cheveux mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robemaculée, il répétait : « Ils n’ont rien vu – rien du tout, – j’enréponds. – Ils regardaient tous trois par la portière. – J’enréponds, – ils n’ont rien vu. »

Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu detrois qu’il était allé chercher, tandis que mesdames de Bridoie, deVaulacelles et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regardséperdus, sans trouver un seul mot à dire.

Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêterl’arrivée des collégiens. Mais on ne parlait guère ; lespères, les mères et les enfants eux-mêmes semblaientpréoccupés.

Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda :

– Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé, ce petitgarçon ?

La mère ne répondit pas directement.

– Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tesquestions.

Il se tut quelques minutes, puis reprit :

– Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre.C’est donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin quifait venir un bocal de poissons sous un tapis.

– Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé.

– Mais où l’avait-il mis, le bon Dieu ? Je n’ai rien vu,moi. Est-il entré par la portière, dis ?

Madame de Bridoie, impatientée, répliqua : – Voyons, c’est fini,tais-toi. Il est venu sous un chou comme tous les petits enfants.Tu le sais bien.

– Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon ?

Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois,sourit et dit :

– Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que monsieur l’abbé quil’a vu.

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