Monsieur Parent

Chapitre 4L’Inconnue

On parlait de bonnes fortunes et chacun en racontait d’étranges: rencontres surprenantes et délicieuses, en wagon, dans un hôtel,à l’étranger, sur une plage. Les plages, au dire de Roger desAnnettes, étaient singulièrement favorables à l’amour.

Gontran, qui se taisait, fut consulté.

– C’est encore Paris qui vaut le mieux, dit-il. Il en est de lafemme comme du bibelot, nous l’apprécions davantage dans lesendroits où nous ne nous attendons point à en rencontrer ;mais on n’en rencontre vraiment de rares qu’à Paris.

Il se tut quelques secondes, puis reprit :

– Cristi ! c’est gentil ! Allez un matin de printempsdans nos rues. Elles ont l’air d’éclore comme des fleurs, lespetites femmes qui trottent le long des maisons. Oh ! le joli,le joli, joli spectacle ! On sent la violette au bord destrottoirs ; la violette qui passe dans les voitures lentespoussées par les marchandes.

Il fait gai par la ville ; et on regarde les femmes. Cristide cristi, comme elles sont tentantes avec leurs toilettes claires,leurs toilettes légères qui montrent la peau. On flâne, le nez auvent et l’esprit allumé ; on flâne, et on flaire et on guette.C’est rudement bon, ces matins-là !

On la voit venir de loin, on la distingue et on la reconnaît àcent pas, celle qui va nous plaire de tout près. À la fleur de sonchapeau, au mouvement de sa tête, à sa démarche, on la devine. Ellevient. On se dit : « Attention, en voilà une », et on va au-devantd’elle en la dévorant des yeux.

Est-ce une fillette qui fait les courses du magasin, une jeunefemme qui vient de l’église ou qui va chez son amant ?Qu’importe ! La poitrine est ronde sous le corsagetransparent. – Oh ! si on pouvait mettre le doigtdessus ? le doigt ou la lèvre. – Le regard est timide ouhardi, la tête brune ou blonde ? Qu’importe !L’effleurement de cette femme qui trotte vous fait courir unfrisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au soir, cellequ’on a rencontrée ainsi ! Certes, j’ai bien gardé le souvenird’une vingtaine de créatures vues une fois ou dix fois de cettefaçon et dont j’aurais été follement amoureux si je les avaisconnues plus intimement.

Mais voilà, celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connaîtjamais. Avez-vous remarqué ça ? c’est assez drôle ! Onaperçoit, de temps en temps, des femmes dont la seule vue nousravage de désirs. Mais on ne fait que les apercevoir, celles-là.Moi, quand je pense à tous les êtres adorables que j’ai coudoyésdans les rues de Paris, j’ai des crises de rage à me pendre. Oùsont-elles ? Qui sont-elles ? Où pourrait-on lesretrouver ? les revoir ? Un proverbe dit qu’on passesouvent à côté du bonheur, eh bien ! moi je suis certain quej’ai passé plus d’une fois à côté de celle qui m’aurait pris commeun linot avec l’appât de sa chair fraîche.

Roger des Annettes avait écouté en souriant. Il répondit :

– Je connais ça aussi bien que toi. Voilà même ce qui m’estarrivé, à moi. Il y a cinq ans environ, je rencontrai pour lapremière fois, sur le pont de la Concorde, une grande jeune femmeun peu forte qui me fit un effet… mais un effet… étonnant. C’étaitune brune, une brune grasse, avec des cheveux luisants, mangeant lefront, et des sourcils liant les deux yeux sous leur grand arcallant d’une tempe à l’autre. Un peu de moustache sur les lèvresfaisait rêver… rêver… comme on rêve à des bois aimés en voyant unbouquet sur une table. Elle avait la taille très cambrée, lapoitrine très saillante, présentée comme un défi, offerte comme unetentation. L’œil était pareil à une tache d’encre sur de l’émailblanc. Ce n’était pas un œil, mais un trou noir, un trou profondouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait en elle, onentrait en elle. Oh ! l’étrange regard opaque et vide, sanspensée et si beau !

J’imaginai que c’était une juive. Je la suivis. Beaucoupd’hommes se retournaient. Elle marchait en se dandinant d’une façonpeu gracieuse, mais troublante. Elle prit un fiacre place de laConcorde. Et je demeurai comme une bête, à côté de l’Obélisque, jedemeurai frappé par la plus forte émotion de désir qui m’eût encoreassailli.

J’y pensai pendant trois semaines au moins, puis jel’oubliai.

Je la revis six mois plus tard, rue de la Paix ; et jesentis, en l’apercevant, une secousse au cœur comme lorsqu’onretrouve une maîtresse follement aimée jadis. Je m’arrêtai pourbien la voir venir. Quand elle passa près de moi, à me toucher, ilme sembla que j’étais devant la bouche d’un four. Puis, lorsqu’ellese fut éloignée, j’eus la sensation d’un vent frais qui me couraitsur le visage. Je ne la suivis pas. J’avais peur de faire quelquesottise, peur de moi-même.

Elle hanta souvent mes rêves. Tu connais ces obsessions-là.

Je fus un an sans la retrouver ; puis, un soir, au coucherdu soleil, vers le mois de mai, je la reconnus qui montait devantmoi l’avenue des Champs-Élysées.

L’arc de l’Étoile se dessinait sur le rideau de feu du ciel. Unepoussière d’or, un brouillard de clarté rouge voltigeait, c’étaitun de ces soirs délicieux qui sont les apothéoses de Paris.

Je la suivais avec l’envie furieuse de lui parler, dem’agenouiller, de lui dire l’émotion qui m’étranglait.

Deux fois je la dépassai pour revenir. Deux fois j’éprouvai denouveau, en la croisant, cette sensation de chaleur ardente quim’avait frappé, rue de la Paix.

Elle me regarda. Puis je la vis entrer dans une maison de la ruede Presbourg. Je l’attendis deux heures sous une porte. Elle nesortit pas. Je me décidai alors à interroger le concierge. Il eutl’air de ne pas me comprendre : « Ça doit être une visite »,dit-il.

Et je fus encore huit mois sans la revoir.

Or, un matin de janvier, par un froid de Sibérie, je suivais leboulevard Malesherbes, en courant pour m’échauffer, quand, au coind’une rue, je heurtai si violemment une femme qu’elle laissa tomberun petit paquet.

Je voulus m’excuser. C’était elle !

Je demeurai d’abord stupide de saisissement ; puis, luiayant rendu l’objet qu’elle tenait à la main, je lui disbrusquement :

– Je suis désolé et ravi, Madame, de vous avoir bousculée ainsi.Voilà plus de deux ans que je vous connais, que je vous admire, quej’ai le désir le plus violent de vous être présenté ; et je nepuis arriver à savoir qui vous êtes ni où vous demeurez. Excusez desemblables paroles, attribuez-les à une envie passionnée d’être aunombre de ceux qui ont le droit de vous saluer. Un pareil sentimentne peut vous blesser, n’est-ce pas ? Vous ne me connaissezpoint. Je m’appelle le baron Roger des Annettes. Informez-vous, onvous dira que je suis recevable. Maintenant, si vous résistez à mademande, vous ferez de moi un homme infiniment malheureux. Voyons,soyez bonne, donnez-moi, indiquez-moi un moyen de vous voir.

Elle me regardait fixement, de son œil étrange et mort, et ellerépondit en souriant :

– Donnez-moi votre adresse. J’irai chez vous.

Je fus tellement stupéfait que je dus le laisser paraître. Maisje ne suis jamais longtemps à me remettre de ces surprises-là, etje m’empressai de lui donner une carte qu’elle glissa dans sa poched’un geste rapide, d’une main habituée aux lettres escamotées.

Je balbutiai, redevenu hardi :

– Quand vous verrai-je ?

Elle hésita, comme si elle eût fait un calcul compliqué,cherchant sans doute à se rappeler, heure par heure, l’emploi deson temps ; puis elle murmura : – Dimanche matin,voulez-vous ?

– Je crois bien que je veux.

Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analyséde ce regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chosesur la peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gensun de ces liquides épais dont se servent les pieuvres pourobscurcir l’eau et endormir leurs proies.

Je me livrai, jusqu’au dimanche, à un terrible travail d’espritpour deviner ce qu’elle était et pour me fixer une règle deconduite avec elle.

Devais-je la payer ? Comment ?

Je me décidai à acheter un bijou, un joli bijou, ma foi, que jeposai, dans son écrin, sur la cheminée.

Et je l’attendis, après avoir mal dormi.

Elle arriva, vers dix heures, très calme, très tranquille, etelle me tendit la main comme si elle m’eût connu beaucoup. Je lafis asseoir, je la débarrassai de son chapeau, de son voile, de safourrure, de son manchon. Puis je commençai, avec un certainembarras, à me montrer plus galant, car je n’avais point de temps àperdre.

Elle ne se fit nullement prier d’ailleurs, et nous n’avions paséchangé vingt paroles que je commençais à la dévêtir. Elle continuatoute seule cette besogne malaisée que je ne réussis jamais àachever. Je me pique aux épingles, je serre les cordons en desnœuds indéliables au lieu de les démêler ; je brouille tout,je confonds tout, je retarde tout et je perds la tête.

Oh ! mon cher ami, connais-tu dans la vie des moments plusdélicieux que ceux-là, quand on regarde, d’un peu loin, pardiscrétion, pour ne point effaroucher cette pudeur d’autruchequ’elles ont toutes, celle qui se dépouille, pour vous, de toutesses étoffes bruissantes tombant en rond à ses pieds, l’une aprèsl’autre ?

Et quoi de plus joli aussi que leurs mouvements pour détacherces doux vêtements qui s’abattent, vides et mous, comme s’ilsvenaient d’être frappés de mort ? Comme elle est superbe etsaisissante l’apparition de la chair, des bras nus et de la gorgeaprès la chute du corsage, et combien troublante la ligne du corpsdevinée sous le dernier voile !

Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante,une tache noire, entre les épaules ; car elle me tournait ledos ; une grande tache en relief, très noire. J’avais promisd’ailleurs de ne pas regarder.

Qu’était-ce ? Je n’en pouvais douter pourtant, et lesouvenir de la moustache visible, des sourcils unissant les yeux,de cette toison de cheveux qui la coiffait comme un casque, auraitdû me préparer à cette surprise.

Je fus stupéfait cependant, et hanté brusquement par des visionset des réminiscences singulières. Il me sembla que je voyais unedes magiciennes des Mille et une nuits, un de ces êtres dangereuxet perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en desabîmes inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glacela reine de Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le piedfourchu.

Et… et quand il fallut lui chanter ma chanson d’amour, jedécouvris que je n’avais plus de voix, mais plus un filet, moncher. Pardon, j’avais une voix de chanteur du Pape, ce dont elles’étonna d’abord et se fâcha ensuite absolument, car elle prononça,en se rhabillant avec vivacité :

– Il était bien inutile de me déranger.

Je voulus lui faire accepter la bague achetée pour elle, maiselle articula avec tant de hauteur : « Pour qui me prenez-vous,monsieur ? » que je devins rouge jusqu’aux oreilles de cetempilement d’humiliations. Et elle partit sans ajouter un mot.

Or voilà toute mon aventure. Mais ce qu’il y a de pis, c’estque, maintenant, je suis amoureux d’elle et follement amoureux.

Je ne puis plus voir une femme sans penser à elle. Toutes lesautres me répugnent, me dégoûtent, à moins qu’elles ne luiressemblent. Je ne puis poser un baiser sur une joue sans voir sajoue à elle à côté de celle que j’embrasse, et sans souffriraffreusement du désir inapaisé qui me torture.

Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caressesqu’elle me gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là,habillée ou nue, comme ma vraie maîtresse ; elle est là, toutprès de l’autre, debout ou couchée, visible mais insaisissable. Etje crois maintenant que c’était bien une femme ensorcelée, quiportait entre ses épaules un talisman mystérieux.

Qui est-elle ? Je ne le sais pas encore. Je l’ai rencontréede nouveau deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu monsalut, elle a feint de ne me point connaître. Qui est-elle !Une Asiatique, peut-être ? Sans doute une juived’Orient ? Oui, une juive ! J’ai dans l’idée que c’estune juive ? Mais pourquoi ? Voilà ! Pourquoi ?Je ne sais pas !

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