Monsieur Parent

Chapitre 15Solitude

C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Und’eux, un vieil ami, me dit :

– Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées ?

Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade,sous les arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, quecette rumeur confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nouspassait sur le visage, et la légion des étoiles semait sur le cielnoir une poudre d’or.

Mon compagnon me dit :

– Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, quepartout ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, parmoments, ces espèces de lueurs dans l’esprit qui font croire,pendant une seconde, qu’on va découvrir le divin secret des choses.Puis la fenêtre se referme. C’est fini.

De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long desmassifs ; nous passions devant un banc où deux êtres, assiscôte à côte, ne faisaient qu’une tache noire.

Mon voisin murmura :

– Pauvres gens ! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent,mais une immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine,il en est un que j’ai pénétré : notre grand tourment dansl’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, ettous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cettesolitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent,comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leurisolement, rien que pendant une minute au moins ; mais ilsdemeurent, ils demeureront toujours seuls ; et nous aussi.

On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout.

Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoircompris, d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et jesais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ! Quoique nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l’élande nos cœurs, l’appel de nos lèvres et l’étreinte de nos bras, noussommes toujours seuls.

Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrerchez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de lasolitude de mon logement. À quoi cela me servira-t-il ? Je teparle, tu m’écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte,mais seuls. Me comprends-tu ?

Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ontl’illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misèresolitaire, ils n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autrecontact que celui des coudes, sans autre joie que l’égoïstesatisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sansfin de la connaissance de notre éternel isolement.

Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas ?

Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il mesemble que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrainsombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas lafin, et qui n’a point de bout, peut-être ! J’y vais sanspersonne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne devivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c’est lavie. Parfois j’entends des bruits, des voix, des cris… je m’avanceà tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au justed’où elles partent ; je ne rencontre jamais personne, je netrouve jamais une autre main dans ce noir qui m’entoure. Mecomprends-tu ?

Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.

Musset s’est écrié :

Qui vient ? Qui m’appelle ? Personne.

Je suis seul. – C’est 1 heure qui sonne,

Ô solitude ! – Ô pauvreté !

Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pasune certitude définitive, comme chez moi. Il était poète ; ilpeuplait la vie de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraimentseul. – Moi, je suis seul !

Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parcequ’il était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amiecette phrase désespérante : « Nous sommes tous dans un désert.Personne ne comprend personne. »

Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’ondise, quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans cesétoiles que voilà, jetées comme une graine de feu à traversl’espace, si loin que nous apercevons seulement la clarté dequelques-unes, alors que l’innombrable armée des autres est perduedans l’infini, si proches qu’elles forment peut-être un tout, commeles molécules d’un corps ?

Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans unautre homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres,plus isolés surtout, parce que la pensée est insondable.

Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlementdes êtres que nous ne pouvons pénétrer ! Nous nous aimons lesuns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les brastendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’unionnous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nosabandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintesimpuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler,nos élans de l’un vers l’autre ne font que nous heurter l’un àl’autre.

Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur àquelque ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissableobstacle. Il est là, cet homme ; je vois ses yeux clairs surmoi ! mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Ilm’écoute. Que pense-t-il ? Oui, que pense-t-il ? Tu necomprends pas ce tourment ? Il me hait peut-être ? ou meméprise ? ou se moque de moi ? Il réfléchit à ce que jedis, il me juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ousot. Comment savoir ce qu’il pense ? Comment savoir s’ilm’aime comme je l’aime ? et ce qui s’agite dans cette petitetête ronde ? Quel mystère que la pensée inconnue d’un être, lapensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, niconduire, ni dominer, ni vaincre !

Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutesles portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je gardeau fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne nepénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce quepersonne ne me ressemble, parce que personne ne comprendpersonne.

Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi ? Non, tu mejuges fou ! tu m’examines, tu te gardes de moi ! Tu tedemandes : « Qu’est-ce qu’il a, ce soir ? » Mais si tuparviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible et subtilesouffrance, viens-t’en me dire seulement : Je t’ai compris !et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.

Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir masolitude.

Misère ! misère ! Comme j’ai souffert par elles, parcequ’elles m’ont donné souvent, plus que les hommes, l’illusion den’être pas seul !

Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Unefélicité surhumaine vous envahit ! Sais-tu pourquoi ?Sais-tu d’où vient cette sensation d’immense bonheur ? C’estuniquement parce qu’on s’imagine n’être plus seul. L’isolement,l’abandon de l’être humain paraît cesser. Quelle erreur !

Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amourqui ronge notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge duRêve.

Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cetêtre à longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nousaffole. Quel délire égare notre esprit ! Quelle illusion nousemporte !

Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un tout à l’heure,semble-t-il ? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et,après des semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, jeme retrouve tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avaisencore été.

Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolements’agrandit. Et comme il est navrant, épouvantable !

Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit :

Les caresses ne sont que d’inquiets transports,

Infructueux essais du pauvre amour qui tente

L’impossible union des âmes par les corps…

Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cettefemme qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dontnous n’avons jamais connu la pensée intime et banale sansdoute !

Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieuxdes êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes lesaspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot,un seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait,comme un éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.

Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est depasser un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureuxpresque complètement par la seule sensation de sa présence. Nedemandons pas plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.

Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus àpersonne ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Mesachant condamné à l’horrible solitude, je regarde les choses, sansjamais émettre mon avis. Que m’importent les opinions, lesquerelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rienpartager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée,invisible, demeure inexplorée. J’ai des phrases banales pourrépondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit :« oui », quand je ne veux même pas prendre la peine de parler.

Me comprends-tu ?

Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’arc de triomphede l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de laConcorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutantencore beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens plus.

Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le hautobélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, aumilieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé,portant au flanc l’histoire de son pays écrite en signes étranges,mon ami s’écria :

– Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.

Puis il me quitta sans ajouter un mot.

Était-il gris ? Était-il fou ? Était-il sage ? Jene le sais encore. Parfois il me semble qu’il avait raison ;parfois il me semble qu’il avait perdu l’esprit.

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