New York Tic Tac

ON NE PEUT PAS TOUT AVOIR

Hastings Beauchamp Morley traversa rapidement Union Square enjetant un regard de pitié sur les centaines de vagabonds affaméssur les bancs du parc. Une drôle de bande que ces types-là,pensa-t-il ; les hommes, mal rasés, avaient des faces stupideset bestiales ; les femmes faisaient des grimaces et descontorsions en remuant leurs pieds et en balançant leurs jambesau-dessus du gravier.

Hastings Beauchamp Morley était soigneusement et élégammentvêtu. C’était le résultat d’un instinct dû à sa naissance et à sonéducation. Il nous est défendu de pénétrer dans le sein d’un hommeau-delà du plastron de sa chemise ; c’est pourquoi il ne nousreste qu’à rapporter ses faits, gestes et conversations.

Morley n’avait pas un sou en poche ; mais il souriait d’unair de pitié en considérant une centaine d’infortunés, sales etbarbouillés, qui n’en avaient pas davantage et qui n’en auraientpas davantage non plus lorsque les premiers rayons du soleilcommenceraient à dorer le grand bâtiment qui se trouvait du côtéouest du square. Mais Morley, lui, en aurait suffisamment à cemoment-là. Ça n’était pas la première fois que le crépusculel’avait surpris les poches vides ; mais toujours l’aurore lesavait trouvées bien garnies.

Tout d’abord, il se rendit chez un clergyman qui habitait àproximité de Madison Avenue et lui présenta une fausse lettred’introduction qui prétendait émaner d’un pasteur de l’Indiana.Cette lettre, accompagnée d’un boniment réaliste relatif à uneinfortune passagère, lui rapporta cinq dollars.

Sur le trottoir, à vingt pas de la porte du clergyman, un hommegras, au visage pâle, l’arrêta et lui mit brutalement son poingsous le nez en réclamant d’une voix criarde le remboursement d’unevieille dette.

« Tiens, c’est toi, Bergman ? susurra Morley d’unevoix douce. Je me rendais justement chez toi pour solder moncompte. C’est seulement ce matin que j’ai reçu les fonds de matante. Ils avaient été envoyés à une fausse adresse. Viens jusqu’aucoin et je vais te régler. Heureux de te voir. Ça m’épargne undéplacement. »

Quatre verres d’alcool apaisèrent l’irritable Bergman. LorsqueMorley avait de l’argent sur lui, il avait un air qui eût faitreculer une demande d’emprunt du Nicaragua. C’est seulement quandil était sans le sou que son bluff baissait d’un demi-ton ;mais il y a peu de gens assez compétents pour percevoir ladifférence entre un la dièse et un si bémol.

« Fenez chez moi temain pour payer, Morley, dit Bergman.Excusez-moi si che fous ai arrêté tans la rue. Mais che ne fousavais pas fu depuis trois mois. À fotre santé. »

Morley s’éloigna, son visage pâle illuminé d’un sourire ambigu.Le crédule Juif allemand, sensible aux libations, l’avait amusé.Désormais, il lui suffirait d’éviter la Vingt-Neuvième Rue :il savait maintenant que Bergman rentrait chez lui par cechemin-là.

À deux blocs plus au nord, Morley s’arrêta devant la porte d’unemaison située dans l’ombre et frappa plusieurs coups d’une façonparticulière. La porte s’entrebâilla, maintenue par une grossechaîne de six pouces, et, dans l’entrebâillement, apparut le visagenoir, important et pompeux, d’un gardien africain. Morley futintroduit.

Dans une pièce du troisième étage, dont l’atmosphère avait étérendue opaque par une fumée intense, il se pencha pendant dixminutes au-dessus d’une roulette. Puis il se glissa de nouveaujusqu’en bas des escaliers et fut rejeté dehors par le nègreimportant. Il se mit en route, faisant tinter dans sa poche lesquarante cents qui lui restaient sur son capital de cinq dollars.Au coin de la rue, il s’arrêta, indécis.

De l’autre côté de la rue, en face de lui, se trouvait unepharmacie brillamment illuminée ; des rayons multicoloresémanaient de ses bocaux et de ses multiples flacons. Bientôtapparut un gamin de cinq ans qui marchait fièrement, avecl’attitude d’un petit homme à qui l’on a confié une commissionimportante, sans doute à cause de sa maturité précoce. Dans samain, il éteignait étroitement, publiquement, fièrement,ostensiblement, quelque chose.

Morley l’arrêta et, avec son sourire charmeur, lui adressa unmielleux discours :

« Moi ? fit le gamin, j’m’en vas à la pharmacie pourmaman. Elle m’a donné un dollar pour ach’ter un flacon demédecine.

– Tiens ! tiens ! tiens ! Voyez-vous cepetit homme qui fait les commissions pour sa maman ! Maisc’est très bien, ça ! Eh bien, je vais t’aider à traverser larue pour être sûr que tu ne te feras pas écraser par un tramway. Etpuis, avant d’entrer chez le pharmacien, si on allait mangerquelques chocolats ? à moins que tu ne préfères des bonbonsacidulés ? »

Quelques minutes plus tard, Morley entrait dans la pharmacie,conduisant le gamin par la main. Il présenta l’ordonnance qui avaitservi à envelopper le dollar.

Sur son visage se lisait un sourire paternel, politique, profondet vicieux.

« Aqua pura, 100 grammes, dit-il au pharmacien. Chlorure desodium, 10 grammes. Et n’essayez pas de m’écorcher, parce que je nebois jamais de la première et je me sers toujours de l’autre pourmettre sur mes pommes de terre.

– Quinze cents, fit le pharmacien, avec un clin d’œil,après avoir exécuté l’ordre. Je vois que vous comprenez lapharmacie. Le prix normal est d’un dollar.

– Pour les poires », répondit Morley en souriant.

Il enveloppa soigneusement la bouteille, la mit entre les mainsdu gosse et l’escorta jusqu’au coin. Dans sa propre poche ilenfouit les quatre-vingt-cinq cents qui lui avaient été allouésgrâce à ses connaissances chimiques.

« Et fais attention aux tramways, fiston », fit-iljoyeusement à sa petite victime.

Deux tramways apparurent tout à coup à chaque extrémité de larue et fondirent sur le petit garçon. Morley se précipita, attrapajuste à temps le petit messager par le cou et le transporta sur letrottoir opposé. Alors, il le renvoya chez lui, tout heureux etsuçant des bonbons de qualité inférieure que Morley lui avaitachetés chez l’Italien du coin.

Morley se rendit dans un restaurant et commanda un bifteck avecune demi-bouteille de vin. Tout en mangeant, il se mit à rire sansbruit mais avec tant de bonne humeur que le garçon se crut permisde supposer qu’il avait reçu de bonnes nouvelles.

« Ma foi non, répondit Morley, qui évitait généralementd’engager une conversation avec des inconnus. Ce n’est pas ça,c’est quelque chose d’autre qui m’amuse. Savez-vous quelles sontles trois catégories de gens qui sont les plus faciles à roulerdans n’importe quelle espèce de transaction ?

– Sûrement, fit le garçon, estimant un bon pourboire, aprèsavoir considéré l’élégance vestimentaire de Morley : y ad’abord les épiciers du Sud qui viennent à New York pendant l’été.Et puis les types qui voyagent pendant leur lune de miel. Etpuis…

– Non, fit Morley en ricanant joyeusement. La réponseest : les hommes, les femmes et les enfants. Le monde… ou biendisons plutôt : “New York est rempli de poires.” Si ce bifteckétait resté deux minutes de plus sur le gril, il eût été digned’être mangé par un gentleman.

– Si vous voulez, répondit le garçon, je peux vousle… »

Morley leva la main pour l’arrêter, avec un sourire decondescendance.

« Non, dit-il d’un ton magnanime, cela ira pouraujourd’hui. Et maintenant, un café et une chartreuse. »

Morley sortit nonchalamment et s’arrêta un peu plus loin, aucroisement de deux grandes avenues. Lesté d’une seule et uniquepetite pièce de monnaie dans sa poche, il se tenait sur letrottoir, contemplant, avec des yeux souriants, confiants etcyniques, la vague humaine qui déferlait devant lui. C’est dans cecourant qu’il devait jeter son filet pour ramener le poissondestiné à subvenir à ses besoins.

Tout à coup une bande joyeuse (deux femmes et deux hommes)fondit sur lui avec des cris de joie. Ils allaient, selon leurpropre expression, « faire un bon gueuleton » et ilsétaient en veine de générosité excentrique. Ils l’entourèrent, lesubmergèrent, l’invitèrent à se joindre à eux et tra-la-la ettra-la-la.

L’une des femmes, dont le chapeau s’ornait d’une plume blanchequi lui retombait sur l’épaule, posa sa main sur la manche deMorley et adressa aux autres un regard triomphant qui disait :« Vous allez voir si je ne réussis pas, moi ! » Ellerenouvela son invitation d’un ton de reine.

« Je ne sais comment vous exprimer mes regrets de nepouvoir me joindre à vous, dit Morley d’une voix pathétique. Maismon ami Carruthers, du New York Yacht Club, doit me prendre ici àhuit heures. »

Le chapeau à plume blanche s’inclina et les quatre bons vivantss’éloignèrent aussitôt dans l’avenue en dansant comme desmoucherons autour d’une lampe.

Morley, tâtant la piécette dans sa poche, se mit à rirejoyeusement.

« Du culot ! murmura-t-il doucement. Avec du culot onréussit toujours. Le culot, c’est l’atout dans le jeu de la vie. Etcomme ils avalent ça facilement ! Hommes, femmes, enfants, onleur fait avaler tout ce qu’on veut ! »

Un vieil homme mal vêtu, agrémenté d’une longue barbe grise etd’un parapluie encombrant, parvint à s’extirper de l’ouragan desvoitures et des tramways et s’arrêta sur le trottoir, à côté deMorley.

« Étranger, dit-il, excusez-moi si je vous dérange, maisvous ne connaîtriez pas, par hasard, quelqu’un dans cette ville,qui s’appelle Salomon Smothers ? C’est mon fils, et j’suisvenu d’Ellenville pour le voir. Du diable si je me souviens ce quej’ai fait du papier où il avait inscrit sa rue et son numéro.

– Non, monsieur, répondit Morley, fermant à demi sespaupières pour voiler la joie soudaine qui venait d’illuminer sesyeux. Non, je ne sais pas. Vous feriez mieux de vous adresser à lapolice.

– La police ! répondit le vieil homme. Y a pas de quoiappeler la police pour ça ! Je suis venu ici pour voir Ben. Ilhabite dans une maison de cinq étages, qu’il m’a écrit. Si vousconnaissez quelqu’un de ce nom-là et si…

– Je vous ai dit que non, répondit Morley froidement. Je neconnais personne du nom de Smithers, et je vous conseille…

– Smothers, et non Smithers, dit le vieil homme d’un tonplein d’espoir. Un homme lourd, au teint rouge – il a vingt-neufans, cinq pieds six pouces et il lui manque deux dents sur ledevant…

– Oh ! Smothers, s’écria Morley. SalomonSmothers ! Ah ! bien sûr, il habite à côté de chez moi.J’ai cru que vous aviez dit Smithers. »

Morley tira sa montre. Il faut avoir une montre. Ça ne coûtejamais qu’un dollar. Et c’est indispensable dans lacorporation.

« L’évêque de Long Island, dit Morley, devait me prendreici à huit heures pour dîner avec lui au Kingfisher’s Club, mais jene veux pas abandonner le père de mon ami Salomon Smothers seuldans la rue. Par saint Swithin, Mr. Smothers, nous autres,boursiers, travaillons comme des esclaves ! Ma fatigue n’a pasde nom ! J’étais sur le point de traverser l’avenue pour allerprendre un verre de ginger ale avec une goutte de sherry lorsquevous m’avez adressé la parole. Permettez-moi de vous accompagnerjusque chez Salomon, Mr. Smothers ; mais, avant de prendre letramway, j’espère que vous voudrez bien me faire le plaisird’accepter un verre… »

Une heure plus tard, Morley s’assit à l’extrémité d’un banc deMadison Square avec un cigare de vingt-cinq cents entre les lèvreset cent quarante dollars en billets crasseux dans sa poche.Satisfait, ironique, le cœur léger, l’esprit hautementphilosophique, il contempla la lune à travers les nuages flottantsde la fumée de son cigare. Un vieux vagabond déguenillé étaitassis, la tête pendante, à l’autre bout du banc. Au bout de quelquetemps, le vieux clochard se remua et regarda l’autre occupant dubanc. À l’aspect des vêtements de Morley, il crut deviner quecelui-ci appartenait à une caste supérieure à celle qui fréquentaithabituellement le parc pendant la nuit.

« Mon bon monsieur, gémit-il, auriez-vous la bonté dedonner une petite pièce à un pauvre malheureux qui… »

Morley l’interrompit en lui jetant un dollar.

« Que Dieu vous bénisse ! dit le vieil homme. Y aquinze jours que j’essaie de trouver du travail…

– Du travail ! répéta Morley en riant bruyamment. Tun’es qu’un imbécile, mon ami. Le monde est un roc pour toi, sansdoute ; mais il faut faire comme Aaron et le frapper de sabaguette. Et alors des choses meilleures que l’eau en jaillirontpour toi. C’est pour ça que le monde est fait. Il me donne, à moi,tout ce que je lui demande.

– Dieu vous a béni, dit le vieil homme. Moi, je n’ai connuque le travail. Et maintenant, je ne peux plus en trouver.

– Il faut que je rentre, dit Morley en se levant etboutonnant son pardessus. Je me suis arrêté ici seulement pourfumer un cigare. J’espère que vous trouverez du travail.

– Puisse votre bonté être récompensée ce soir, répondit levieil homme.

– Oh ! fit Morley, ton vœu est déjà accompli. Je suissatisfait. Je crois que la veine me suit comme un chien. Etmaintenant, je m’en vais aller coucher dans cet hôtel que tuaperçois là-bas, de l’autre côté du square. Et regarde un peu commec’est beau cette lune qui éclaire la grande cité. Il n’y a personnequi apprécie le clair de lune autant que moi. Allez, bonne nuit,mon vieux. »

Morley traversa le parc et se dirigea vers son hôtel. Tout enmarchant, il tirait de son cigare de longues bouffées de fuméeblanche et les lançait vers le ciel. Il croisa un policeman à quiil adressa un petit signe de tête protecteur et qui lui rendit sonsalut. Quelle belle lune il y avait ce soir !

Comme neuf heures sonnaient à l’horloge du parc, une jeune filles’arrêta au carrefour pour attendre le tramway. Elle avait l’airpressée et impatiente de rentrer chez elle. Ses yeux étaient clairset purs. Elle était vêtue d’une simple robe blanche et avait lesyeux fixés sur le tramway qui s’approchait rapidement.

Morley la connaissait. Huit ans auparavant il s’était assisauprès d’elle sur les bancs de la même école. Il n’y avait jamaiseu d’idylle entre eux, seulement l’amitié des jours innocents. Maistout à coup il fit demi-tour, s’enfonça dans un coin sombre duparc, posa son front soudainement brûlant contre la grille et ditd’un air sombre :

« Mon Dieu ! il y a des moments où l’on a envie demourir ! »

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