New York Tic Tac

LA ROBE POURPRE

Nous allons considérer la nuance que l’on appelle pourpre. C’estune couleur qui a une réputation justifiée parmi les fils et lesfilles de l’homme. Les empereurs l’ont adoptée pour leur usagepersonnel. Partout dans le monde de braves types s’efforcent decommuniquer à leur nez cette teinte cordiale, grâce à l’absorptionde cordiaux. Nous disons des princes qu’ils sont nés pour lapourpre ; et sans aucun doute ils le sont, car la coliquecolore leur visage de la teinte royale aussi bien que celui desenfants de bûcherons dans les mêmes circonstances ; En outre,toutes les femmes l’aiment, quand elle est à la mode.

Et, aujourd’hui, elle est à la mode. On ne voit qu’elle dans lesrues. Bien entendu, il y a d’autres couleurs qui sont aussidistinguées ; et, en fait, j’ai aperçu l’autre jour une bellecréature en vert olive, qui portait une jupe plissée garnie devolants et une blouse en dentelle, avec des manchesbouffantes ; mais malgré tout, le pourpre domine. Si vousvoulez vous en rendre compte, vous n’avez qu’à aller vous promenerdans la Vingt-Troisième Rue, n’importe quel après-midi.

C’est ainsi que Maida, la jeune fille aux grands yeux bruns etaux cheveux couleur de cannelle, qui travaille dans les magasins deBee-Hive, dit à son amie Grâce, la jeune fille qui porte une brocheen agate et dont l’haleine sent la menthe :

« Grâce, je vais avoir une robe pourpre, un tailleurpourpre, pour le Jour d’actions de grâces.

– Ah oui ? répondit Grâce en rangeant des gants de7 1/2 dans une boîte de 6 3/4. Oh ! moi, j’aimemieux le rouge. Dans la Cinquième Avenue, en ce moment, on ne voitque du rouge, et je crois que les hommes préfèrent ça.

– Eh bien, moi, je préfère le pourpre, répondit Maida. Etle vieux Schlegel m’a promis de me faire ça pour huit dollars. Çasera superbe. J’aurai une jupe plissée et une blouse garnie dedentelles avec un joli col blanc et deux rangées de…

– Chouette maman ! dit Grâce, en clignant del’œil.

– … de boutons fantaisie et une jaquette à revers avec desmanchettes et…

– Chouette maman ! répéta Grâce.

– … Et… et… une ceinture en velours et… qu’est-ce que tuentends par chouette maman ?

– Eh bien, je pense tout simplement que Mr. Ramsay aime lepourpre. Je l’ai entendu dire hier qu’il affectionnaitparticulièrement cette teinte-là.

– Oh ! ça m’est bien égal, répondit Maida. Je préfèrele pourpre personnellement et ceux qui ne l’aiment pas n’ont qu’àprendre de l’autre côté de la rue. »

Ce qui suggère l’idée qu’après tout les amateurs de la pourprepeuvent être sujets à de légères déceptions. Le danger n’est pasloin, lorsqu’une jeune fille estime qu’elle peut porter des robespourpres sans s’inquiéter de son teint ni des opinions : etaussi quand les empereurs croient que leurs robes pourpres dureronttoujours.

Maida avait économisé dix-huit dollars au bout de huit mois detravail ; et c’est avec cela qu’elle avait acheté l’étoffepour la robe pourpre et payé à Schlegel quatre dollars d’avance. Laveille du Jour d’actions de grâces, il lui resterait juste assezpour payer les quatre dollars qui étaient encore dus. Et alors elleaurait un jour de congé avec une robe neuve ! Est-ce que laterre peut offrir quelque chose de plus enchanteur ?

Le vieux Bachmann, le propriétaire des grands magasins deBee-Hive, offrait toujours à ses employés un déjeuner le Jourd’actions de grâces. Chacun des trois cent soixante-quatre autresjours suivants, sauf les dimanches, il ne manquait pas de leurrappeler les joies du dernier banquet et les promesses des futurs,suscitant ainsi en eux un enthousiasme au travail toujourscroissant. Le dîner avait lieu dans le magasin sur l’une desgrandes tables situées au milieu de la salle. On recouvrait lesfenêtres avec du papier d’emballage ; et les dindes rôties,ainsi qu’un tas d’autres bonnes choses, étaient apportées d’unrestaurant voisin par la porte de service. Vous devez savoir queBee-Hive n’était pas ce que l’on appelle un magasin chic avec desescaliers et des ascenseurs. Et l’on pouvait y entrer et ne pasressortir sans avoir été servi. Et à chaque dîner d’actions degrâces, Mr. Ramsay…

Ah flûte ! j’aurais dû commencer par lui. Il est plusimportant que le pourpre ou le vert, ou même que la confiture deframboises. Mr. Ramsay était le chef de rayon de tous les rayons,et, en ce qui me concerne, c’est un type qui me plaît. Il nepinçait jamais le bras des jeunes filles, lorsqu’il passait prèsd’elles dans les coins obscurs ; et lorsque les affaires seralentissaient et qu’il avait le temps de leur raconter deshistoires et qu’il les faisait rire, il n’en profitait jamais.

Outre qu’il était un gentleman, Mr. Ramsay avait quelques maniesbizarres et originales. Tout d’abord, c’était un maniaque de lasanté. Il était persuadé que les gens ne devaient jamais mangerquelque chose qui leur fît plaisir. Il était violemment opposé àtoute espèce de confort ; il ne comprenait pas qu’on rentrât àla maison lorsqu’on était surpris par une tempête de neige ou quel’on portât des snow-boots, ou que l’on prît des médicaments, ouque l’on se dorlotât de n’importe quelle manière. Chacune des dixjeunes filles employées dans le magasin rêvait toutes les nuits dedevenir Mrs. Ramsay. Car l’année suivante, le vieux Bachmann allaitle prendre comme associé et chacune d’elles savait parfaitementque, si elle réussissait à mettre la main sur lui, elle auraitéparpillé aux quatre vents du ciel toutes ses idées maniaques surla santé et le confort avant que l’indigestion du gâteau de mariagefût terminée.

À ces dîners annuels, Mr. Ramsay était maître de cérémonie. Etl’on faisait venir aussi deux Italiens pour jouer du violon et dela harpe et, après dîner, l’on dansait dans le magasin.

Or donc, cette année-là, il y avait deux robes qui avaient étéconçues pour captiver Ramsay : l’une pourpre et l’autre rouge.Naturellement les huit autres jeunes filles auraient aussi desrobes neuves, mais elles ne comptaient pas. Très probablement ellesporteraient une espèce de jupe – blouse noire, blanche ou marron,mais rien qui fût aussi resplendissant que le rouge et lepourpre.

Grâce aussi avait fait des économies. Mais elle avait décidéd’acheter une robe toute faite. À quoi bon aller s’embarrasser d’untailleur, lorsque vous avez une taille qui est si facile à vêtir etque n’importe quelle robe de confection vous habilleraparfaitement, sauf qu’il faudra rétrécir un peu laceinture !

La veille du Jour d’actions de grâces, à la fin de la journée,Maida sortit du magasin et se dirigea rapidement vers son logis,joyeuse et alerte à la pensée des joies du lendemain. Ses penséesallaient au pourpre. Mais par elles-mêmes, elles étaient blanches,elles reflétaient le joyeux enthousiasme de la jeunesse pour lesplaisirs auxquels elle a droit, si elle ne veut pas se flétrir.Elle savait que le pourpre lui irait fort bien et pour la millièmefois elle s’efforçait de se persuader que Mr. Ramsay préférait bienle pourpre, et non le rouge. Elle allait d’abord passer chez ellepour prendre les quatre dollars qui étaient enveloppés dans unmorceau de papier au fond du tiroir de sa commode, et puis elleirait chez Schlegel et rapporterait sa robe à la maison.

Grâce habitait dans le même immeuble. Elle occupait une chambresituée juste au-dessus de celle de Maida.

En arrivant chez elle, Maida entendit des clameurs et dutumulte. La langue de la propriétaire retentissait aigrement dansle corridor comme le batteur d’une baratte barbotant dans la crème.Et soudain Grâce entra dans la chambre de Maida avec des yeux aussirouges que n’importe quelle robe. « Elle dit que… que… qu’ilfaut que je parte ! fit Grâce. Le vieux chameau ! parceque je… je lui dois quatre dollars. Elle… elle a mis ma malle surle palier et a fer… fermé la porte et je ne sais pas oùaller ! Je n’ai plus un sou !

– Mais tu en avais hier, répondit Maida.

– Je m’en suis servie pour payer ma robe, dit Grâce. Je… jepensais que la vieille m’accorderait un dé… délai de… de huitjours. »

Sanglots, reniflements – reniflements, sanglots !

Et boum ! voilà les quatre dollars de Maida quiapparaissent, ils ne pouvaient pas faire autrement.

« Oh ! chère petite chérie ! s’écria Grâce,transformée maintenant en arc-en-ciel après la pluie, je vais allerpayer cette vieille bourrique, et puis je vais aller essayer marobe neuve. Je crois qu’elle est vraiment divine. Monte chez moi,et viens la voir. Je te rendrai l’argent à raison d’un dollar parsemaine. Tu peux compter sur moi. »

C’est le Jour d’actions de grâces. Le déjeuner doit avoir lieu àmidi. À midi moins le quart, Grâce s’introduit dans la chambre deMaida. Oui, elle a l’air charmante. Le rouge est vraiment sacouleur. Maida est assise auprès de la fenêtre, dans sa vieillerobe en cheviotte noire, et elle est en train de repriser une…enfin elle travaille avec une aiguille.

« Mon Dieu ! tu n’es pas encore habillée ?s’écrie la robe rouge. Regarde un petit peu si ça va bien dans ledos. Qu’est-ce que tu penses de ces parements de velours ?Est-ce que ce n’est pas vraiment chic ? Mais dis-moi, pourquoin’es-tu pas encore habillée, Maida ?

– Ma robe n’a pas été terminée à temps, répondit Maida. Jene vais pas au déjeuner.

– Oh ! quelle déveine ! Je suis navrée pour toi,Maida. Pourquoi ne mets-tu pas une autre robe, n’importe laquelle,nous sommes entre nous, et personne ne t’en voudra.

– Non, répondit Maida, j’avais décidé d’y aller dans marobe pourpre et du moment que je ne l’ai pas, je ne veux pas yaller. Ne te fais pas de bile pour moi. Dépêche-toi maintenant outu vas être en retard ! Cette robe rouge te va trèsbien. »

Maida resta près de sa fenêtre pendant tout le temps que dura ledéjeuner du Bee-Hive. Fermant les yeux, elle s’imaginait entendreses camarades rire et pousser des cris de joie, et le vieuxBachmann s’esclaffer bruyamment à la suite de ses joviales etantiques plaisanteries ; elle s’imaginait voir les diamants dela grosse Mrs. Bachmann qui ne venait jamais au magasin que cejour-là ; elle s’imaginait enfin voir Mr. Ramsay se déplacerd’un pas alerte pour veiller au confort de tous.

À quatre heures de l’après-midi, elle se rendit lentement chezSchlegel avec un visage sans expression et une allure sans vie, etlui dit qu’elle ne pouvait pas lui payer les quatre dollars quirestaient dus sur sa robe.

« Mein Gott ! s’écria Schlegel irrité. Pourquoiafez-vous l’air si sombre ? Emportez-le. Il est prêt. Fous mepaierez plus tard. Est-ce que che fous ai pas fue passer defant monboutique depuis teux ans ! si che fabrique tes fêtements c’estpas une raison pour que che sache pas connaître les chens !fous me paierez quand fous pourrez. Emportez-le. Il est bien fait.Et s’il fous fa bien, tout fa bien. Allez, payez-moi quand fouspouvez. »

Maida le remercia de tout son cœur et repartit en toute hâteavec sa robe. Au moment où elle sortait de chez le tailleur, uneaverse se mit à tomber. Elle sourit et parut ne pas s’enapercevoir.

Mesdames, vous qui faites vos emplettes en voiture, vous necomprenez pas. Jeunes filles, vous dont la garde-robe est payée parle papa, vous ne pouvez pas imaginer – non, vous ne pouvez pascomprendre pourquoi Maida ne sentait pas la froide averse de ceJour d’actions de grâces.

À cinq heures, elle sortit dans la rue portant sa robe pourpre.La pluie avait augmenté et tombait maintenant à verse. Tous lespassants se dépêchaient de rentrer chez eux ou se précipitaient surles tramways en étreignant leur parapluie ou en boutonnant leurimperméable. Beaucoup d’entre eux se retournaient pour contempleravec étonnement cette belle et sereine jeune fille vêtue de pourprequi traversait l’orage avec un regard heureux tout comme si elle sefût promenée dans un jardin sous un ciel ensoleillé.

Je dis que vous ne comprenez pas, mesdames à la bourse garnie età la garde-robe bien fournie. Vous ne savez pas ce que c’est que devivre avec un perpétuel désir de jolies choses et de se serrer laceinture pendant huit mois pour arriver à faire coïncider une robepourpre avec un jour de congé. Qu’est-ce que ça peut faire s’ilpleut, s’il grêle, s’il neige, s’il vente, ou s’il gèle ?

Maida n’avait ni parapluie ni snow-boots. Elle n’avait que sarobe pourpre et marchait en plein vent, laissant les élémentss’acharner sur elle. Un cœur affamé a droit à une croûte au moinsune fois par an. La pluie la submergeait et dégoulinait de sesdoigts.

Au tournant de la rue, elle faillit se cogner contre quelqu’un.Elle s’arrêta et reconnut Mr. Ramsay dont les yeux brillaientd’admiration et d’intérêt.

« Oh ! Miss Maida, vous avez l’air simplementmagnifique dans votre robe neuve. J’ai été très déçu de ne pas vousvoir à notre déjeuner. Parmi toutes les jeunes filles que j’aiejamais connues, c’est vous qui manifestez le plus de bon sens etd’intelligence. Il n’y a rien de plus sain et de plus fortifiantque de braver les intempéries comme vous le faites. Est-ce que jepuis vous accompagner ? »

Maida rougit et éternua.

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