New York Tic Tac

LE LOUP TONDU

Jeff Peters est toujours éloquent lorsque la conversation vientà rouler sur l’éthique de sa profession.

« Les seules fois, dit-il, où il se produisit des hiatusdans les relations fraternelles que j’entretiens habituellementavec Andy Tucker, ce fut toujours à cause de nos opinionsdivergentes relativement aux configurations morales de notreprofession. Andy a ses idées et j’ai les miennes. Je n’approuve pastoujours les procédés qu’il emploie pour mettre le public àcontribution, et, de son côté, il estime que la prospérité de notrefirme souffre un peu trop souvent des interventions de maconscience. Il nous arrive de nous disputer aigrement sur ce sujetcertains jours. Une fois, lors de l’une de ces discussions, il envint à me dire que je lui rappelais tout à fait Rockefeller.

« “C’est bon, dis-je. Je sais ce que tu entends parlà ; mais nous avons été bons amis pendant trop longtemps pourque je m’offense d’une insulte que tu regretteras certainementquand tu auras retrouvé ton sang-froid. Je n’ai jamais encore serréla main à un financier, Andy.”

« Cet été-là, nous décidons d’aller faire une cure de reposà Grassdale, une charmante petite ville enchâssée dans lesmontagnes du Kentucky. Nous nous faisons passer pour des marchandsde chevaux et en même temps pour de bons et honnêtes citoyens, etpersonne ne souligne le contraste. Les habitants de Grassdale nousfont le meilleur accueil, si bien qu’Andy et moi décidons lasuspension totale des hostilités, allant jusqu’à nous interdiremême le plus innocent prospectus de mines de caoutchouc ou le moinséclatant des diamants brésiliens durant notre séjour dans laville.

« Un jour, le premier quincaillier du pays vient nousrendre visite à l’hôtel, et nous fumons une pipe tous les troissous le porche. Nous sommes en relations amicales et sportives aveclui, ayant commencé dès le second jour de notre arrivée à jouer auxboules ensemble dans la cour de la justice de paix. C’est un typebruyant, rougeaud, à la respiration forte, mais gras et respectableau-delà de toute limite raisonnable.

« Après avoir effleuré les sujets d’actualitétraditionnels, ce Murkison – car tel est son nom – extirpe unelettre de la poche de son veston avec une précaution négligente etnous la met sous les yeux.

« “Qu’est-ce que vous dites de ça ? fait-il en riant.M’envoyer une lettre comme ça, à MOI ! !”

« Au premier coup d’œil, Andy et moi avons compris de quoiil s’agit ; mais nous faisons quand même semblant de lire.C’est l’une de ces bonnes vieilles missives classiques, expliquantcomment, en échange de 1 000 dollars, vous recevrez 5 000dollars en billets si parfaitement imités qu’aucun expert nesaurait les distinguer de l’article authentique ; et celagrâce aux planches gravées qui ont été volées à Washington par unemployé du Trésor.

« “Quel toupet ! fait Murkison. M’envoyer une lettrecomme ça, à MOI !

« – Il y a beaucoup de braves gens qui en reçoivent,dis-je. Si vous ne répondez pas, ils vous laissent tomber. Mais sivous répondez, ils vous envoient une seconde lettre pour vous prierd’apporter l’argent afin de traiter l’affaire.

« – Tout de même ! répète Murkison, m’écrire ça àMOI !”

« Quelques jours plus tard, il revient nous voir.

« “Mes amis, nous dit-il, je sais que vous êtes des hommessûrs et que je puis me confier à vous. Voilà : j’ai répondu àces chenapans. – Oh ! histoire de rire, tout simplement. Alorsils m’ont écrit de venir à Chicago. Il faut que je télégraphiel’heure de mon départ à un certain J. Smith. En arrivant là-bas jedois stationner à tel coin de rue, jusqu’à ce qu’un homme encomplet gris passe près de moi et laisse tomber un journal sur letrottoir ; alors je lui demande si l’eau est bonne et il saitque c’est moi et je sais que c’est lui.

« – Oui, dit Andy en bâillant ; c’est une combineantique et solennelle. J’ai vu ça souvent dans les journaux. Letype en gris va vous emmener dans son abattoir particulier, où Mr.Jones attend déjà. Ils vont vous montrer de vrais billets toutneufs et proposer de vous en vendre autant que vous voudrez à cinqcontre un. Vous les voyez mettre les billets dans un sac, sous vosyeux, et vous êtes absolument sûr qu’ils y sont bien. Etnaturellement quand vous ouvrez le sac en rentrant à l’hôtel, vousn’y trouvez que de vieux journaux.

« – Oh ! fait Murkison, pas de danger que je m’ylaisse prendre, moi ! Celui qui a fondé le meilleur et le plusriche magasin de Grassdale n’est tout de même pas un enfant. – Vousdites que c’est de vrais billets qu’ils vous montrent, Mr.Tucker ?

« – C’est toujours comme ça que je… J’ai lu dans lesjournaux que c’est toujours comme ça qu’ils agissent.

« – Camarades, dit Murkison, j’ai comme une idée que je neme laisserai pas attraper par ces types-là. J’ai envie de fourrerdeux billets de mille dans ma poche et de partir là-bas pour lesétriller un peu. Aucune force au monde ne pourra détourner mesregards de ces billets qu’ils exhibent, une fois qu’ils se serontagglutinés dessus. Vous dites qu’ils offrent cinq contre un ?Bien : il faudra qu’ils exécutent le contrat si c’est moi quiles entreprends. Voilà comme je suis, moi, Bill Murkison. Oui, j’aibien envie d’aller à Chicago et de miser un bon petit cinq contreun sur John Smith, – oui et j’espère que l’eau serabonne !”

« Andy et moi nous essayons d’extirper cette bévuefinancière hors du cervelas de Murkison ; mais c’est comme sinous avions voulu empêcher une fermière du Dakota de tirer lasonnette d’alarme lorsqu’elle a fait tomber un fromage par laportière. Non, monsieur ! C’est un service public qu’il allaitaccomplir en attrapant ces filous à leur propre jeu et peut-êtreque ça leur donnerait une leçon, hein ?

« Quand Murkison nous eut quittés, Andy et moi restâmes unmoment silencieux, occupés à ruminer nos méditations respectives etles hérésies cervicales de l’esprit anthropique. Durant nos heuresde loisirs, nous avons toujours amélioré notre mentalité supérieuregrâce à l’usage de la ratiocination et de la cogitationintellectuelle.

« “Jeff, dit Andy après un assez long silence, c’estfréquemment que j’ai jugé à propos de te ramoner les molairestoutes les fois que tu ruminais devant moi tes préjugésconsciencieux en matière de tractations commerciales. Il estpossible que j’aie eu tort assez souvent. Mais voilà un cas qui, jepense, va nous mettre d’accord. J’estime que nous manquerions àtous nos devoirs en permettant à ce Murkison d’aller seul à Chicagopour rencontrer ces trafiquants de papier à filigrane. Ne crois-tupas que ça nous réconforterait tous les deux d’intervenir d’unemanière ou de l’autre, afin d’empêcher la perpétration de ce marchéfallacieux ?”

« Je me lève et serre longuement et fortement la maind’Andy Tucker.

« “Andy, lui dis-je, il m’est arrivé quelquefoisd’apprécier assez rudement les procédés impitoyables de tacorporation, mais à cette heure, je me rétracte. Au fond,l’intérieur de ton extérieur est gratifié d’un germephilanthropique – et c’est tout à l’honneur de ton physique.J’avais justement la même idée que toi. Il ne serait ni honorable,ni méritoire, dis-je, de laisser Murkison s’embarquer solitairementdans cette expédition. S’il tient absolument à partir,accompagnons-le pour essayer d’empêcher l’accomplissement de cetteopération de Bourse, qui est exclusivement réservée aux alligatorsde Wall Street.”

« Andy m’approuva et ça me fit plaisir de voir qu’il étaitsérieusement décidé à contrer cette tentative de filouterie.

« “Je ne prétends pas me faire passer pour un hommereligieux, dis-je, ou un fanatique de bigoterie morale ; maisje ne saurais rester impassible devant le spectacle d’un homme quia fondé un commerce prospère au moyen de son cerveau et de sesefforts personnels et qui risque soudain de se voir dépouillé parun coquin sans scrupule, lequel, dis-je, est aussi une menace pourle bien public.

« – Très juste, Jeff, réplique Andy. Si Murkison persistedans son obnubilation, nous n’avons qu’à le suivre et stopper cettevilaine affaire. Il me serait odieux, autant qu’à toi, de voir unhomme sérieux y investir des fonds idem.”

« Alors, nous nous rendîmes chez Murkison.

« “Non, mes enfants, qu’il dit, je ne pourrai jamaisconsentir à laisser le chant de cette sirène de Chicago voltigerprès de moi sur la brise estivale sans l’attraper par la queue. Oubien je capterai l’or de cet ange, ou j’écrabouillerai l’orange.Mais ça me fera un plaisir de tous les diables si vous faites levoyage avec moi. Possible que vous puissiez me donner un coup demain quand il s’agira d’encaisser ce fameux ticket à cinq contredeux. Oui, ça sera pour moi un divertissement authentique et unrégal sans égal si vous m’accompagnez dans cette excursion.”

« Là-dessus, Murkison fait savoir à la ville de Grassdalequ’il va s’absenter quelques jours avec Mrs. Peters et Tucker, afind’inspecter une mine de fer en Virginie. Puis il télégraphie à J.Smith qu’il mettra le pied dans la toile d’araignée à telle date –et nous voilà partis tous les trois à Chicago.

« Durant le voyage, Murkison se divertit abondamment aumoyen de conjectures prémonitoires et d’agréables expectatives.

« “En complet gris, dit-il, dans Wabash Avenue, au coin deLake Street… Il laisse tomber son journal et demande si l’eau estbonne… Non ! Non ! Non !” Et alors il se met à rirependant cinq bonnes minutes.

« Par instants, Murkison redevient sérieux et il essayed’expulser ses pensées, quelles qu’elles soient, grâce à unbavardage intensif.

« “Mes enfants, qu’il fit, je ne voudrais pas pour dixmille dollars que cette histoire se répandît dans Grassdale :ça ruinerait ma position. Mais j’ai confiance en vous deux.J’estime, dit-il, que c’est le devoir de tout citoyen d’attraperces brigands qui pillent le public. Je vais leur montrer si l’eauest bonne ! Cinq dollars contre un, qu’il offre, ce J.Smith : eh bien, il faudra qu’il exécute le marché s’il faitaffaire avec Bill Murkison.”

« Nous arrivons à Chicago à sept heures du soir. C’est àneuf heures et demie que Murkison doit rencontrer l’homme en gris.Nous dînons à l’hôtel, puis nous montons dans la chambre deMurkison pour attendre l’heure fixée.

« “Et maintenant, les gars, dit Murkison, mélangeons un peunos encéphales et tâchons d’inaugurer un plan pour mettre l’ennemien déroute. Voyons !… Tandis qu’après l’avoir accosté jel’amuse un peu au moyen de quelques fariboles verbales, – si voussurveniez tous les deux comme par hasard, en criant :‘Hello ! Murk’ et en me serrant les mains avec des symptômesde surprise et de familiarité ? – Hé ? – Alors je tire leloustic un peu à l’écart et lui insinue que vous êtes Jenkins etBrown, épiciers à Grassdale, de braves gens qui seraient peut-êtredésireux de tenter aussi leur chance tandis qu’ils sont loin deleur foyer. ‘Amenez-les, s’ils veulent participer au bonusvivendi’, dira-t-il sûrement ! – Alors, que pensez-vous de monidée ?

« – Qu’en dis-tu, Jeff ? me demande Andy en setournant vers moi.

« – Je vais te dire ce que j’en dis, répliqué-je. Je disque nous allons régler cette petite affaire ici même etsur-le-champ. Je ne vois pas la nécessité de perdre notre tempsplus longtemps.”

« À ces mots, j’exhibe un Smith et Wesson, calibre 38 et jem’assure ostensiblement que le cylindre est garni de la quantité decartouches réglementaire.

« “Sale petit goret insidieux, mécréant et plein de péchés,dis-je à Murkison, extirpez ces 2 000 dollars et posez-les surla table. Obéissez avec vélocité, dis-je, autrement il va y avoirune imminence d’alternatives. Je suis de préférence un homme tendreet indulgent, mais de temps en temps, je me trouve en pleinesextrémités. Ce sont des hommes comme vous, dis-je, quisuralimentent les tribunaux et les prisons. Vous êtes venu ici pourdépouiller ces gens de leur argent. Et le fait qu’ils voulaientvous filouter vous-même n’est pas une excuse. Non, monsieur :que ce soit Paul qui vole Pierre ou inversement, le délit est lemême. Vous êtes dix fois pire que ce spécialiste du filigrane. Chezvous, dis-je, vous allez à l’église et vous posez au bon citoyen –mais vous n’hésitez pas à venir à Chicago pour commettre un larcinsur la personne de gens sérieux qui ont fondé une affaire saine etprofitable en traitant avec de méprisables coquins tels que vous –du moins tels que vous avez failli l’être aujourd’hui. Est-ce quevous savez, dis-je, si ce bookmaker sui generis n’a pasune famille nombreuse qui vit de ses extorsions ? C’esttoujours vous, les citoyens soi-disant respectables, qui êtes àl’affût des affaires qui doivent rapporter du 500 pour cent, quiengraissez les loteries et les boursiers et tous les charlatans dece pays. Sans vous, il y a longtemps qu’ils auraient fait faillite.Cet homme que vous alliez dépouiller, dis-je, peut-être a-t-ilétudié pendant des années pour apprendre son métier. À chaque coup,il risque son argent, sa liberté, peut-être sa vie. Vous arrivezici, tout sanctifié et chamarré de respectabilité, avec une belledevanture, dans le seul but d’escroquer ce pauvre type. Si c’estlui qui prend votre argent, vous pouvez toujours aller chialer à lapolice ; mais si c’est vous qui prenez le sien, il n’a plusqu’à mettre le complet gris au clou pour acheter son dîner, sansrien dire. Mr. Tucker et moi, dis-je, vous avons jugé au départ, –et nous sommes venus ici pour veiller à ce que vous receviez ce quevous méritez. Passez la monnaie, dis-je, vilain hypocriteherbivore !”

« J’empoche les 2 000 dollars – tous en petitescoupures.

« “Et maintenant, dis-je à Murkison, sortez votre montre.Non, je n’en veux pas, dis-je : posez-la sur la table jusqu’àce qu’une heure se soit écoulée. Ensuite vous pourrez partir. Sivous faites le moindre bruit, ou si vous partez avant l’heure, nousraconterons votre histoire à tout Grassdale. J’estime que votrehaute situation là-bas vaut plus de 2 000 dollars. ”

« Là-dessus Andy et moi nous mettons les voiles.

« Dans le train, Andy reste un long moment silencieux. Puisil me dit :

« “Jeff, tu permets que je te pose une question ?

« – Deux, dis-je, ou même quarante si tu veux.

« – Était-ce là ton intention primitive, dit-il, quand nouspartîmes avec Murkison ?

« – Sûrement ! dis-je. Quelle autre aurais-je puavoir ? N’était-ce pas la tienne aussi ?”

« Andy ne répondit pas. Une demi-heure s’écoula encoreavant qu’il reprît la parole. Je soupçonne qu’Andy ne saisit pastoujours exactement mon système d’éthique et d’hygiène morale.

« “Jeff, dit-il, un jour que tu en auras le loisir, tu meferais plaisir en me traçant un diagramme de ta conscience, avecdes notes explicatives. J’aimerais à m’y référer àl’occasion.” »

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