New York Tic Tac

LA CHASSE À L’HOMME

Bien entendu, il y a deux aspects de la question. Considéronsdonc le troisième. Nous entendons souvent parler des« demoiselles de magasin ». De telles personnesn’existent pas. Il y a des jeunes filles (ou demoiselles), quitravaillent dans des magasins, c’est leur façon de gagner leur vie.Mais pourquoi faire de leur occupation une épithètequalificative ? Soyons un peu plus chic. Lorsque nous parlonsdes jeunes filles qui vivent dans la Cinquième Avenue, nous ne lesappelons pas des « demoiselles de mariage »…

Lou et Nancy étaient copines. Elles étaient venues à la grandecité pour chercher du travail, parce que, chez elles, il n’y avaitpas assez à manger. Nancy avait dix-neuf ans, Lou en avait vingt.Toutes les deux étaient de jolies et accortes filles de la campagnequi n’avaient aucune ambition de monter sur la scène. Le petitchérubin qui trône là-haut au-dessus de nous les guida vers unepension de famille respectable et bon marché. Ensuite, toutes lesdeux trouvèrent une situation et devinrent des salariées. Ellesrestèrent copines.

Six mois se sont passés depuis leur arrivée à New York, et c’estalors que je vais vous prier de vous avancer pour faire leurconnaissance. Misses Nancy et Lou, permettez-moi de vous présentermon ami M. le Lecteur Tatillon. Pendant que vous êtes en trainde leur serrer la main, prenez note (avec précaution) de leursatours. Je dis avec précaution, car elles réagissent aussipromptement à des regards un peu trop insistants, qu’unespectatrice du concours hippique qui a un bouton sur le nez.

Lou est repasseuse dans une blanchisserie. Elle est vêtue d’unerobe rouge mal ajustée et la plume de son chapeau est trop longuede 4 pouces ; mais son manchon et son étole d’hermine ontcoûté vingt-cinq dollars, ce qui n’empêchera pas leurs camaradesd’élevage d’être affichés à sept dollars quatre-vingt-dix-huit dansles vitrines des fourreurs avant que la saison soit terminée. Sesjoues sont roses et ses yeux bleus sont brillants. Elle rayonne decontentement.

Quant à Nancy, je suis sûr que vous l’appellerez une demoisellede magasin, parce que vous en avez l’habitude. Il n’y a pourtantpas de type de ce genre de personne ; mais notre générationperverse est toujours à la recherche d’un type ; alors voicice que pourrait être le type : elle est coiffée à la Pompadouret elle a un front très droit, un peu trop droit. Sa robe est entissu de pacotille, mais elle vous en met tout de même « pleinla vue ». Nulle fourrure ne la protège de l’air mordant duprintemps, mais elle porte sa courte jaquette de drap aussimajestueusement que si c’était de l’astrakan. Sur son visage etdans ses yeux – oh, cruel chercheur de type – se lit l’expressiontypique de la demoiselle de magasin. C’est un air de révoltesilencieuse et dédaigneuse à la fois contre le sort de la femmedésavantagée par l’existence, un air qui prophétise tristement lavengeance prochaine. Cet air-là persiste même lorsqu’elle rit trèsfort. C’est un air que l’on peut voir dans les yeux des paysansrusses et ceux d’entre nous qui seront encore là le verront un joursur le visage de Gabriel lorsqu’il viendra sonner le Rassemblementavec sa trompette. C’est un air qui devrait « défriser »et repousser l’homme ; mais l’on sait, au contraire, qu’àentendre cet air-là, il se pavane et offre des fleurs, avec uneficelle autour du bouquet.

Et maintenant, soulevez votre chapeau, et allez-vous-en, enemportant le joyeux « au revoir » de Lou et le souriredoux et sardonique de Nancy, qui a l’air, pour ainsi dire, depasser par-dessus votre tête et de monter en voltigeant jusque surle toit des maisons et, de là, jusqu’aux étoiles.

Les deux jeunes filles s’arrêtèrent au coin de la rue pourattendre Dan. Dan est le bon ami régulier de Lou. Fidèle ?Oh ! le jour où Amaryllis n’aura plus de moutons, elle seratoujours sûre d’avoir Dan sous la main !

« Est-ce que tu n’as pas froid, Nancy ? demanda Lou.C’que t’es gourde de travailler dans ce vieux magasin pour huitdollars par semaine ! Moi, j’ai gagné dix dollars et demi lasemaine dernière. Possible que le repassage soit pas aussi chic qued’vendre de la dentelle derrière un comptoir, mais au moins çapaye ! Y en a pas une de nous autres, repasseuses, qui se faitmoins de dix dollars par semaine, et j’ai jamais entendu dire quec’était pas du travail aussi respectable que le tien !

– C’est bon pour toi, répondit Nancy en relevant fièrementle nez. Je suis satisfaite de mes huit dollars par semaine et de machambre meublée. Il me plaît de vivre au milieu des belles choseset des gens chic. Et je ne parle pas des occasions qui peuvent seprésenter ! L’autre jour, l’une de mes camarades au rayon desgants a épousé un type de Pittsburgh, un fabricant d’acier, ou unforgeron, ou quelque chose comme ça, un type qui vaut un million dedollars. Moi aussi, j’attraperai un rupin un de ces jours. C’estpas que j’veux m’vanter de ma figure ou d’autre chose, mais jecourrai ma chance quand y aura du gros gibier sur le marché. Est-cequ’on peut avoir une chance comme ça dans uneblanchisserie ?

– Eh ben, c’est là qu’j’ai rencontré Dan, répondit Loutriomphalement. Il est venu un jour pour chercher sa chemise et sescols du dimanche ; il m’a vue en train de repasser à lapremière planche. Ella Maginnis était malade ce jour-là et j’avaispris sa place. Dan dit qu’il a d’abord remarqué mes bras ; ildit qu’il les a trouvés bien ronds et bien blancs. J’avais relevémes manches. Y a des types chic qui viennent dans lesblanchisseries. C’est facile de les repérer : ils apportentleurs affaires dans des valises et ils entrent généralement en coupde vent.

– Comment peux-tu porter une blouse comme ça, Lou ?demanda Nancy en contemplant l’outrageant article, avec uneexpression à la fois indulgente et dédaigneuse. C’est d’un goûtaffreux.

– Cette blouse ! s’écria Lou les yeux exorbitésd’indignation. Oh ! je l’ai payée seize dollars, et elle envaut au moins vingt-cinq ! C’est une cliente qui l’avaitapportée pour la faire blanchir et qui n’est jamais revenue lachercher. Alors, le patron me l’a vendue. Il y a des kilomètres debroderie à la main dessus. Tu ferais mieux de critiquer c’t’espècede vilaine chose ordinaire que tu as sur le dos.

– Cette vilaine chose ordinaire, répondit Nancy avec force,a été copiée sur celle que porte Mrs. Van Alstyne-Fisher ;c’est une cliente qui a laissé 12 000 dollars dans la maisonl’année dernière. J’ai fabriqué cette robe moi-même, ça m’a coûtéun dollar cinquante. À trois mètres de distance, tu ne pourrais pasla distinguer de la sienne.

– Oh ! ça va ! dit Lou avec bonne humeur. Si çate fait plaisir de crâner en crevant de faim, tant mieux pour toi.Moi, je préfère mon genre de travail et un bon salaire ; et, àla fin de la journée, y a rien qui vaille pour moi une robefantaisie qui tape un peu dans l’œil. »

Juste à ce moment-là, Dan arriva. C’était un jeune hommesérieux, sur lequel la folle grande ville n’avait pas réussi àimprimer les marques de sa frivolité. Il portait une cravate toutefaite, gagnait trente dollars par semaine comme électricien,regardait Lou avec les yeux tristes de Roméo et considérait sablouse brodée comme une toile d’araignée dans laquelle n’importequelle mouche serait ravie de se prendre.

« Mon ami, Mr. Owens ; ma camarade, Miss Danforth, ditLou, faisant les présentations.

– J’suis rudement content d’vous connaître, Miss Danforth,dit Dan en tendant la main. Lou m’a souvent parlé de vous.

– Merci, répliqua Nancy en touchant sa main du bout desdoigts. J’ai aussi entendu mentionner votre nomquelquefois. »

Lou se mit à pouffer de rire.

« C’est-y Mrs. Van Alstyne-Fisher qui t’a appris c’tepoignée de main-là, Nancy ? demanda-t-elle.

– En tout cas, répliqua Nancy froidement, tu peux toujoursessayer de l’imiter.

– Oh ! j’pourrais pas ! C’est trop rupin pourmoi. C’te poignée de main-là, c’est destiné à faire valoir lesdiamants qu’on a aux doigts. Attends un peu qu’j’en récolte, et tuverras si j’essaye pas !

– Tu ferais mieux d’apprendre d’abord, réponditNancy ; ça t’aiderait à récolter les diamants.

– Eh bien, pour terminer la discussion, dit Dan avec sonsourire joyeux et empressé, j’vas vous faire une proposition. Commej’peux pas vous faire payer à toutes les deux une bonne soirée chezTiffany, qu’est-ce que vous diriez d’une petite séance demusic-hall ? J’ai les billets. Ça serait pas mal d’allerreluquer les diamants qu’y a sur la scène puisqu’on peut pas serrerla main aux vrais carats, hein ? »

Ils se mirent en marche. Lou ressemblait un peu à un jeune paon,avec sa robe pimpante et polychrome ; elle avait à sa droitele fidèle chevalier et à sa gauche Nancy, l’élégante Nancy, minceet sobrement vêtue, comme une hirondelle, mais avec l’authentiqueallure de Mrs. Van Alstyne-Fisher ; et les voilà partis pourleur modeste divertissement vespéral.

Je ne pense pas que beaucoup d’entre vous puissent considérer ungrand magasin comme une institution éducative. Mais celui danslequel travaillait Nancy lui paraissait quelque chose comme ça.Elle était entourée de belles choses, qui respiraient le goût et leraffinement. Lorsque vous vivez dans une atmosphère de luxe, leluxe vous appartient, que ce soit votre argent qui le paie ou celuides autres.

Les clientes qu’elle servait étaient principalement des femmesdont les vêtements, les manières et la situation socialeconstituaient des critériums.

Nancy les mit à contribution dès le début, prélevant sur chacuned’elles ce qui lui paraissait le plus digne d’être assimilé. Àl’une, elle empruntait un geste ; à l’autre, un élégantfroncement de sourcils ; à l’autre encore, une façon demarcher, de porter son sac, de sourire, de saluer un ami, des’adresser à des gens de « situation inférieure ». De sonmodèle bien-aimé, Mrs. Van Alstyne-Fisher, elle acquit cetteexcellente chose qu’est une voix douce, suave, claire, argentine,et aussi parfaitement articulée que les notes d’un rossignol. Noyéedans les effluves de ce raffinement mondain et de cette éducationsupérieure, elle en subit profondément l’empreinte. De même que lesbonnes habitudes valent mieux, dit-on, que les bons principes, demême les bonnes manières valent mieux, sans doute, que les bonneshabitudes. Il est possible que les recommandations de vos parentsne soient pas capables de conserver intacte en vous une consciencepuritaine. Mais si vous vous asseyez sur une chaise en bois etrépétez les mots : « Prismes et Presbytérianismes »quarante fois de suite sans vous tromper, le démon vousabandonnera. Lorsque Nancy parlait avec la voix des VanAlstyne-Fisher, un frisson aristocratique la parcourait de la têteaux pieds.

Il y avait une autre source d’instruction dans ce grand magasinéducatif. Lorsque vous voyez trois ou quatre vendeuses serassembler en accompagnant leur conversation, apparemment frivole,du cliquetis de leurs bracelets en cuivre, ne vous imaginez pasqu’elles font cela dans le seul but de critiquer la façon dontEthel se coiffe. Leur meeting peut manquer de la dignité desassemblées délibératives du sexe masculin, mais il a la mêmeimportance que celui au cours duquel Ève et sa première fille seconcertèrent autrefois pour arriver à faire comprendre à Adam queldevait être son rôle dans le ménage. C’est une Conférence Plénièrepour la Protection du Sexe Féminin et l’Échange de ThéoriesStratégiques sur l’Attaque et la Défense contre le Monde, qui estun Théâtre, et contre l’Homme, qui en est l’Auditoire et quiPersiste à Jeter des Bouquets sur la Scène. Voilà !… Quant àla Femme, qui est le plus désarmé de tous les jeunes animaux, quipossède la grâce du faon sans en avoir l’agilité, la beauté del’oiseau sans ses ailes, le miel de l’abeille sans son… Oh !je ferais peut-être mieux de m’arrêter : il y en a sûrementparmi vous qui se sont fait piquer…

Durant ce conseil de guerre, elles échangent mutuellement desarmes et aussi des stratagèmes, que chacune a inventés et formulésd’après les tactiques de la vie.

« J’lui dis comme ça, raconte Sadie : “Avez-vous fini,espèce d’effronté ! Pour qui qu’vous m’prenez, pour me diredes choses comme ça ?” Eh bien, savez-vous c’qu’ilm’répond ? »

Toutes les têtes brunes, noires, blondes, jaunes et rouges sepressent avidement les unes contre les autres. Sadie cite laréponse ; et c’est alors que l’on décide la parade qui serautilisée par chacune d’elles dans l’avenir au cours des passesd’armes contre l’ennemi commun : l’Homme.

C’est ainsi que Nancy apprit l’art de la défensive, et, pour lesfemmes, une défensive réussie signifie la victoire.

Le curriculum d’un grand magasin est une vaste chose.Aucun autre collège peut-être n’eût été aussi propre à satisfairel’ambition vitale de Nancy, qui était de décrocher le gros lotmatrimonial.

Elle avait, dans le magasin, une situation privilégiée. La sallede musique était assez près d’elle pour qu’elle fût à mêmed’entendre et d’assimiler les œuvres des meilleurs compositeurs,ou, tout au moins, d’acquérir cette sorte d’assimilationsuperficielle qui passe pour de l’appréciation dans la sociétémondaine où elle aspirait vaguement à pénétrer un jour. Elleabsorbait l’influence éducative des objets artistiques, des tissusfins et précieux, des ornements, ce qui, pour les femmes,représente presque de la culture.

Les camarades de Nancy ne furent pas longues à s’apercevoir deson ambition.

« Voilà ton millionnaire qui arrive ! » luicriaient-elles toutes les fois qu’un homme qui avait l’aspect du« personnage » idoine s’approchait de son comptoir.

Cela devint une habitude pour les hommes qui flânaient sans but,pendant que leurs femmes ou leurs filles faisaient leurs emplettes,de s’attarder au rayon des mouchoirs et de bavarder en examinantles petits carrés de batiste. Ce qui les attirait, c’était le fauxair de pur-sang de Nancy en même temps que son authentique etdélicate beauté. C’est ainsi que beaucoup d’hommes venaientdéployer leurs grâces devant elle. Certains d’entre eux pouvaientêtre des millionnaires ; d’autres n’étaient certainement riende plus que les imitateurs simiesques de ces derniers. Nancy apprità les discriminer. Il y avait, derrière le rayon des mouchoirs, unefenêtre qui donnait sur la rue ; par là, elle pouvaitapercevoir les rangées d’automobiles qui attendaient les clientsdevant le magasin. Elle y jetait souvent un coup d’œil, et elle netarda pas à percevoir que les automobiles diffèrent autant queleurs propriétaires.

Un jour, un gentleman à l’aspect fascinateur lui acheta quatredouzaines de mouchoirs et se mit à lui faire la cour par-dessus lecomptoir avec un air de Roi Cophetua. Lorsqu’il fut parti, l’unedes jeunes filles dit :

« Qu’est-ce qui se passe, Nancy ? T’avais pas l’aird’être emballée par ce type-là. Il m’a pourtant l’air tout ce qu’ya de rupin !

– Lui ? répliqua Nancy avec son plus froid, plus douxet plus impersonnel sourire à la Van Alstyne-Fisher. Pas le genrepour moi. Je l’ai vu partir : une 12 CV et un chauffeurirlandais. Et tu as vu quelle espèce de mouchoirs il aachetés ? Des mouchoirs de soie ! Et il portait une fleurde trèfle à la boutonnière ! Une fleur de trèfle ! Non,donne moi l’article authentique ou rien du tout, s’il teplaît ! »

Deux des employées les plus raffinées du magasin, une premièreet une caissière, avaient quelques « amis très chic »avec lesquels elles allaient quelquefois dîner. Un soir, ellesfirent participer Nancy à l’invitation. Le dîner eut lieu dans l’unde ces restaurants spectaculaires dont les tables sont retenues unan d’avance pour le réveillon. Il y avait là deux de ces amis trèschic : l’un était chauve, sans doute à cause de la« grande vie » ; l’autre était un jeune homme quiessayait de vous faire gober ses mérites frelatés, grâce à deuxprocédés hautement persuasifs : il jurait que tous les vinssentaient le bouchon et il portait des boutons de manchettes endiamant. Ce jeune homme perçut en Nancy des qualités irrésistibles.Il avait une prédilection pour les demoiselles de magasin, et il yen avait là une qui ajoutait la voix et les manières du grand mondeau charme plus franc de sa propre caste. C’est pourquoi, le joursuivant, il fit son apparition dans le grand magasin et lui adressaune sérieuse proposition de mariage par-dessus une boîte demouchoirs irlandais, brodés à jour. Nancy refusa. L’une de sescamarades, qui avait participé des yeux et des oreilles à toutel’opération, attendit à peine que le prétendant malheureux fûtsorti pour inonder Nancy de reproches et de cris d’horreur.

« On n’a jamais vu une tourte pareille !s’écria-t-elle. Ce type-là est un millionnaire. C’est un neveu duvieux Van Skyttles. Et c’était pour le bon motif par-dessus lemarché ! Est-ce que t’es devenue piquée, Nancy ?

– Piquée ? Ah ! Ah ! Pour sûr que je n’en aipas voulu ! Si c’est un millionnaire, ça se voit pas tant queça en tout cas. Sa famille ne lui accorde que 20 000 dollars par ancomme argent de poche. L’autre soir, au dîner, le vieux type chauven’a pas cessé de le blaguer à ce sujet. »

L’autre jeune fille, indignée, s’approcha de Nancy et lui ditd’une voix rauque en fronçant les sourcils :

« Dis donc, qu’est-ce qu’il te faut, alors ? çat’suffit pas ? Est-ce que t’as l’intention de faire lesmormons et d’épouser Rockefeller, et Pierpont Morgan, et le roid’Espagne, et toute la bande en même temps ? Est-ce que c’estpas assez bon pour toi 20 000 dollars par an ? »

Nancy rougit légèrement sous le regard aigu des yeux noirs deson interlocutrice.

« Ce n’est pas seulement une question d’argent, Carrie,dit-elle. L’autre soir, au dîner, son ami l’a pris en flagrantdélit de mensonge. C’était au sujet d’une jeune fille avec laquelleil prétendait n’être pas allé au théâtre. Eh bien ! Je ne peuxpas souffrir un menteur. Et, en somme, je ne l’aime pas ; etc’est une réponse suffisante. Quand je me placerai, je ne veux pasque ce soit un jour de soldes. Et, en tout cas, je veux quelqu’unqui sache se tenir à table comme un homme. Oui, sûrement, je suis àl’affût du gibier ; mais celui que je veux devra être capablede faire quelque chose de plus que de se pavaner comme un mannequincousu de dollars.

– Tu es mûre pour la maison de fous ! » ditl’autre jeune fille en s’éloignant.

Nancy continua de cultiver ses idées élevées, sinon son idéal,sur la base de huit dollars par semaine. Elle bivouaquait sur lapiste du grand gibier inconnu, mangeant son pain sec et resserrantsa ceinture d’un cran tous les jours. Sur son visage se laissaitvoir le sourire subtil, belliqueux, à la fois doux et farouche, duchasseur d’hommes prédestiné. La forêt était représentée par legrand magasin ; et bien des fois elle leva son fusil sur dugibier qui paraissait à première vue important et porteur de cornespuissantes ; mais toujours, quelque profond et sûr instinct(peut-être un instinct de chasseresse ou peut-être tout simplementde femme) retenait son bras et lui faisait reprendre la piste.

Cependant Lou prospérait dans la blanchisserie. Sur ses dix-huitdollars et demi par semaine, elle en prélevait six pour sa chambreet sa pension. Tout le reste était consacré aux dépensesvestimentaires. Elle avait beaucoup moins d’occasions que Nancy deperfectionner son goût et ses manières. Dans la blanchisseriesurchauffée, il n’y avait rien d’autre que le travail, toujours letravail et la pensée des voluptés vespérales après le travail. Denombreux articles féminins, précieux, élégants, somptueux,passaient sous son fer ; et il est possible que le penchantcroissant qu’elle avait pour la toilette lui ait été transmis ainsipar le métal conducteur.

Lorsque le travail de la journée était terminé, Dan l’attendaità l’extérieur ; Dan, le chevalier servant, toujours fidèledans toutes les occasions.

Parfois, il lui arrivait de jeter un regard honnête et troublésur les vêtements de Lou qui devenaient chaque jour de plus en plusvoyants, sinon plus élégants ; mais il ne le faisait pas pardéloyauté ; il déplorait seulement l’attention qu’ilsattiraient dans la rue.

Et Lou n’était pas moins fidèle à sa camarade. C’était devenumaintenant une règle immuable, que Nancy devait les accompagnerdans toutes leurs sorties. Dan supportait cordialement, et mêmeavec bonne humeur, cette charge supplémentaire. On aurait pu direque Lou fournissait la couleur, Nancy le ton, et Dan le poids dutrio chasseur de distractions. Le jeune homme, dans son complet« confection », malgré tout bien ajusté, avec sa cravatetoute faite et ses cordiales reparties toutes faites, ne renâclaitet ne protestait jamais. Il appartenait à cette brave espèced’hommes que l’on est susceptible d’oublier lorsqu’ils sont là,mais que l’on se rappelle distinctement quand ils sont partis.

Pour le goût supérieur de Nancy, la saveur de ces plaisirs toutfaits était quelquefois un peu amère ; mais elle était jeune,et la jeunesse est toujours gourmande, même s’il ne lui est paspermis d’être un gourmet.

« Dan me demande toujours de l’épouser tout de suite, ditun jour à Nancy son amie. Mais pourquoi le ferais-je ? Je suisindépendante, je peux faire ce que je veux avec l’argent que jegagne et je sais qu’il ne me permettra pas de travailler lorsquenous serons mariés. Et toi, Nancy, pourquoi t’obstines-tu à resterdans ce sale vieux magasin ? Si tu veux, je peux te faireentrer tout de suite dans la blanchisserie où je travaille. Il mesemble que ça te ferait du bien de gagner plus d’argent, ça tepermettrait de sortir de la gêne où tu te trouves.

– Je ne crois pas que je sois dans la gêne, Lou, réponditNancy ; mais en tout cas, j’aime encore mieux rester où jesuis, même si je devais me contenter de demi-rations. Je supposeque j’en ai pris l’habitude. Et aussi j’attends mon heure. Je n’aipas l’intention de rester toute ma vie derrière un comptoir. Tousles jours j’apprends quelque chose de nouveau ; et tous lesjours je me frotte un peu plus aux gens riches et raffinés, même sije dois me contenter de les servir, et je ne rate aucune occasionde m’instruire et de me perfectionner en les fréquentant.

– Tu n’as pas encore attrapé ton millionnaire ?demanda Lou en riant d’un air taquin.

– Je n’en ai pas encore choisi un, répondit Nancy ; jeles ai simplement examinés.

– Mon Dieu ! tu leur fais la petite bouche ! Sijamais il en passe un à côté de toi, Nancy, surtout ne le laissepas partir, même s’il lui manque quelques dollars ! Mais,naturellement, tu plaisantes : les millionnaires ne pensentpas à des petites employées comme nous !

– Ça leur ferait peut-être du bien d’y penser, réponditNancy d’un ton froid et sérieux. Nous pourrions bien leur apprendreà faire attention à leur argent !

– S’il y en avait un qui m’adressait la parole, dit Lou enriant, je crois que j’aurais une syncope.

– C’est parce que tu n’en connais aucun. La seuledifférence entre les rupins et les autres gens consiste en ce quetu dois les examiner de plus près. Est-ce que tu ne crois pas quecette doublure de soie rouge est un petit peu trop voyante pour tonmanteau, Lou ? »

Lou jeta un coup d’œil sur la jaquette bleu marine, simple, maisélégante, de son amie.

« Oh non ! dit-elle, mais ça peut te faire ceteffet-là à côté de cette espèce de vieille jaquette sombre que tuportes !

– Cette jaquette, répondit Nancy avec une certainecomplaisance, est la copie exacte de celle que Mrs. VanAlstyne-Fisher portait l’autre jour. Je l’ai fabriquée moi-même etelle m’a coûté trois dollars quatre-vingt-dix-huit. Je suppose quela tienne devait coûter plus de cent dollars.

– Possible ! fit Lou légèrement, mais en tout cas, çane me paraît pas très réussi comme appât pour millionnaire !Peut-être bien que j’en attraperai un avant toi, aprèstout. »

En vérité, il aurait fallu un philosophe pour décider laquelledes jeunes filles avait raison. Lou, dépourvue de cette espèced’air fier et ennuyeux particulier aux vendeuses de grandsmagasins, brandissait gaiement son fer à repasser dans lablanchisserie bruyante et surchauffée. Son salaire lui permettaitnon seulement de vivre, mais même de s’offrir du confort, etparfois du superflu ; c’est pourquoi sa garde-robe sedéveloppait progressivement, à tel point qu’il lui arrivait parfoisde jeter un regard d’impatience sur le costume propre maisinélégant de Dan, Dan, le constant, l’immuable, l’inébranlable.

Quant à Nancy, son cas était celui de milliers d’autres. Lasoie, les bijoux, les dentelles, les ornements, le parfum et lamusique du monde raffiné où se rencontrent la bonne éducation et lebon goût, tout cela a été fait pour la femme ; cela faitpartie de ses attributions. Si vraiment cela en vient à constituerune partie de son existence, si cela lui plaît, qu’elle en profite.Elle ne se trahit pas elle-même comme Ésaü le fit autrefois ;car elle conserve ses droits de naissance et le potage qu’ellegagne est souvent très maigre. Nancy affectionnait cetteatmosphère ; elle y respirait avec plaisir et mangeait sesfrugaux repas avec la même satisfaction et la même déterminationqu’elle éprouvait à composer et à fabriquer ses vêtements bonmarché. Elle connaissait déjà la femme ; et maintenant, elleétait en train d’étudier les mœurs de l’homme, et d’estimerl’éligibilité de ce curieux animal. Un jour, sûrement, elleabattrait le gros gibier qu’elle désirait, mais elle s’était bienpromis qu’elle ne le ferait que lorsqu’elle aurait en vue le plusgros et le meilleur, exclusivement.

En attendant, elle entretenait soigneusement sa lampe de chevet,toujours allumée, toujours prête à recevoir le jeune épouxlorsqu’il se présenterait.

Mais en même temps, elle apprit aussi, peut-être inconsciemment,une autre leçon. Des changements commençaient lentement à seproduire dans son estimation de la hiérarchie des valeurs. Ilarrivait parfois que le facteur dollar s’estompât dans son espritet cédât la place à d’autres facteurs tels que la loyauté,l’honneur et aussi parfois tout simplement la gentillesse. Nouspourrions la comparer à l’un de ces chasseurs des grands bois quipoursuivent le bœuf musqué ou l’élan ; il aperçoit tout à coupun petit vallon au fond duquel court, à travers l’herbe moussue età l’ombre des bosquets, un petit ruisseau babillard qui l’invite aurepos. À ces moments-là, l’épieu de Nemrod lui-même s’émousse.

C’est ainsi que Nancy se demandait quelquefois si l’astrakanétait toujours coté à sa juste valeur par les cœurs qu’ilrecouvrait.

Un jeudi soir, Nancy quitta le magasin comme d’habitude,traversa la Sixième Avenue et se dirigea vers la blanchisserie.Elle devait aller, ce soir-là, voir une opérette avec Lou etDan.

Lorsqu’elle arriva, Dan sortait justement de la boutique. Sonvisage avait une expression étrange et peinée.

« J’suis venu pour voir s’ils avaient entendu parlerd’elle, dit-il.

– Entendu parler de qui ? demanda Nancy. Est-ce queLou n’est pas là ?

– J’pensais qu’vous étiez au courant, répondit Dan ;on ne l’a pas vue ici, ni chez elle depuis lundi. Elle a déménagétoutes ses affaires et elle a dit à une de ses camarades de lablanchisserie qu’elle allait peut-être partir pour l’Europe.

– Mais, est-ce que personne ne l’a vue nullepart ? » demanda Nancy.

Dan la regarda en serrant les dents et avec une lueur métalliquedans ses yeux gris.

« Y en a qui m’ont dit là-dedans, répondit-il d’une voixrauque, qu’on l’a vue passer hier… dans une auto. Sans doute avecl’un de ces millionnaires dont Lou et vous étiez toujours en trainde parler. »

Pour la première fois de sa vie, Nancy flancha devant un homme.Elle posa sur la manche de Dan sa main qui tremblaitlégèrement.

« Vous n’avez pas le droit de me dire ça, Dan, je n’y suispour rien.

– J’ai pas voulu dire ça, répondit Dan d’une voix radoucieen même temps qu’il fouillait dans la poche de son gilet. J’ai lesbillets pour le spectacle de ce soir, reprit-il, en s’efforçant deprendre un ton galant et léger. Si ça vous… »

Nancy admirait le courage toutes les fois qu’elle lerencontrait. « Je vais avec vous, Dan »,répondit-elle.

Trois mois s’étaient passés depuis le jour où Lou avaitdisparu.

Un soir, au crépuscule, Nancy rentrait chez elle, longeant àvive allure la grille d’un petit parc tranquille. Elle entenditquelqu’un l’appeler derrière elle, s’arrêta, se retourna et reçutLou dans ses bras.

Après la première étreinte, elles retirèrent leur tête enarrière à la manière des serpents, prêtes à attaquer ou à fasciner,avec un millier de questions qui tremblaient sur leur languerapide. Et alors Nancy remarqua que Lou avait été touchée par labaguette de la Fée Prospérité dont la magnifique influence semanifestait en fourrures précieuses, en bijoux chatoyants, et encréations dispendieuses de l’art vestimentaire.

« Chère petite folle ! s’écria Lou d’une voix forte etaffectueuse. Je vois que tu continues à travailler dans le magasinet que tu es toujours aussi mal habillée. Eh bien, où en es-tu avecce gros gibier que tu devais attraper ? Y a encore rien defait je suppose ? »

Et alors Lou regarda son amie d’un peu plus près et s’aperçutque Nancy avait été touchée par la baguette d’une Fée pluspuissante que la Prospérité, que cela se manifestait par l’éclat deses yeux, plus brillant que celui des joyaux, et par la fraîcheurde ses joues roses, et aussi par de petites étincelles électriquesqui rayonnaient de son visage et paraissaient, en particulier,toutes prêtes à jaillir du bout de sa langue.

« Oui, je suis toujours au magasin, répondit Nancy, mais jevais le quitter la semaine prochaine. J’ai attrapé mon gibier,comme tu dis, le plus gros gibier du monde ; tu ne m’envoudras pas, Lou, ça t’est égal maintenant ? Eh bien je vaisépouser Dan, oui, Dan ! c’est mon Dan maintenant. Eh bien,Lou, qu’est-ce que tu as ? »

Au coin du parc apparut, déambulant nonchalamment, l’un de cesnouveaux jeunes policemen au visage plaisant qui ont rendu depuispeu la police plus tolérable, du moins pour notre rétine. Ilaperçut une femme vêtue d’un manteau de fourrure dispendieux quis’agrippait de ses mains endiamantées à la grille du parc et quisanglotait bruyamment la tête basse, tandis qu’une jeune fillemince et simplement vêtue, qui la tenait par la taille, s’efforçaitde la consoler. Le flic nouveau style s’arrêta et fronça lessourcils. Mais bientôt il se reprit, passa sans regarder, enfaisant semblant de ne rien voir et continua sa route sans seretourner ; car il était assez sage pour savoir que ceschoses-là ne peuvent pas être arrangées par un policeman ni paraucune autre autorité officielle, même la plus haute et la pluspuissante.

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