New York Tic Tac

LE COMTE ET L’INVITÉ

Un soir qu’Andy Donovan entrait dans la salle à manger de sapension de famille de la Deuxième Avenue, Mrs. Scott le présenta àune nouvelle pensionnaire, Miss Conway. Miss Conway était petite etdiscrète. Elle portait une robe brune très simple, et concentraittout son intérêt, d’ailleurs languissant, sur son assiette. Elleleva ses cils d’un air timide et jeta un coup d’œil sagace etjudicieux sur Mr. Donovan, puis murmura poliment le nom de celui-ciet retourna à son mouton. Mr. Donovan s’inclina avec la grâce et lesourire rayonnant qui étaient en train de lui gagner rapidement del’avancement dans la société, dans les affaires et dans lapolitique, puis il effaça la robe brune des tablettes de saconsidération.

Quinze jours plus tard, Andy était assis sur les marches duperron, en train de fumer un cigare. Un léger froufrou se fitentendre derrière lui ; Andy tourna la tête et eut la têtetournée.

Miss Conway venait de franchir la porte. Elle portait une robede crêpe de Chine noir. Son chapeau était noir, et un voile légercomme une toile d’araignée flottait et voltigeait sur son épaule.Elle s’arrêta en haut du perron et mit des gants de soie noire.Elle n’avait pas sur elle une seule tache de blanc ni de couleur.Sa riche chevelure dorée, à peine ondulée, était tirée en arrièreet se nouait sur son cou en une masse lisse et brillante. Sonvisage était plutôt simple que joli, mais pour le moment il étaitilluminé et rendu presque beau par ses larges yeux gris quiregardaient le ciel par-dessus les maisons de l’autre côté de larue, avec une expression de la plus émouvante tristesse et de laplus troublante mélancolie.

Notez bien l’idée, jeunes filles : tout en noir, en crêpede Chine noir, tout en noir et avec ce triste regard lointain, etces cheveux brillants sous le voile noir (il faut être blonde pourça, bien entendu) et avec ça, essayez de prendre un air qui suggèrequ’une promenade dans le parc vous ferait du bien quoique votrejeune existence ait été flétrie juste au moment où elle était surle point de franchir d’un bond joyeux le seuil de la vie ;tâchez de vous trouver sur le seuil de la porte au bon moment, et…vous les aurez à tous les coups. Mais comme il est cruel et cyniquede ma part de parler ainsi de ses vêtements de deuil !

Mr. Donovan inscrivit de nouveau instantanément Miss Conway surles tablettes de sa considération. Il jeta le mégot de son cigarequi pourtant aurait pu durer encore huit bonnes minutes, ettransféra rapidement son centre de gravité sur la ligne verticalepassant par ses souliers de box-calf havane.

« Quelle belle soirée, Miss Conway ! » dit-il. Sil’Office météorologique avait entendu le ton assuré et emphatiqueavec lequel il prononça ces mots, ledit Office n’aurait pas manquéde hisser le drapeau blanc en haut du mât.

« Oui, répliqua Miss Conway avec un soupir, pour ceux dumoins qui peuvent encore la goûter. »

Immédiatement, Mr. Donovan, du fond de son cœur, se mit àmaudire le beau temps. Cruel beau temps ! Il aurait dûpleuvoir, venter, grêler et neiger pour que l’atmosphère concordâtavec les dispositions d’esprit de Miss Conway.

« J’espère qu’aucun de vos parents… j’espère que… que vousn’avez pas perdu… quelqu’un ? demanda Mr. Donovan.

– La mort m’a ravi, répondit Miss Conway en hésitant unpeu, non pas un parent, mais quelqu’un qui… mais je ne veux pasvous importuner avec mes chagrins, Mr. Donovan.

– Importuner ! répliqua Mr. Donovan avec indignation.Oh ! dites, Miss Conway, je serais ravi… je veux dire jeserais navré… enfin c’est-à-dire, je suis sûr que personne nepourrait sympathiser avec vous plus sincèrement que moi. »

Miss Conway lui accorda un petit sourire. Un petit sourire quiétait encore plus triste que sa gravité précédente.

« Riez, dit-elle, et le monde rira avec vous ;pleurez, et il rira de vous. Il y a longtemps, Mr. Donovan, quej’ai appris à connaître ce proverbe. Je n’ai ni amis niconnaissances dans cette ville. Mais vous avez été aimable avecmoi. Je l’apprécie grandement. »

Il lui avait passé deux fois le poivre à table !

« C’est dur d’être seule à New York, pour sûr, dit Mr.Donovan. Mais vous savez quand le vieux petit patelin se déballe etdevient cordial, il n’y a rien qui peut l’arrêter. Dites, si vousfaisiez un petit tour dans le parc, Miss Conway, ne croyez-vous pasque ça pourrait chasser vos papillons noirs, et si vous vouliez mepermettre…

– Merci, Mr. Donovan. Je serai heureuse d’accepter votreproposition, si vous pensez pouvoir trouver de l’agrément à lacompagnie d’une jeune femme dont le cœur est rempli detristesse. »

Ils franchirent les grilles du vieux petit parc des faubourgs oùles élus des siècles précédents venaient autrefois prendre l’air,et s’assirent sur un banc dans une allée tranquille.

Il y a une différence fondamentale entre le chagrin de lajeunesse et celui des vieillards ; la jeunesse fait participerles autres à son chagrin et celui-ci s’en allège d’autant ;les vieillards peuvent le communiquer autant qu’ils veulent, leurchagrin reste le même.

« C’était mon fiancé, avoua Miss Conway au bout d’uneheure. Nous devions nous marier au printemps prochain. Ne croyezpas surtout que je cherche à vous bluffer, Mr. Donovan, maisc’était un vrai comte. Il avait une propriété et un château enItalie. Il s’appelait Fernando Mazzini. Je n’ai jamais vu quelqu’unqui lui arrivât à la cheville pour l’élégance. Papa fit desdifficultés, naturellement, et un jour nous nous sauvâmes. Maispapa nous rattrapa et nous ramena à la maison. J’avais une peurfolle que papa et Fernando ne se battissent en duel. Papa a uneaffaire de camionnage à Pekipsee, vous savez.

« Finalement, papa consentit et dit que nous pourrions nousmarier au printemps prochain. Fernando lui montra des preuves deson titre et de sa fortune et puis il partit pour l’Italie pourfaire préparer le château. Papa est très fier, et lorsque Fernandovoulut lui donner plusieurs milliers de dollars pour mon trousseau,papa le traita du haut en bas, que c’en était pénible. Il ne voulutmême pas me laisser accepter une bague ni le moindre présent delui. Et lorsque Fernando s’embarqua, je partis pour la ville ettrouvai une place de caissière dans une confiserie.

« Il y a trois jours, je reçus une lettre d’Italie que l’onm’avait fait suivre de Pekipsee et qui m’apprenait que Fernandoavait été tué dans un accident de gondole.

« C’est pourquoi je suis en deuil. Mon cœur, Mr. Donovan,restera pour toujours dans son tombeau. Je crois que jesuis une bien pauvre compagnie, Mr. Donovan, mais je ne puis plusm’intéresser à personne. Je ne voudrais pas vous priver de lagaieté ni de vos amis qui peuvent encore sourire et vous distraire.Peut-être préférez-vous que nous rentrions maintenant à lamaison ? »

Et maintenant, jeunes filles, si vous voulez voir un jeune hommese précipiter sur la pelle et la pioche, vous n’avez qu’à lui direque votre cœur est dans le tombeau d’un autre type. Les jeunes genssont des détrousseurs de tombeaux par nature. Demandez à n’importequelle veuve. Que voulez-vous ! Il faut bien faire quelquechose pour rendre aux anges en crêpe de Chine noir et aux yeuxhumides de larmes ce viscère indispensable aux opérations futures.Les hommes morts perdent à tous les coups !

« Je suis terriblement navré, répliqua Mr. Donovandoucement. Non, ne rentrez pas encore maintenant. Et ne dites pasque vous n’avez pas d’amis dans cette ville, Miss Conway. Je lerépète, je suis terriblement navré et je voudrais vous persuaderque je suis votre ami et que… et que je suis terriblementnavré.

– J’ai son portrait ici dans un médaillon, dit Miss Conway,après avoir essuyé ses yeux avec son mouchoir. Je ne l’ai jamaismontré à personne, mais je vais vous le montrer, Mr. Donovan, parceque je crois que vous êtes un véritable ami. »

Mr. Donovan contempla longtemps et avec beaucoup d’intérêt laphotographie incrustée dans le médaillon que Miss Conway venaitd’ouvrir pour lui. Le visage du comte Mazzini ne pouvait manquerd’attirer l’attention. C’était un visage poli, intelligent,brillant, presque beau, le visage d’un homme fort et joyeux quipouvait parfaitement devenir un conducteur d’hommes.

« J’en ai un plus grand que j’ai fait encadrer dans machambre, dit Miss Conway. Je vous le montrerai en rentrant. C’esttout ce qui me reste pour me rappeler Fernando. Mais il seratoujours présent dans mon cœur, c’est une certitude. »

Une tâche subtile se proposait maintenant à Mr. Donovan :c’était de supplanter le comte infortuné dans le cœur de MissConway. Son admiration pour elle l’y détermina aussitôt. Maisl’ampleur de l’entreprise ne semblait pas trop peser sur sonesprit. Le rôle qu’il assuma fut celui de l’ami sympathique maisjoyeux ; et il le joua avec tant de succès qu’une demi-heureplus tard, ils étaient en train de causer pensivement devant deuxpetits pots de crème glacée, bien que la tristesse n’eût pasdiminué dans les larges yeux gris de Miss Conway.

Ce soir-là, au moment de lui souhaiter bonne nuit, elle se mit àgrimper rapidement les escaliers et en rapporta bientôt le portraitencadré enveloppé avec amour dans une écharpe de soie blanche. Mr.Donovan le contempla avec des yeux inscrutables.

« Il me l’a donné le soir de son départ pour l’Italie, ditMiss Conway. C’est d’après celui-ci que j’ai fait faire le petitqui est dans le médaillon.

– Un bel homme, dit Mr. Donovan cordialement. Et… est-ceque ça vous plairait, Miss Conway, de me faire le plaisird’accepter que je vous emmène à Coney dimancheprochain ? »

Un mois plus tard, ils annoncèrent leurs fiançailles à Mrs.Scott et aux autres pensionnaires. Miss Conway continuait de porterle deuil.

La semaine suivante, ils étaient assis un soir dans le petitparc où les ombres des feuilles agitées par la brise dansaient sureux au clair de lune. Ce jour-là, Donovan n’avait cessé d’exhiberun visage sombre et préoccupé, et ce soir même, il était sitaciturne que les lèvres de l’amour ne purent retenir pluslongtemps la question que le cœur de l’amour voulait poser.

« Qu’y a-t-il, Andy, vous avez l’air si maussade etsolennel ce soir ?

– Rien, Maggie.

– Si, il y a quelque chose. Qu’est-ce que c’est ?C’est la première fois que je vous vois comme ça. Parlez !

– Oh ! ce n’est pas grand-chose, Maggie.

– Si, c’est quelque chose qui vous tracasse et je veuxsavoir ce que c’est. Ah ! peut-être est-ce une autre jeunefille à laquelle vous pensez ? Très bien. Pourquoin’allez-vous pas la chercher ? Enlevez votre bras, etlaissez-moi, s’il vous plaît !

– Eh bien, je vais vous le dire, répondit Andyphilosophiquement, mais je crois que vous ne comprendrez pas trèsbien. Vous avez entendu parler de Mr. Mike Sullivan, n’est-cepas ? Le grand Mike comme on l’appelle.

– Non, répondit Maggie. Et je n’ai pas envie d’en entendreparler, si c’est lui qui vous fait agir comme cela. Quiest-ce ?

– C’est le plus grand homme de New York, répondit Andy d’unton respectueux. Il peut faire à peu près tout ce qu’il veut avecTammany ou avec n’importe quelle autre organisation politique. Ilest aussi grand qu’une montagne et aussi large qu’East River.Essayez un peu de dire du mal de Big Mike Sullivan et vous aurez unmillion d’hommes sur le dos en moins de deux secondes. L’autrejour, il est allé faire un tour sur le vieux continent et les roisse sont sauvés dans leurs trous comme des lapins.

« Eh bien Big Mike est un de mes amis. Je ne suis encorequ’un tout petit bonhomme dans le quartier pour ce qui est del’influence politique, mais Mike est un aussi bon ami pour un petitbonhomme ou pour un pauvre homme que pour un grand. Je l’airencontré aujourd’hui dans le Bowery et… qu’est-ce que vous croyezqu’il a fait ? Il se lève et vient me serrer la main. “Andy,me dit-il, j’ai l’œil sur vous. Vous avez fait du bon boulot dansvotre quartier et je suis fier de vous. Venez boire un coup avecmoi.” Là-dessus, il prend un cigare et je prends un whisky. Et jelui dis que je vais me marier dans quinze jours. “Andy, me dit-il,envoyez-moi une invitation et je viendrai à votre mariage.” Voilàce que Big Mike m’a dit ; et il fait toujours ce qu’ildit.

« Vous ne comprenez pas ça, Maggie, mais je me feraiscouper une main pour être sûr d’avoir Big Mike Sullivan à notremariage. Ce serait le jour le plus fier de mon existence. LorsqueMike assiste au mariage d’un homme, eh bien, cet homme-là est lancédans la vie pour toujours. Alors, c’est pourquoi peut-être j’ail’air un peu soucieux ce soir.

– Pourquoi ne l’invitez-vous pas, alors, s’il est siépatant que ça ? demanda Maggie.

– Il y a une raison qui m’en empêche, répondit Andytristement, il y a une raison pour qu’il ne puisse pas être là. Neme demandez pas ce que c’est, car je ne peux pas vous le dire.

– Oh ! je m’en fiche, répondit Maggie, c’est quelquechose qui concerne la politique, sûrement ; mais ce n’est pasune raison pour me faire la moue.

– Maggie, répliqua Andy après un instant de silence, est-ceque vous m’aimez autant que… que vous aimiez le comteMazzini ? »

Il attendit longtemps, mais Maggie ne répondait pas. Et alors,tout à coup, elle laissa tomber sa tête sur son épaule et se mit àpleurer ; toute secouée de sanglots, elle serrait avec forcele bras d’Andy et arrosait de larmes son propre crêpe de Chinenoir.

« Allons, allons, allons ! fit Andy doucement,oubliant ses soucis personnels. Qu’est-ce qu’il y amaintenant ?

– Andy, fit Maggie au milieu de ses sanglots, je… je vousai menti. Et vous… vous ne voudrez plus m’épouser. Vous ne… vous nem’aimerez plus, mais je sens qu’il faut tout… vous dire. Andy, iln’y a jamais eu de… de comte Mazzini. Je n’ai jamais eu de rupinqui m’ait fait la cour, mais toutes mes camarades en avaient etelles parlaient d’eux tout le temps, et… les autres types les enaimaient davantage pour ça. Et puis, Andy, j’ai l’air si chic ennoir, n’est-ce pas ? Alors, voilà, en passant devant lavitrine d’un magasin, j’ai vu cette photo et je l’ai achetée. Etj’en ai fait faire une réduction pour mon médaillon. Et j’aiinventé toute cette histoire au sujet du comte et de sa mort afinque je puisse porter du noir. Et personne ne peut aimer unementeuse et vous allez me laisser tomber Andy et j’en mourrai dehonte. Oh ! je n’ai jamais aimé personne que vous. Voilàtout.

Mais au lieu de la repousser, Andy se contenta de la serrer plusfortement dans ses bras. Elle leva les yeux et s’aperçut que levisage d’Andy était redevenu clair et souriant.

« Pourriez-vous… pourriez-vous me pardonner,Andy ?

– Pour sûr ! répliqua Andy, y a pas de mal dans toutça. Que le comte retourne à son cimetière ! Vous avez toutarrangé, Maggie. J’espérais bien que vous feriez ça avant le jourdu mariage, sacrée Maggie !

– Andy, dit Maggie avec un sourire un peu timidelorsqu’elle fut assurée de son pardon, est-ce que… est-ce que vousavez cru toute cette histoire du comte Mazzini ?

– Oh ! pas précisément, répliqua Andy en fouillantdans sa poche pour attraper un cigare. Parce que, voyez-vous, c’estle portrait de Big Mike Sullivan que vous avez dans votremédaillon ! »

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