New York Tic Tac

LE CALIFE, CUPIDON ET L’HORLOGE

Le Prince Michel, de l’Électorat de Valleluna, était assis dansle parc sur son banc favori. La fraîcheur de cette nuit deseptembre le ravigotait mieux que n’eût pu le faire le plusprécieux des vins toniques. Il y avait peu de monde sur lesbancs ; car les habitués du parc, bipèdes au sang paresseux,avaient regagné leurs wigwams aux premières morsures frisquettesd’un automne précoce. La lune venait d’émerger au-dessus du pâté demaisons qui borde le parc à l’est. Des enfants riaient etfolâtraient autour de la fontaine aux jets d’eau pétulants. Dansles recoins obscurs, les faunes poursuivaient les hamadryades, sansparaître se soucier du regard des mortels. Un orgue de Barbarie –notre Philomèle, dirait le poète – égrenait dans une rue adjacenteses notes mécaniques et langoureuses. Autour des barrièresenchantées du petit parc, grondaient et miaulaient voitures,autobus et tramways, et les trains du métro aérien rugissaientcomme des lions à travers les grilles. Au-dessus des arbresbrillait la face ronde, large et luisante, d’une horloge enchâsséedans la tour d’un vieux bâtiment public.

Les souliers du Prince Michel avaient atteint un état de vétustéqui eût découragé le plus expert des rapetasseurs desemelles ; et sa garde-robe eût fait fuir tous les marchandsd’habits de Brooklyn. La broussaille pileuse qui parsemait sonvisage avait pris des nuances polychromes, allant du brun au griset du rouge au verdâtre, ce qui la faisait ressembler à quelquechose comme une « Vue de la gare Saint-Lazare en si bémoldiaphorétique paraboloïdal », perpétrée par un barbouilleur deMontparnasse. Quant à son chapeau, la plus vorace des ouvreuses eûtrefusé de le prendre au vestiaire.

Le Prince Michel souriait, assis sur son banc favori. Cela ledivertissait de penser qu’il était assez riche pour acheter, s’illui en eût pris la fantaisie, tous ces tas d’immeubles dont ilapercevait devant lui les fenêtres illuminées. Dans cette fièrecité de Manhattan, il aurait pu rivaliser avec n’importe quelCrésus en matière de bijoux et platine, or et tableaux, châteaux etobjets d’art, hectares, yachts, limousines, personnel domestique,tapis d’Orient, cigares, jaquettes, clubs, trains spéciaux, poulesde luxe et villes d’eaux, s’il s’était simplement contenté degrignoter les bords de son vaste pudding de possessionshéréditaires. Il aurait pu se mettre à table avec les princesrégnants. L’accueil chaleureux des cercles mondains et artistiques,l’amitié de l’élite, l’adulation, l’imitation, l’hommage des pluscélèbres beautés, les plus grands honneurs, la louange des sages,la flatterie, l’estime, le crédit, le plaisir, la gloire, le turf,le Jockey Club, l’amour des vedettes cinématographiques, le respectdes juges d’instruction ; l’obséquiosité des maîtres d’hôtel,des tailleurs, des manucures, des médecins, des héritiers, desministres et des contrôleurs de wagon-lit, tout le miel de la vieétait, à tout moment, dans la ruche du monde, à la disposition duPrince Michel, de l’Électorat de Valleluna : il n’avait qu’àlever le doigt pour faire couler à flots sur ses lèvres le sucdivin de l’opulence.

Et cependant, il préférait rester, crasseux et en haillons,assis sur un banc du parc. Car il avait goûté au fruit de l’Arbrede la Vie, et, l’ayant trouvé amer, l’avait recraché ; ilétait sorti de l’Eden afin d’essayer, pendant quelque temps, de sedistraire en collant son oreille à la poitrine nue du vaste mondepour en écouter battre le cœur.

Telles sont les pensées qui flottent en l’âme rêveuse du PrinceMichel, tandis qu’il sourit sous le chaume de sa barbe multicolore.Il aime à flâner ainsi, vêtu comme le plus pauvre des clochards quimendient dans les parcs, pour étudier l’humanité. Dans l’altruismeil a trouvé plus de plaisir que n’ont jamais pu lui en procurer sesrichesses, sa situation et toutes les plus grossières jouissancesde la vie. Son bonheur et sa consolation suprême sont de soulagerla détresse individuelle, de combler de faveurs ceux qui luiparaissent dignes d’être secourus, d’éblouir les infortunés par desprésents inattendus et sidérants d’une munificence vraiment royale,mais toujours distribués avec une judicieuse sagesse.

Le regard du Prince Michel s’arrêta sur la face illuminée de lagrande horloge nichée dans la tour, et son sourire, tout altruistequ’il fût, se teinta d’un léger mépris. Car le Prince affectionneles hautes et profondes cogitations. C’est toujours avec unhochement de tête qu’il a considéré l’abjecte soumission du mondeaux arbitraires mensurations du Temps : et c’est avectristesse qu’il contemple les allées et venues fiévreuses etcraintives des hommes, asservis par les petites baguettes d’acierd’une pendule.

 

Un jeune homme en habit de soirée vint s’asseoir sur l’un desbancs voisins du trône de Valleluna. Pendant une demi-heure, il necessa de fumer des cigares avec une nervosité fébrile, puis il semit à surveiller attentivement la grande horloge. Son trouble étaitévident ; et le Prince ne laissa point de remarquer, avec unecertaine mélancolie, que cette agitation semblait avoir une liaisonsecrète avec les mouvements des bâtonnets horométriques.

Son Altesse se leva et s’approcha du jeune homme.

« Je m’excuse de vous importuner, dit-il, mais… hic !…je m’aperçois que vous êtes en proie à de certaines perturbationsbarométr… psychologiques. Si cela peut aider à excuser monimportunité, j’ai l’honneur de vous informer que je ne suis autreque le Prince Michel, héritier du trône de l’Électorat deValleluna. Je suis ici incognito, bien entendu, comme vous ledevinez sans doute à mon aspect extérieur. C’est l’un de mescaprices que de m’efforcer de secourir ceux de mes frères mortelsqui me paraissent mériter mon assistance. Peut-être le souci quisemble vous ronger sera-t-il susceptible de céder plus facilement àvos efforts si vous me permettez d’y joindre… hic !… lesmiens. »

Le jeune homme leva les yeux sur le Prince avec un sourire quine réussit point à effacer le sillon que l’anxiété avait creuséentre ses sourcils. Il se mit à rire, sans que le sillondisparût ; cependant il accepta aimablement cette diversionmomentanée.

« Enchanté de faire votre connaissance, Prince, fit-il avecbonne humeur. Oui, je me doutais bien que vous voyagiez incognitodans ces parages. Merci pour votre offre d’assistance, mais je nevois pas comment votre renfort pourrait modifier l’issue duconflit. C’est une affaire tout à fait particulière, voyez-vous,mais merci tout de même. »

Le Prince Michel s’assit auprès du jeune homme. C’est souventqu’on l’envoyait promener ; mais, grâce à ses manières et àses paroles courtoises, cela se passait toujours à l’amiable.

« Les horloges, dit le Prince, sont des entraves aux piedsde l’humanité. J’ai remarqué que vous fixiez celle-ci d’un regardpersistant. Cependant, la face de cette horloge est celle d’untyran, ses chiffres sont aussi faux que ceux d’un billet deloterie ; sa sonnerie ressemble à la voix d’un tricheur quivous invite à venir jouer aux cartes pour vous dépouiller.Permettez-moi de vous donner un conseil : délivrez-vous de cesliens humiliants, et cessez de diriger vos affaires d’après lesindications de ce moniteur de laiton et d’acier.

– Je ne le fais jamais d’habitude, dit le jeune homme. J’aitoujours une montre sur moi, sauf quand je suis englué dans cesfrusques de gala.

– Je connais la nature humaine aussi bien que l’herbe etles arbres, dit le Prince avec un sérieux plein de dignité. Je suisun maître en philosophie, un connaisseur en art, et je possède lecompte en banque d’un Fortunatas. Il y a peu d’infortunes humainesque je ne sois capable de soulager ou de surmonter. J’ai lu dansvotre visage, et j’y ai trouvé de la noblesse et de l’honnêteté enmême temps que de la détresse. Je vous prie d’accepter mon aide oumes conseils. Ne faites pas mentir l’intelligence qui se reflètesur votre physionomie, en jaugeant, d’après mon aspect extérieur,le pouvoir que je puis avoir de vaincre vos ennuis. »

Le jeune homme leva de nouveau les yeux sur l’horloge et fronçales sourcils d’un air sombre. Puis son regard abandonna laclepsydre illuminée et, après un court voyage dans l’espace, seposa résolument sur le quatrième et dernier étage d’un immeuble enbriques rouges situé en face de lui, de l’autre côté des grilles.De faibles lueurs, filtrant à travers les jalousies, indiquaientclairement qu’une certaine activité s’exerçait dans la plupart despièces.

« Neuf heures moins dix ! » s’écria le jeunehomme avec un geste d’impatience et de désespoir.

Il se leva, tourna le dos à la maison fatale et fit rapidementdeux ou trois pas dans la direction opposée.

« Arrêtez ! ordonna le Prince Michel d’une voix sipuissante que le désespéré obéit, et se retourna en riantamèrement.

– Je lui accorde encore dix minutes, et puis je m’en vais,murmura-t-il tout bas. Je me joins cordialement à vous, mon ami,continua-t-il à haute voix en s’adressant au Prince, pour maudiretoutes les horloges, et j’y ajouterai toutes les femmes.

– Asseyez-vous, dit le Prince avec calme. Je n’accepte pasvotre addenda. Les femmes sont les ennemies naturelles deshorloges, et par conséquent les alliées de ceux qui cherchent àsecouer le joug de ces monstres, calculateurs de nos folies etlimitateurs de nos plaisirs. Si ce n’est point trop exiger de votreconfiance, je vous prierai de me raconter votrehistoire. »

Le jeune homme se laissa choir sur le banc avec un riredésabusé.

« Volontiers, Votre Altesse royale ! dit-il d’un tonironiquement déférent. Vous voyez cette maison, celle dont lestrois fenêtres du dernier étage sont éclairées ? Eh bien, àsix heures je me trouvais là-haut en compagnie de la jeune dame àlaquelle je suis… j’étais fiancé. J’avais… fait des blagues, moncher Prince, je m’étais conduit comme un polisson… et elle l’avaitappris. Alors, je voulais me faire pardonner. Nous demandonstoujours aux femmes de nous pardonner, n’est-ce pas, monÉlecteur ?

« “Laissez-moi le temps d’y réfléchir, m’a-t-elle répondu.En tout cas, soyez certain de ceci : ou bien je vouspardonnerai complètement, ou bien je ne vous reverrai jamais plus.Pas de demi-mesure. À huit heures et demie, dit-elle, à huit heureset demie très exactement, regardez la fenêtre du milieu : sije me décide à vous pardonner, j’y agiterai une écharpe blanche.Vous saurez ainsi que tout est oublié, et que vous pouvez venir meretrouver. Si vous n’apercevez pas d’écharpe blanche, vous pouvezconsidérer que tout est à jamais fini entre nous.”

« C’est pourquoi, conclut le jeune homme avec amertume, jen’ai cessé de contempler cette horloge. L’heure fixée pour lesignal est passée depuis déjà vingt-trois minutes. Cela vousexplique la raison de mon agitation, ô Prince desClochards !

– Permettez-moi de vous répéter, dit le Prince Michel de savoix égale et agréablement modulée, que les femmes sont lesennemies naturelles des horloges. Celles-ci sont une peste,celles-là sont une grâce céleste, le signal peut encoreapparaître.

– Jamais, Grand Électeur ! s’écria le jeune homme avecun accent de désespoir. Vous ne connaissez pas Marianne ! elleest toujours à l’heure, à une seconde près. C’est la première chosequi m’a séduite en elle. En fait d’écharpe flottante, c’est letorchon qui brûle. À huit heures trente et une je savais que monaffaire était réglée. Je vais partir pour l’Ouest ce soir par lerapide de onze heures quarante-cinq avec Jack Millburn. Le sort enest jeté. Je resterai quelque temps au ranch de Jack, puis jefinirai par le Klondike… et le whisky. Bonsoir… heu… monPrince. »

Le Prince Michel arbora un sourire énigmatique, compatissant etdivinatoire, et attrapa le jeune homme par la manche de sonpardessus. L’éclat qui brillait dans ses yeux s’était fondu en unesorte de rêveuse phosphorescence.

« Attendez, dit-il solennellement, que neuf heures aientsonné. J’ai, plus que le reste des hommes, de la fortune, dupouvoir, et de la science, mais je suis toujours un peu effrayéquand j’entends sonner l’horloge. Restez près de moi jusqu’après lasonnerie de neuf heures. Cette femme sera vôtre, le Princehéréditaire de Valleluna vous en donne sa parole. Le jour de votremariage, je vous ferai présent de cent mille dollars et d’un palaissur l’Hudson. Mais à la condition qu’il n’y ait point en ce palaisde ces damnées horloges, qui mesurent nos folies et limitent nosplaisirs. Êtes-vous d’accord ?

– Bien sûr ! fit le jeune homme gaiement. Les horlogessont insupportables, de toute façon, avec leur tic-tac et leurcarillon, et leur manie de vous faire arriver en retard pourdîner. »

Il jeta les yeux vivement sur l’horloge de la tour : ilétait neuf heures moins trois.

« Je crois, dit le Prince Michel, que je… heu… ! vaisfaire un petit somme. J’ai eu une journée trèsfatigante. »

Il s’allongea sur le banc, en déployant une technique quirévélait une accoutumance sans doute fort ancienne à ce genre decouche royale.

« Vous me trouverez dans ce parc tous les soirs, lorsque letemps le permet, dit le Prince en étouffant un bâillement. Venez mevoir… hic !… le jour où votre mariage sera décidé, et je vousremettrai un chèque.

– Merci, Votre Altesse, dit le jeune homme sérieusement. Cen’est pas que j’aie grand besoin de ce palais sur l’Hudson, maiscela ne m’empêche pas d’apprécier votre offre. »

Le Prince Michel tomba aussitôt dans un profond sommeil. Sonchapeau crasseux roula sur le sol. Le jeune homme le ramassa et encouvrit le visage hirsute ; puis il releva l’une des jambes dudormeur qui avait glissé et pendait grotesquement comme celle d’unpantin.

« Pauvre diable ! » dit-il en resserrant leshaillons autour de la poitrine du Prince.

Et soudain, l’horloge de la tour frappa brusquement le premiercoup de neuf heures. Le jeune homme sursauta, puis soupira, tandisque s’égrenaient les tintements fatidiques, jeta un dernier regardsur la fenêtre du milieu, tombeau de ses espérances, et poussaaussitôt une volée d’exclamations effrénées qui paraissaientexprimer le plus extatique ravissement.

Car, à la fenêtre du milieu, venait de s’épanouir dans l’ombre,flottante, divine, l’adorable fleur blanche du pardon et de labéatitude.

À cet instant passait près du jeune homme un citoyen rondelet,confortable, qui se hâtait vers son wigwam, inconscient destransports que peuvent dispenser des écharpes de soie blancheau-dessus d’un parc obscur.

« Pourriez-vous me… me dire l’heure, monsieur, s’il vousplaît ? » demanda le jeune homme.

Le citoyen lui jeta un regard soupçonneux, et, conjecturantd’après les vêtements de son interlocuteur que sa montre nerisquait rien, la tira de sa poche et déclara :

« Huit heures trente minutes vingt secondes,monsieur. »

Puis, par habitude, il leva les yeux sur l’horloge et poursuivitson élocution.

« Par saint Georges ! Elle avance d’unedemi-heure ! s’exclama-t-il. Première fois depuis dix ans queça lui arrive. Ma montre ne varie jamais d’une sec… »

Mais le citoyen ne parlait plus qu’au néant. Il se retourna etvit la silhouette sombre de son auditeur qui galopait vers une desmaisons d’en face dont l’une des fenêtres exhibait une sorte dedrapeau blanc animé de mouvements frénétiques.

 

Sept heures du matin. Deux policemen effectuent leur rondehabituelle dans le parc désert qu’occupe seul un personnage plongédans un état de détérioration avancée, et dans un sommeil tardifsur l’un des bancs. Ils s’arrêtent et le contemplent.

« C’est Mike “Vermouth”, dit l’un. Vieux clochard. Roupilledans le parc toutes les nuits depuis vingt ans. Vieux maniaqueaussi ; s’prend pour un prince quand il est soûl. »

L’autre policeman se penche, scrute les mégots de cigares quijonchent le sol, et aperçoit, au creux de la main droite dudormeur, une sorte de papier tout froissé.

« Mince ! fait-il. C’est un billet de cinquantedollars qu’il a dégoté là, en tout cas ! J’voudrais bienconnaître la marque de ses cigares. Allons ! faut l’réveiller,c’est la consigne. »

Le Prince Michel, Grand Électeur de Valleluna, marmonnedoucement :

« … Grand Chambellan… petit lever… s’cours dutrône… »

Puis il ouvre les yeux, aperçoit les agents, et se redresse aveceffort.

« S’cusez-moi ! fait-il aimablement. Sorti prendr’ lefrais c’matin… assoupi sans l’vouloir… »

Soudain il se rend compte qu’il y a quelque chose dans sa maindroite, regarde, et lève lentement les yeux, avec un sourire un peuconfus, sur les deux policemen qui s’éloignent sans mot dire, enfaisant des moulinets avec leurs bâtons blancs.

« Je m’demande, dit Mike Vermouth lorsque les uniformes ontdisparu derrière un bosquet, je m’demande s’il a eu sa gonzesseaprès tout ? »

Et Mike Vermouth, Prince des Fantômes et Grand Électeur desIdéalistes, jette successivement un regard philosophique sur lamaison d’en face, sur l’horloge et sur le billet de cinquantedollars, et se dirige résolument vers la sortie du parc et leBeary’s Bar.

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