New York Tic Tac

LA PUNITION INUTILE

Mrs. Fink est descendue dire un petit bonjour à son amie, Mrs.Cassidy, qui habite à l’étage au-dessous.

« Regarde ! dit Mrs. Cassidy. C’est-y pas unChopin ? »

Fièrement elle se tourne pour montrer son visage : l’un desyeux, presque intégralement clos, est cerné d’une large ecchymoseviolacée ; la lèvre inférieure fendue laisse perler desgouttes de sang frais, et des traces de doigts brutaux se dessinenten rouge de chaque côté du cou.

« C’est pas mon mari qu’oserait m’en faire autant, dit Mrs.Fink en s’efforçant de dissimuler son envie.

– J’voudrais pas d’un homme, dit Mrs. Cassidy, quim’battrait pas au moins une fois par semaine. Ça prouve qu’il tientà vous, vois-tu ! Mais, bon Dieu ! c’est pas une dosehoméopathique que Jack vient de m’flanquer cette fois ! J’envois encore trente-six chandelles. N’empêche que maintenant il vaêtre doux et gentil comme un agneau pendant tout l’reste de las’maine pour s’faire pardonner ça. V’là un œil au beurre noir quiva m’rapporter au moins une soirée d’cinéma et c’te blouse en soiequ’j’ai envie depuis si longtemps.

– Mr. Fink, dit Mrs. Fink d’un air faussement satisfait,est trop un gentleman pour jamais l’ver la main sur moi.

– Oh ! ferme ça, Maggie ! dit Mrs. Cassidy enriant, tandis qu’elle applique une compresse sur son œil. Au fond,t’es jalouse, v’là tout. Ton homme est trop moule pour te donnerseul’ment une claque. Qu’est-ce qu’il fait tous les jours enrentrant ? Y s’assoit et y s’entraîne les muscles en lisantson journal ! Pas vrai ?

– Oui, bien sûr que Mr. Fink jette un coup d’œil surl’journal quand y rentre, avoua Mrs. Fink en hochant dignement latête. Mais en tout cas, y s’amuse pas à m’flanquer des marrons dansla figure histoire de rigoler. »

Mrs. Cassidy exhala dans un rire puissant sa joie de matronesoumise et heureuse. Telle Cornélia étalant ses joyaux, elleentrouvrit le col de son peignoir et mit au jour une autreprécieuse ecchymose, presque noire, bordée de vert et d’orange – un« gnon » déjà ancien, mais encore cher à sa mémoire.

Mrs. Fink capitula. Son air un peu pincé se fondit gracieusementen une franche rosée d’admiration et d’envie. Elle et Mrs. Cassidyétaient de vieilles copines ; elles travaillaient ensembleavant leur mariage – c’est-à-dire l’année précédente – dans uneusine de cartonnages du quartier. Et maintenant, elles habitaientdans le même immeuble, l’une au-dessus de l’autre, chacune avec sonhomme. Non vraiment, Maggie ne pouvait pas crâner longtemps devantsa vieille Mado.

« Est-ce que ça t’fait mal, quand y t’cogne ? demandeMrs. Fink d’un ton où perce la curiosité.

– Mal ! s’écrie Mrs. Cassidy avec un gloussement devolupté extatique. Dis ! t’as jamais r’çu une cheminée sur latête ? Eh ben, ça doit être à peu près ça, tu sais, quand onvous r’tire de d’sous les décombres. Jack a un d’cesgauches !… Mmmmm ! Y vaut bien deux douzaines d’huîtreset une paire de souliers neufs. Quant à son droit, faut au moinsune soirée à Coney et six paires de bas d’soie pour y faire lepoids !

– Mais pourquoi qu’il te bat ? demande Mrs. Fink enouvrant de grands yeux étonnés.

– T’es bête ! fait Mado avec indulgence. Pa’ce qu’ilest soûl, parbleu ! C’est généralement le samedi soir que ças’passe.

– Mais, qu’est-ce qu’il prend comme prétexte ? demandela chercheuse de vérités.

– Ben, j’suis-t-y pas sa femme ? Jack rentre noir, etmoi j’suis là, s’pas ? Y en a-t-y d’autres qu’il a l’droitd’battre ? Ah ! j’voudrais bien l’chiper à en battre uneautre que moi ! Alors, un jour c’est pa’ce que la soupe estpas prête ; un autre jour c’est pa’ce que la soupe est prête.Jack s’en fait pas pour les prétextes. Il liche tant qu’il peut,jusqu’à ce qu’il s’rappelle qu’il est marié ; alors il rentreet il me flanque une volée. Les samedis soir, j’ai qu’à enlever lesmeubles qu’ont des coins, pour pas m’fendre le crâne quand y s’metau travail. Il a un crochet du gauche qu’est foudroyant. Y a desfois j’tiens pas un round. Mais quand j’ai envie d’sortir las’maine d’après, ou qu’j’ai besoin de frusques neuves, j’m’arrangepour que ça dure plus longtemps. C’est c’que j’ai fait hier soir.Jack sait que j’veux une blouse de soie noire depuis un mois, etj’ai pensé qu’un simple œil poché suffirait pas pour l’avoir.Tiens, Maggie ! J’te parie un ice-cream qu’il l’apporte cesoir ! »

Mrs. Fink réfléchit profondément.

« Mon Freddie, fait-elle, m’a encore jamais seul’ment donnéune chiquenaude. C’est comme tu dis, Mado : il a toujoursl’air grognon quand il rentre, et il dit jamais un mot. Et jamais ym’sort, non plus. Ah ! c’est une vraie limace de fauteuil,pour sûr ! Et quand y m’achète que’que chose, y fait une tellebouille que ça m’gâte tout l’plaisir ! »

Mrs. Cassidy passe son bras autour de la taille de son amie.

« Ma pauv’ vieille ! dit-elle. Mais tout l’monde peutpas avoir un mari comme Jack ! Les mariages tourn’raient passi souvent mal, si tous les hommes étaient comme lui. Toutes cesfemmes qui s’disent malheureuses, c’qu’y leur faudrait, vois-tu,c’est un homme qui leur frotte les côtelettes une fois par semaine,et p’is après qui r’paye ça en baisers et en boîtes dechocolat : ça leur redonnerait du goût à la vie. C’qui m’plaîtà moi, c’est un homme costaud, qui m’cogne quand il est noir, etqui m’embrasse quand il l’est pas. Me parle pas d’un homme qu’a pasassez d’nerfs pour t’offrir les deux ! »

Soudain le vestibule s’emplit de tumulte. La porte s’ouvreviolemment chassée par le pied de Mr. Cassidy, dont les bras sontencombrés de paquets. Mado se jette à son cou ; au fond duseul œil sain qui lui reste étincelle la lueur d’amour que l’onvoit apparaître dans les pupilles de la jeune fille maori,lorsqu’elle reprend connaissance en la hutte où son amant l’atraînée, après l’avoir assommée…

« Hello ! ma vieille cocotte ! » gueuleCassidy.

Lâchant les paquets, il l’étreint puissamment, la soulèvejusqu’à ses lèvres.

« J’ai pris des billets pour le cirque !… Et si tucoupes la ficelle de l’un d’ces colis – tiens, c’lui-là ! – tuvas p’t-être trouver c’te blouse de soie… Tiens, bonsoir, Mrs.Fink ! J’vous avais pas vue. Comment va le vieuxFred ?

– Très bien, merci, Mr. Cassidy. Faut que j’m’en aillemaintenant. Fred va pas tarder d’rentrer pour la soupe.J’t’apporterai demain ce modèle que tu m’as demandé,Mado. »

Mrs. Fink remonte chez elle – et se met à pleurer un petit peu.À pleurer sans raison, comme seule une femme peut le faire ; àpleurer inutilement, et, disons-le, stupidement. Larmes éphémères,et cependant plus inconsolables peut-être que toutes les autresfilles de la douleur. Pourquoi que Fred ne la bat jamais ?Est-ce qu’il n’est pas aussi grand et aussi fort que JackCassidy ? Est-ce qu’il n’aime pas sa Maggie autant que Jackaime Mado ? Alors, pourquoi qu’il ne se fâche jamais ? Ilrentre, il flâne, taciturne, morose, inerte. Certes, il fournit lacroûte, largement ; mais il semble ignorer les épices del’existence.

La nef des rêves de Mrs. Fink avait été surprise par le calmeplat. Le commandant naviguait du réfectoire à son hamac et viceversa. Si seulement il voulait agiter ses quilles ou frapper dupied sur le pont de temps en temps !… Elle qui avait rêvéd’une si joyeuse traversée !… Avec escales aux îles duDélice !… Mais à présent, pour varier les images, elle étaitprête à jeter l’éponge, excédée par tous ces rounds inoffensifsavec son sparring-partner. Pendant quelques instants, elledétesta presque Mado – l’heureuse Mado avec ses « bleus »et ses « noirs », ses cataplasmes de cadeaux et debaisers, sa croisière orageuse en compagnie d’un époux batailleur,brutal et… caressant.

Sept heures, Mr. Fink fait son entrée. Du maudit espritdomestique, il apparaît tout imprégné. Par-delà le seuil de sonconfortable foyer, il n’a cure d’aller vagabonder. C’est le terrienqui vient de débarquer, le python qui digère sa proie, l’arbre quigît, inerte, à l’endroit où il est tombé.

« Tu veux dîner tout d’suite, Fred ? demande Mrs.Fink, qui se contient avec peine.

– M-m-m-mouin !… » grogne Mr. Fink.

Le dîner achevé, il se dispose à lire ses journaux. Dans unfauteuil, mollement il s’allonge. Il a quitté ses souliers.

Oh ! quel nouveau Dante surgira pour vouer aux plusnéo-récentissimes tourments de l’Érèbe l’homme qui s’étale au foyeren exhibant ses chaussettes ? Ô sœurs de Patience, vous qui,par devoir ou par obligation, avez dû subir l’outrage de ces piedsemmitouflés de coton, de fil, de soie ou de laine, n’est-ce pas àvous que devraient être dédiées ces nouvelles incantationsinfernales ?

Le lendemain c’est la Fête du Travail. Pendant toute la duréed’une révolution planétaire, les occupations de Mrs. Cassidy etFink vont cesser. Le Travail, triomphalement, va défiler ets’adonner à des réjouissances diverses.

Mrs. Fink se hâte de descendre chez Mrs. Cassidy avec le modèlequ’elle lui a promis. Mado a mis sa blouse de soie neuve. Son œilau beurre noir lui-même parvient à lancer des étincellesd’allégresse. Le repentir de Jack porte ses fruits : leprogramme de la journée comporte de joyeuses promesses – parties decampagne, floraison de victuailles, ruissellement de bière…

De retour en son appartement, Mrs. Fink se sent soudainsubmergée d’indignation et de jalousie. Oh ! qu’elle estheureuse cette Mado, avec ses gnons, et ses baumes rapidementsubséquents ! Mais est-ce que Mado doit avoir le monopole dubonheur ? Est-ce que Freddie Fink ne vaut pas JackCassidy ? Est-ce que sa femme allait rester ainsiéternellement privée de coups, et de caresses ?

Soudain une idée lumineuse, sidérante, traverse l’esprit de Mrs.Fink. Ha ha ! Elle allait faire voir à Mado qu’il y avaitd’autres maris que Jack capables de jouer du poing, et de semontrer après ça plus tendres encore que lui peut-être…

Ce jour de fête promet de se dérouler, pour les Fink, avec unedéprimante monotonie. Mrs. Fink contemple d’un air sombre lalessiveuse où le linge de la semaine trempe depuis la veille. Mr.Fink, en bras de chemise et chaussettes, lit le journal. C’estainsi que s’annonce, pour les Fink, la Fête du Travail.

Une nouvelle vague de jalousie submerge le cœur de Mrs. Fink,accompagnée d’une autre vague, irrésistible, d’indignation et derévolte. Puisque son homme ne veut pas la battre, puisqu’il ne veutpas ainsi manifester sa virilité, ses prérogatives et l’intérêtqu’il porte aux affaires conjugales, il faut le rappeler à sondevoir.

Paisiblement, Mr. Fink allume sa pipe et se gratte la chevillegauche avec l’orteil du pied droit. Véritable statue des vertusfamiliales, il est engoncé dans la matrimonialité comme un raisinsec dans un pudding. Faire le tour du monde… dans son journal,confortablement et moralement assis, au son joyeux de la lessivemijotante, et parmi les odeurs suaves annonciatrices de platssubstantiels – voilà l’idéal, terre à terre mais paradisiaque, deMr. Fink. D’innombrables idées sont absentes de son esprit ;mais, parmi elles, aucune n’en est plus éloignée que celle debattre sa femme.

Mrs. Fink éteint le gaz sous la lessiveuse et se dispose àsavonner le linge sur l’évier. Soudain, de l’étage au-dessous,monte un rire joyeux, railleur, presque insultant – comme s’ilvoulait jeter le bonheur de Mrs. Cassidy à la face de la pauvreépouse inviolée du dessus ! C’est le moment décisif pour Mrs.Fink.

Brusquement elle se tourne, telle une furie, vers l’homme quilit :

« Sale feignant ! crie-t-elle. Faudra-t-y quej’m’esquinte toute la vie à laver et à trimer pour des veaux commetoi ? Es-tu un homme ou un caniche ? »

Mr. Fink, pétrifié par la surprise, laisse tomber son journal.Elle craint qu’il ne se décide pas encore à cogner, que laprovocation n’ait été insuffisante : alors elle se jette surlui, et le frappe férocement au visage de son poing fermé. En cetinstant même, elle est submergée par une vague d’amour pour cethomme telle qu’elle n’en a point ressentie depuis longtemps.Debout, Freddie Fink ! Entre dans ton royaume ! Oh !il faut qu’il la batte maintenant – juste pour prouver qu’il tientà elle – juste pour ça…

Mr. Fink se lève d’un bond – et reçoit aussitôt sur la mâchoireun large swing du gauche. Bravo Maggie ! Maintenantle moment redoutable et voluptueux est arrivé : elle ferme lesyeux, en attendant la riposte.

« Vas-y, Freddie ! » murmure-t-elleimperceptiblement.

Elle se penche, s’offre aux coups qu’elle appelle de toute sonâme.

À l’étage au-dessous, Mr. Cassidy, l’air honteux et repentant,est en train de poudrer l’œil de Mado, avant de partir pour larigolade. Soudain, au-dessus d’eux, on entend une voix de femme encolère, des bruits de coups, de chaises renversées – signesinfaillibles d’un conflit domestique.

« Fred et Mag sont en train de s’bagarrer ? fait Mr.Cassidy d’un air étonné. Première nouvelle ! Faut-y quej’monte pour voir s’ils ont pas besoin d’unarbitre ? »

L’un des yeux de Mrs. Cassidy étincelle ainsi qu’undiamant ; de l’autre elle tente un vague clignement.

« Oh ! Oh ! s’exclame-t-elle doucement d’un ton àla fois mystérieux et insignifiant, je me demande si… je me demandes’il… Attends, Jack ! J’vais aller voir ! »

Jusqu’en haut des marches elle vole. Au moment même où elleatteint le palier du dessus, une porte s’ouvre violemment, et Mrs.Fink, telle une comète échevelée, surgit :

« Oh ! Maggie ! s’écrie Mrs. Cassidy d’une voixoù résonne une volupté contenue, est-ce qu’il… est-ce qu’il… l’afait ? »

Mrs. Fink se jette dans les bras de son amie et, enfouissant sonvisage dans le sein compatissant, sanglote désespérément.

Avec douceur, Mrs. Cassidy prend la tête de Maggie dans ses deuxmains, la relève et contemple une figure baignée de larmes, à lafois blême et cramoisie, mais dont la peau satinée ne porte pas lamoindre trace des poings de l’indigne Mr. Fink.

« Qu’est-ce qui s’est passé, Maggie ? demande Madoavec une fébrile impatience. Dis-le-moi, ou je rentre voir. Est-cequ’il t’a fait mal ? Qu’est-ce qu’il t’afait ? »

Désespérément, la tête de Mrs. Fink s’affaisse de nouveau dansle giron de son amie.

« Pour l’amour de Dieu, n’ouvre pas cette porte,Mado ! fait-elle en sanglotant. Et… et ne dis jamais rien à… àpersonne !… Garde ça pour… pour toi, Mado !… Il… il amême pas l’vé la main sur moi… Il… Oh ! Seigneur !… Il…il est en train… d’faire la lessive ! »

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