New York Tic Tac

BOADICÉE

Dans une exposition de tableaux, l’autre jour, je vis une toilequi avait été vendue 5 000 dollars. Le peintre était un jeunebarbouilleur natif de l’Ouest, du nom de Kraft, qui avait uneprédilection pour certaines sortes de nourritures intellectuelleset de théories alimentaires. Son plat favori était une foiinébranlable en l’Infaillible et Artistique Ordonnance de laNature. Sa théorie préférée consistait en un hachis de corned-beefsurmonté d’un œuf poché. Il y avait une histoire derrière cetableau coûteux ; c’est pourquoi je rentrai chez moi et lalaissai s’écouler par le bout de mon stylo. L’idée de Kraft… maisce n’est pas comme ça que commence l’histoire.

Il y a trois ans Kraft, Bill Judkins (un poète) et moi-mêmeprenions nos repas ensemble chez Cypher dans la Huitième Avenue. Jedis : « prenions ». Quand nous avions de l’argent,Cypher nous l’« arrachait », pour employer sa propreexpression. Il ne nous faisait pas officiellement crédit ;nous entrions, et nous mangions, tantôt en payant, tantôt sanspayer. Nous ne craignions point le taciturne Cypher, ni sa férocitéintermittente. Au fond, cet homme sombre devait avoir une âme deprince, d’artiste ou d’imbécile. Il siégeait derrière uncomptoir-caisse vermoulu, sur lequel s’entassait une piled’additions impayées, dont certaines paraissaient si anciennes quecelle du dessous devait certainement avoir été laissée là par undes matelots de Christophe Colomb, coupable de grivèlerie.

Cypher, comme Napoléon III et la perche, était capable à toutmoment de voiler ses yeux d’une sorte de film qui rendaitimpénétrables les fenêtres de son esprit. Un jour que nous nousétions grandement excusés de ne pouvoir honorer l’addition, je levis, quelques instants plus tard, secoué d’un rire silencieux, avecson film sur les yeux. Nous versions des acomptes de temps entemps.

Mais la « grande chose », chez Cypher, c’était Milly,la serveuse. Milly était un exemple frappant de la théoriekraftienne relative à l’Infaillible et Artistique Ordonnance de laNature. Elle appartenait, incontestablement, corps et âme et lereste, à la « Corporation des Filles de Salle », toutautant que Minerve à l’État-Major des Professeurs d’Escarmouche etVénus à l’Académie des Séductions et Beaux-Arts. Statufiée enbronze et montée sur socle, elle aurait pu rivaliser avec la plusnoble de ses sœurs héroïques, en personnifiant « LaBoustifaille enjolivant le monde ».

Elle faisait partie intégrante du restaurant Cypher. L’ons’attendait à voir sa silhouette colossale émerger du nuageflottant et bleuâtre qui s’exhalait du laboratoire à friture, toutcomme le voyageur s’attend à voir surgir les gratte-ciel à traversles brumes de l’Hudson. Là, parmi les vapeurs de légumes, de petitssalés, de puddings, parmi le fracas de la vaisselle, le cliquetisde couverts, le vacarme des commandes, les cris des affamés et toutl’horrible tumulte qui accompagne les repas de l’homme, environnéed’un essaim de ces bestioles ailées et bourdonnantes qui sont laonzième plaie de l’Égypte, Milly s’avançait majestueusement, toutcomme un grand paquebot qui fend les eaux au milieu d’une flottillede pirogues et des hurlements des sauvages.

Notre Déesse de la Boustifaille était modelée en lignes siimposantes qu’on ne pouvait les contempler sans une sorted’appréhension. Ses manches étaient toujours relevées au-dessus ducoude. On sentait qu’elle eût été capable de nous saisir tous lestrois dans ses deux mains et de nous expulser par la fenêtre. Elleétait un peu plus jeune que nous, mais elle était si pleinement, sisimplement, si magnifiquement femme qu’elle sembla, dès le premierjour, nous traiter comme ses enfants. C’est avec une royalemagnificence que, sans regarder au prix ni à la quantité, ellerépandait à profusion sur nous les victuailles de Cypher, comme sielles émanaient d’une inépuisable corne d’abondance. Sa voixrésonnait comme le timbre d’une grande cloche d’argent ; songénéreux sourire découvrait une dentition saine et entière. Elleavait l’air d’un lever de soleil doré sur le sommet d’une montagne.Je n’ai jamais pu la contempler sans songer à la vallée duYosemite. Et cependant je ne pouvais non plus m’imaginer qu’ellepût exister en dehors du restaurant Cypher. C’est là quela Nature l’avait plantée, qu’elle avait pris racine et qu’elleavait robustement poussé. Elle semblait heureuse, et ramassait,tous les samedis, son misérable salaire de quelques dollars avec lajoie d’un enfant qui reçoit en rougissant un cadeau inattendu.

Ce fut Kraft qui exprima le premier la crainte que chacun denous couvait en lui depuis quelque temps. La réflexion sortit,naturellement, d’une conflagration artistique qui avait éclaté audessert. L’un de nous venait de comparer l’harmonie existant entreune symphonie de Haydn et une crème glacée aux pistaches, àl’exquise concordance de Milly et du restaurant Cypher.

« Il y a, dit alors Kraft, une menace certaine qui pèse surle destin de Milly et, si elle se réalise, Milly est perdue pourCypher et pour nous.

– Elle va engraisser ? demanda Judkins aveceffroi.

– Elle va fréquenter l’école du soir et recevoir del’éducation ? questionnai-je anxieusement.

– Voici, dit Kraft en posant doctoralement son index surune large et fraîche tache de vin. César avait son Brutus, la pommea son puceron lanigère, la sous-préfecture a son institutRockefeller, la civilisation a son cinéma, l’Art a son marchand detableaux, la rose a ses…

– Parle ! m’écriai-je. Si tu crois que Milly va mettreun corset, dis-le tout de suite !

– Un jour, déclara Kraft solennellement, entrera chezCypher, pour y engloutir un plat de haricots, un prospecteurmillionnaire de l’Alaska ou du Wisconsin et il épousera Milly.

– Jamais ! nous écriâmes-nous, Judkins et moi,horrifiés.

– Un prospecteur ! répéta Kraft d’une voix rauque.

– Millionnaire ! soupirai-je avec désespoir.

– Du Wisconsin ! » gémit Judkins.

Nous dûmes reconnaître que la menace était des plusauthentiques. Peu de choses paraissaient moins improbables. Milly,telle une vaste étendue de champs aurifères inviolés, devaitnécessairement attirer le prospecteur. Et nous connaissions bienles mœurs des hommes des bois, à qui la fortune a souri :c’est à New York qu’ils se précipitent tous, et là déposent leurssacs d’or aux pieds de la première fille de salle qui leur a servides haricots dans une haricoterie. Parbleu ! L’allitérationest déjà toute prête pour le reporter qui relatera le faitdivers :

CHEZ CYPHER UNE SUPERBE SERVEUSESERRE SON SEIGNEUR SUR SON SEIN

Pendant un moment, nous sentîmes que Milly était sur le point denous échapper.

C’était notre amour pour l’Infaillible et Artistique Ordonnancede la Nature qui nous inspirait. Nous ne pouvions pas l’abandonnerà un maudit prospecteur, pourri d’argent et de barbarie. Nousfrissonnâmes à la pensée que Milly, les manches baissées et l’airdistingué, pourrait un jour offrir le thé dans le wigwam marmoréend’un piocheur de minerai. Non ! Elle appartenait à« Cypher », à la fumée du lard frit, au parfum de lasoupe aux choux, au grand fracas wagnérien des timbales et desvermicelles !

Nos appréhensions devaient avoir quelque chose de prophétique,car le soir même « les vastes territoires inviolés » nouslivrèrent à domicile, franco de port et d’emballage, leconfiscateur prédestiné de Milly, le dévastateur présumé del’Ordonnance de la Nature. Il venait de l’Alaska, et non duWisconsin, mais ce n’était qu’une maigre consolation.

Nous étions sur le point d’attaquer notre ragoût vespéral,lorsqu’il fit irruption en coup de vent, comme s’il fût précédéd’un attelage de six chiens, et s’installa sans façon à notretable. Avec la familiarité traditionnelle de l’homme des bois, ilse mit à nous bombarder de conversation et nous traita de but enblanc en compagnons d’aventure, perdus dans les solitudes d’unemine de boustifaille. Nous l’embrassâmes en sa qualité de spécimen,et trois minutes plus tard nous étions devenus si bons amis quenous nous serions demandé mutuellement de mourir les uns pour lesautres.

Il était rugueux, barbu, craquelé. Il venait, nous dit-il, toutdroit de « là-haut », ayant débarqué une demi-heure plustôt à l’une des stations de North River ; il me semblait voirencore la neige de Chilcoot sur ses épaules. Puis il joncha latable de pépites, de lagopèdes empaillés, de bimbeloterie indigène,de peaux de phoque et autres impedimenta de l’homme du Klondike, etenfin se mit à bafouiller profusément de ses possessions etopulences.

« Lettre de crédit de vingt millions, conclut-il. Et descents et des mille qui rappliquent chaque jour de mes concessions.Et maintenant je veux du ragoût de veau et de la compote de pêches.Suis pas descendu du train depuis Seattle et j’ai faim. Cetteespèce d’alimentation que les nègres vous servent dans les pullmansne compte pas. Et vous, qu’est-ce que vous prenez ? »

Et alors Milly apparut, portant un millier de plats sur ses brasnus ; puissante, et souriante, et blanche et rose, etimposante, Milly se leva dans la salle embrumée comme une auroresur un lac de montagne. Et l’homme du Klondike laissa choir sespépites et autres trésors comme si ce n’était que de la copie àcinq sous la ligne, et sa mâchoire inférieure comme si le ressortétait cassé ; et on pouvait voir ses yeux qui avalaient Millyà sextuples bouchées. Quant à Milly, c’est tout juste si onn’apercevait pas déjà le diadème émeraudes et rubis sur sa tête, etla robe parisienne en dentelle, velours et panne de soie par-dessusson tablier.

Ainsi, le puceron avait enfin attaqué la pomme, le cinéma avaitdéployé ses tentacules industriels et barbares sur la chair depoule de la civilisation, le monstre du Wisconsin, déguisé enterrassier de l’Alaska, était sur le point d’engloutir notre Milly,et de bouleverser l’Ordonnance de la Nature.

Kraft fut le premier à réagir. Il bondit sur l’homme du Klondikeet lui assena une claque vigoureuse et cordiale sur l’épaule.

« Allons boire un coup d’abord ! s’écria-t-il. Venezboire ! Nous mangerons plus tard. »

Judkins saisit le bras de prospecteur et moi l’autre. Gaiement,bruyamment, irrésistiblement, dans le style authentique des bonsvivants, nous l’entraînâmes hors du restaurant jusque dans un cafésuffisamment dépourvu de proximité, tout en fourrant dans sespoches ses oiseaux embaumés et ses pépites indigestes.

Une fois assis, il commença par émettre une protestationénergique, mais sans rancune.

« C’est la femme qu’il me faut, affirma-t-il. Puisera dansma marmite jusqu’à la fin d’ses jours. Jamais vu d’femme aussibelle. Je r’tourne lui d’mander sa main tout d’suite. Pense pasqu’elle ait envie d’continuer à servir des biftecks quand elle auravu le petit tas jaune que j’ai à mon crédit.

– Prenez d’abord un autre whisky, insinua Kraft avec unsourire satanique. Je vous croyais meilleurs buveurs que ça, vousles gars du Nord. »

Kraft jeta ses derniers sous sur le comptoir et, sur Judkins etmoi, un regard si suppliant que nous raclâmes nos poches jusqu’àl’ultime centime afin de prolonger l’irrigation de notreinvité.

Puis, quand nos munitions furent épuisées, et que l’homme duKlondike, qui n’était pas encore suffisamment soûl, se remit àbégayer le nom de Milly, Kraft se pencha vers son oreille etmurmura quelques courtoises allusions à la pingrerie de certainsmillionnaires, si insolentes et venimeuses que le mineur jetaviolemment sur le comptoir des poignées successives de pièces d’oret d’argent, en commandant d’une voix tonitruante une quantité deconsommations suffisante pour noyer cette perfide insinuation.

Ainsi l’œuvre s’accomplit. Avec ses propres munitions nouschassâmes l’ennemi du champ de bataille. Puis, nous le voiturâmesjusqu’à un petit hôtel éloigné, et le mîmes au lit, avec sespépites et ses peaux de phoque.

« Il ne retrouvera jamais Cypher, dit Kraft. Il offrira samain à la première demoiselle en tablier blanc qu’il apercevrademain dans la première crémerie où il entrera. Et Milly… je veuxdire l’Ordonnance de la Nature, est sauvée ! »

Et tous les trois, nous retournâmes chez Cypher, et, comme iln’y avait plus guère que nous comme clients, nous nous prîmes lesmains et dansâmes une ronde autour de Milly.

Cela se passait, ai-je dit, il y a trois ans. Quelque temps plustard, chacun de nous reçut la petite ration intermittente que legrand Distributeur de Chance accorde parcimonieusement à ceux quine fréquentent point le temple de Mercure, et fut ainsi en mesurede s’acheter une nourriture plus coûteuse et moins élémentaire quecelle de Cypher. Nos routes divergèrent ; je ne vis plusJudkins que rarement, et je perdis Kraft complètement de vue.

Mais, ainsi que je l’ai déjà relaté in capite,j’aperçus l’autre jour un tableau qui avait été vendu 5 000dollars. Il était intitulé : Boadicée, et lepersonnage couvrait généreusement le fond rustique sur lequel ilétait représenté. Mais parmi tous ceux qui admiraient la toile,j’étais probablement le seul qui pût s’attendre à voir Boadicéesurgir de son cadre pour m’apporter des œufs pochés auxépinards.

Je me précipite chez Kraft. Il avait toujours le même regardsatanique, les mêmes cheveux embroussaillés ; mais son completsortait de chez un tailleur.

« Je ne savais pas, lui dis-je.

– Nous avons acheté une villa dans le Bronx avec cetargent, dit-il. Viens nous voir. N’importe quel soir, à septheures.

– Alors, dis-je, lorsque tu nous entraînas au combat contrel’homme du Wiscon… du Klondike, ce n’était pas exclusivement pourl’amour de l’Infaillible et Artistique Ordonnance de la Nature.

– Non, pas exclusivement », fit-il avec son rictusdiabolique.

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