New York Tic Tac

LA JEUNE FILLE ET L’HABITUDE

HABITUDE. – Une tendance ou uneaptitude acquise par la coutume ou par une fréquenterépétition.

Les critiques ont attaqué toutes les sources d’inspiration, saufune. C’est à celle-là que nous avons recours pour notre thèmemoral. Lorsque nous copions les vieux maîtres, les critiquess’empressent de rechercher les passages que nous avons reproduits.Lorsque nous nous efforçons de dépeindre la vie réelle, ils nousreprochent d’essayer d’imiter Henry George, George Washington,Washington Irving et Irving Bachelier. Nous avons écrit sur l’Ouestet sur l’Est, et ils nous ont accusé d’avoir plagié Jesse et HenryJames. Nous avons laissé parler notre cœur et alors ils ont faitallusion à des troubles hépatiques. Nous avons choisi un texte dansMatthieu ou… heu ! dans le Deutéronome, mais avant même quenous puissions transformer notre inspiration typographique, lesprédicateurs étaient déjà en train de la foudroyer. C’est pourquoi,acculés dans une impasse, nous sommes contraints d’aller cherchernotre sujet dans le vieux vade-mecum invulnérable, infaillible etmoral, c’est-à-dire le Dictionnaire.

Miss Merriam était caissière chez Hinkle. Le restaurant Hinkleest l’un des plus grands de la ville basse. Il se trouvait dans ceque les journaux appellent le « quartier financier ».Chaque jour, de midi à deux heures, le restaurant Hinkle se remplitde clients affamés : employés, dactylos, courtiers,propriétaires d’actions de mines, animateurs, inventeurs ; etaussi de gens qui ont de l’argent.

L’emploi de caissière chez Hinkle n’était pas une sinécure. Lematin, à l’heure du petit déjeuner, il se débitait dans lerestaurant un nombre considérable de tasses de café, de toasts etd’œufs au jambon ; mais au repas de midi, le débit devenait untorrent. On pouvait dire que la clientèle de Hinkle pour lebreakfast constituait un contingent, mais celle du déjeuner étaitune horde.

Miss Merriam siégeait sur un tabouret derrière un petit bureauprotégé sur trois côtés par un haut et fort grillage en fil decuivre. Vous passiez votre addition et votre argent par un petitguichet qui s’ouvrait dans le treillage et vous attendiez la suite,tandis que votre cœur battait la breloque. Car Miss Merriam était àla fois belle et capable. Elle pouvait vous rendre un dollarcinquante-cinq sur un billet de deux dollars, refuser en même tempsune demande en mariage avant que vous pussiez… Au suivant : Çay est ! – Tant pis pour vous. – S’il vous plaît, ne poussezpas. – Elle ramassait votre argent et votre sourire avec le mêmesang-froid, vous rendait la monnaie, vous donnait le coup de foudreet la repartie, et vous appréciait à vingt sous près, en moins detemps qu’il n’en faut pour saler un œuf avec l’une des salières durestaurant. Il existe une antique et noble allusion à « lalumière crue qui inonde un trône ». La lumière qui inonde lacage derrière laquelle est assise la jeune caissière est aussiassez crue. C’est une compensation pour les biftecks qui sontgénéralement trop cuits.

Tous les clients mâles du restaurant Hinkle, depuis lessaute-ruisseau jusqu’au dernier des courtiers, adoraient MissMerriam. Chaque fois qu’ils payaient leur addition, ils employaienttoutes les ruses connues de l’art cupidonesque pour lui faire enmême temps la cour. À travers les mailles du grillage, c’était unevolée continuelle de sourires, de clins d’œil, de compliments, detendres vœux, d’invitations à dîner, de soupirs, de regardslangoureux et de joyeux bavardages que Miss Merriam recevait sanssourciller et vous renvoyait ponctuellement.

Il n’y a pas de situation plus privilégiée que celle d’une jeuneet jolie caissière. Elle trône dans sa cage comme une reine à lacour du Commerce ; elle est la duchesse des dollars et desdevoirs, la comtesse des compliments et de la monnaie, la primadonna de l’amour et du déjeuner. Elle vous rend à la fois unefausse pièce et un sourire, et vous partez sans vous plaindre. Vouscomptez les deux ou trois mots aimables qu’elle vous jette commedes avares comptent leur trésor ; et vous empochez votremonnaie sans regarder. Peut-être le blindage qui l’entouremultiplie-t-il son charme ; en tout cas, c’est un ange encoresage, un ange immaculé, soigné, manucuré, séduisant, vif, alerte, àl’œil brillant, une Psyché, une Circé, et une Até en un seul corps,qui vous prend votre vrai argent après vous avoir donné votrefaux-filet.

Les jeunes gens qui venaient rompre le pain chez Hinkle nequittaient jamais la caissière sans lui avoir adressé quelquebadinage ou quelque compliment. Beaucoup d’entre eux allaient mêmeplus loin et laissaient échapper des allusions prometteuses debillets de théâtre et de chocolats. Les hommes plus âgés parlaientouvertement de fleurs d’oranger et ne craignaient pas de flétrirses pétales tentateurs par des allusions consécutives à desappartements dans Harlem. Un courtier qui avait été coincé dans unespéculation sur le cuivre demandait la main de Miss Merriam aumoins deux fois par repas.

Pendant l’heure de la « pointe », au déjeuner de midi,la conversation de Miss Merriam, tandis qu’elle encaissait etrendait la monnaie, s’exprimait à peu près dans les termessuivants :

« Bonjour, Mr. Haskins. Vous désirez, monsieur ? –C’est bien naturel. Merci. – Je vous en prie, restez correct. –Hallo Johnny… 10 – 15 – 20… Allez-vous en maintenant, ou ils vontvous chiper votre casquette… Je vous demande pardon, recomptez,s’il vous plaît. – Oh ! il n’y a pas de quoi…Vaudeville ? Non, merci ; quant au cinéma… Je suis alléevoir Cater mercredi soir avec M. Simmons – Excusez-moi, jecroyais que c’était une pièce de vingt-cinq cents… 80 et 20 font undollar… Alors, vous aimez toujours le jambon aux choux ? Jevois, Billie… À qui parlez-vous ? Attendez un peu : vousallez recevoir ce que vous méritez… Oh ! mince, Mr. Bassett,vous dites toujours des blagues. Non ? Eh bien, peut-être queje finirai par vous épouser un jour… 3 – 4 et 6, 10… S’il vousplaît, gardez ces remarques pour vous, monsieur… Vous dites dixcents ? Excusez-moi : j’avais lu soixante-dix surl’addition. Peut-être que c’est un 1 au lieu d’un 7… Oh !alors vous m’aimez comme ça, Mr. Saunders ? Il y en a quipréfèrent l’ondulation Marcel, mais on dit que cette coiffure à laNinon va très bien aux traits délicats… Et 10 font 50…Dépêchez-vous un peu jeune homme, vous n’êtes pas à Luna Park ici…Hein ! Eh bien, Macy, est-ce que ça ne me va pas bien ?Oh non, ce n’est pas trop froid, ces blouses légères sont très à lamode cette saison… Attendez un peu s’il vous plaît, c’est latroisième fois que vous essayez de… quoi ? Oh ! voussavez, cette pièce en plomb est une vieille copine à moi… 65, Mr.Wilson ? Vous avez dû être augmenté ! – Vous ai aperçudans la Sixième Avenue, samedi après-midi, Mr. de Forest… trèschic ! Qui est-elle ?… Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?Eh bien, je ne veux pas de cette pièce-là, nous ne sommes pas enAmérique du Sud ici… Oui, je préfère le music-hall. Vendredi ?Mille regrets, mais le vendredi je prends ma leçon de jiu-jitsu.Jeudi alors ?… Merci, c’est la seizième fois qu’on me dit çadepuis ce matin. Je finirai par croire que je suis belle… Fermezça, voulez-vous ? Pour qui me prenez-vous ?… Tiens, Mr.Westbrook ! Vous croyez vraiment ? Quelle idée ! 35et 5, 40 et 10, 50… Merci beaucoup, mais je ne me promène jamais enautomobile avec les messieurs… Ah ! il y aura votretante ! Alors, c’est différent. Nous verrons… Je vous en prie,ne vous excitez pas. Votre addition était de quinze cents, jecrois. Mettez-vous sur le côté et attendez un instant… Hallo,Ben ! On vous verra jeudi soir ? Il y a un monsieur quim’a envoyé une boîte de chocolats et… 55 et 5, 60 et 40,100… »

Un certain jour, vers le milieu de l’après-midi, un vieux, richeet excentrique banquier eut une syncope au moment où il passait surle trottoir devant le restaurant Hinkle pour aller prendre sontramway. Un banquier riche et excentrique qui se déplace en tramwayest… passons, il y en a d’autres.

Un Samaritain, un Pharisien, un homme et un policeman qui setrouvèrent là les premiers, saisirent le banquier Mac Ramsey et letransportèrent dans le restaurant Hinkle. Lorsque l’antique etindestructible financier ouvrit les yeux, il aperçut une visionmerveilleuse qui se penchait sur lui avec un sourire tendre etcompatissant, tout en lui baignant le front avec du bouillonViandox et en lui réchauffant les mains avec quelque chose qu’elleavait pris sur un réchaud. Mr. Mac Ramsey soupira, perdit un boutonde son veston, jeta sur sa belle infirmière un regard de profondegratitude et reprit ses esprits.

Que tous ceux qui s’attendent maintenant à l’éclosion d’un romanse rendent à la bibliothèque gratuite. Le banquier Mac Ramsey avaitune femme âgée et respectée et ses sentiments pour Miss Merriamétaient tout paternels. Il eut avec elle un entretien d’unedemi-heure auquel il sembla prendre le plus vif intérêt. Pas lemême genre d’intérêt que celui qui assaisonnait ses conversationsd’affaires. Le lendemain, il amena Mrs. Mac Ramsey pour la luiprésenter. Le vieux couple vivait seul ; il n’avait qu’unefille mariée qui habitait à Brooklyn.

Bref la belle caissière gagna le cœur du bon vieux couple. Ilsrevinrent chez Hinkle maintes et maintes fois et ils invitèrent lajeune fille à venir les voir dans leur vieille mais splendidemaison de l’une des Soixante-Dixièmes Rues Est. La beautéséduisante de Miss Merriam, sa douce franchise et son cœur impulsifles emballèrent. Ils ne cessaient de répéter que Miss Merriamrappelait tellement la fille qui les avait quittés ! Celle-ci,la matrone de Brooklyn, née Ramsey, avait l’aspect d’un Bouddha etun visage semblable à l’idéal d’un photographe d’art. Miss Merriamétait une combinaison de courbes, de sourires, de feuilles de rose,de perles, de satin et de réclame de lotions capillaires. Telleétait la fatuité des parents.

Un mois après avoir ainsi captivé le vieux et digne couple, MissMerriam remit à Hinkle sa démission de caissière.

« Ils vont m’adopter, dit-elle au restaurateur. Ce sont dedrôles de vieux types, mais c’est la crème des gens. Et si vousvoyiez leur palais ! Non, Hinkle, c’est pas la peined’insister : maintenant, je suis destinée à m’asseoir dans deslimousines et à épouser un duc, au moins. Pourtant, ça me fait dela peine de quitter la vieille cage ; y a si longtemps que jesuis caissière que ça va me sembler drôle de faire autre chose. Çame manquera de rembarrer un peu tous les types qui viennent payerleur bifteck. Mais je ne veux pas laisser passer cette occasion-là.Et ils sont tellement chic ! Je suis sûre que je vais menerune vie épatante. Vous me devez neuf dollars et soixante-deux centspour la semaine. Adieu Hinkle ! »

Et c’est ainsi que Miss Merriam devint Miss Rosa Mac Ramsey. Etelle fit honneur à la transition. La beauté n’est qu’à fleur depeau, mais les nerfs se trouvent tout près de la peau. Les nerfs…mais ici vous m’obligerez en relisant la citation qui est au débutde cette histoire.

Les Mac Ramsey répandirent l’argent comme du petit-lait pourpolir et raffiner leur fille adoptive. Ils en inondaient lescouturiers, les modistes, les maîtres à danser et les précepteurs.Miss « Rosa » se montrait reconnaissante, aimante ettâchait d’oublier Hinkle. Pour bien mettre en lumière les facultésd’adaptation de la jeune fille américaine, disons que Hinkle avaitpresque complètement disparu de son esprit et de saconversation.

Quelques personnes se rappelleront peut-être la visite que lecomte de Hitesbury fit, en Amérique, à la Soixante-Dixième Rue.C’était un comte de la bonne moyenne, sans dettes, et il n’attiraitpas beaucoup l’attention. Mais tout le monde se souvient sûrementde la soirée où les « Filles de la Bienfaisance »donnèrent leur fête de charité dans l’hôtel Waldorf Astoria. Vous yassistiez certainement et même vous avez envoyé un petit mot àvotre ami sur du papier à lettres de l’hôtel, juste pour luimontrer que vous étiez là ! Non ? Très bien ! Çadevait être justement le soir où le bébé était malade !

À la fête de charité, les Mac Ramsey attiraient particulièrementl’attention. Miss Merr… pardon, Miss Mac Ramsey était exquisementbelle. Le comte de Hitesbury s’était montré très empressé auprèsd’elle depuis qu’il était venu jeter un coup d’œil sur l’Amérique.L’on supposait généralement que l’affaire allait avoir uneconclusion définitive à la fête de charité. Après tout, un comteest aussi bon qu’un duc et même meilleur. Sa situation estpeut-être moins élevée mais par contre ses dettes le sontaussi.

Notre jeune ex-caissière présidait à l’un des comptoirs. Elleétait là pour vendre, à des prix exorbitants, des articles sansvaleur aux snobs et aux riches. Les bénéfices de la vente devaientservir à offrir, aux pauvres enfants des taudis, un dîner de Noël.Dites ! Vous êtes-vous jamais demandé où ils prennent les 364autres ?

Miss Mac Ramsey, belle, palpitante, excitée, charmante,radieuse, voltigeait derrière son comptoir. Elle était protégée dupublic par une sorte de grillage en laiton dans lequel s’ouvrait unpetit guichet. Soudain, voici le comte qui s’avance, assuré,délicat, impeccable, l’air admiratif – il s’avance et face auguichet ouvert :

« Vous êtes vraiment charmante, savez-vous, sur monhonneur, vous êtes charmante, ma chère », dit-il d’un toncaressant.

Miss Mac Ramsey se tourna brusquement.

« Oh ! fermez ça ! dit-elle d’un ton froid et vifà la fois. À qui croyez-vous qu’vous parlez ? Votre additions’il vous plaît… Oh ! Seigneur ! »

L’assistance eut soudain l’impression qu’il se passait quelquechose et se précipita vers le comptoir. Le comte de Hitesbury setenait là immobile, en caressant sa moustache blonde d’un airintrigué.

« Miss Mac Ramsey vient de s’évanouir », expliquaquelqu’un.

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