New York Tic Tac

LE COURRIER DU PARC

Ce n’était ni la saison, ni l’heure où le parc est généralementsurpeuplé, et il est probable que la jeune femme que l’on voyaitlà, au bord de l’allée, n’avait fait que céder à une impulsionsoudaine en s’asseyant sur l’un des bancs, pour se reposer uninstant et humer les premiers effluves du printemps prochain.

Immobile, comme une des statues qui l’entouraient, elle avait unpetit air pensif, et sa figure était empreinte d’une certainemélancolie qui ne devait avoir des causes ni bien profondes ni bienanciennes, car elle n’avait pas encore réussi à altérer les finscontours du visage ni à dompter la courbe à la fois fière et mutinedes lèvres de la jeune fille.

Un grand jeune homme entra dans le parc et s’engagea dansl’allée au bord de laquelle s’était assise la promeneuse ; iltraînait derrière lui un petit garçon qui portait une valise. Dèsque le jeune homme aperçut la belle rêveuse, son visage s’empourpraet blêmit en un clin d’œil. Tout en continuant à s’approcherd’elle, il examinait avidement son attitude, tandis que l’espoir etl’angoisse se mêlaient sur son visage. Il passa devant elle, maisrien ne sembla lui indiquer qu’elle avait remarqué sa présence oumême son existence.

Cinquante pas plus loin, il s’arrêta soudain et s’assit sur l’undes bancs. Le jeune porteur posa la valise par terre et dirigea surson patron des regards à la fois surpris et pénétrants. Le jeunehomme tira son mouchoir et s’essuya le front. C’était un beaumouchoir, un beau front et en somme, un beau jeune homme. Il dit àson portefaix :

« Tu vas porter un message à cette jeune femme qui estassise sur le banc. Dis-lui que je m’en allais justement à la gare,prendre le train pour San Francisco, où je vais me joindre à cetteexpédition qui part dans quelques jours pour l’Alaska ; oui,des chercheurs d’or, et des chasseurs d’élans, tu lui diras. Ajouteque, puisqu’elle m’a défendu de lui parler et de lui écrire, il neme reste que ce moyen de communication pour adresser un dernierappel à son sentiment de la justice, en souvenir de tout ce quis’est passé autrefois entre nous. Dis-lui qu’il ne me paraît paspossible, telle que je la connais, qu’elle condamne et mépriseainsi, sans lui donner d’explications, ni même l’occasion de sedisculper, quelqu’un qui n’a certes pas mérité d’être traité aussidurement. Dis-lui que si j’ai ainsi, dans une certaine mesure,enfreint ses injonctions, c’est avec l’espoir qu’elle se laisserapeut-être encore aller à me rendre justice. Va lui dire toutcela. »

Le jeune homme confirma sa mission en glissant un demi-dollardans la main du messager dont les yeux brillants et malinsilluminèrent soudain le visage empreint de crasse etd’intelligence, et qui détala aussitôt. Il s’approcha de la jeunefemme avec précaution, mais sans aucun embarras, et souleva trèslégèrement le bord de la vieille casquette perchée sur le sommet deson crâne. La jeune femme le dévisagea froidement, d’un airparfaitement indifférent.

« Mam’selle, dit-il, l’type qu’est là-bas sur l’autr’ banc,i’ vous la souhaite belle et joyeuse. Si vous l’connaissez pas etsi c’est qu’il essaye d’faire le gandin avec vous, z’avez qu’un motà dire et j’vous amène un flic dans trois minutes. Si vousl’connaissez et qu’c’est régulier, eh bien j’vas vous j’ter lesfleurs qu’i’ m’a dit d’vous offrir. »

La jeune femme se montra un tantinet intéressée.

« Des fleurs verbales ! dit-elle d’une voix douce etferme qui semblait teinter ses paroles d’une impalpable et diaphaneironie. C’est assez original… et si j’ose dire, poétiquemême ! Je… oui, j’ai connu autrefois le gentleman qui vous adélégué vers moi, aussi n’est-il pas nécessaire, à mon avis,d’appeler la police. Vous pouvez jeter vos fleurs, mais pas tropbruyamment. Les théâtres d’été ne sont pas encore ouverts, et nouspourrions attirer l’attention des promeneurs.

– Oh ! fit le jeune Hermès, avec un haussementd’épaules qui le tortilla de la tête aux talons, vous êtes sûr’mentà la page, mam’selle ! C’est pas des fleurs, c’est qu’duboniment. Il a dit comme ça qu’il avait fourré ses liquettes et sesribouis dans c’te valise pour se débiner à Frisco, et p’is ensuitequ’i’ va trimer dans la neige au Klondike. Il dit qu’vous y avezdéfendu d’vous envoyer des babilles et de s’baguenauder d’vant laporte du jardin, alors c’est moi qui sers de combine pour vousfaire entraver l’trucmuche. Il dit qu’vous l’avez disqualifié commeun propr’ à rien et qu’vous y avez seul’ment pas permis d’faire uneréclamation. I’ dit qu’vous l’avez escagassé, et qu’i’ saitseul’ment pas pourquoi. »

L’intérêt fugitif qui s’était éveillé dans les yeux de la jeunefemme ne semblait pas vouloir s’éteindre, au contraire. Peut-êtreétait-il dû à la manière originale, et audacieuse, dont le futurpionnier des glaces avait réussi à tourner les sévères barricadesqu’elle avait dressées entre elle et lui. Le regard fixé sur unestatue voisine dont les grâces froidement attristées ornaient leparc déplumé, elle répondit au messager :

« Allez dire à ce monsieur que je ne devrais pas avoirbesoin de lui confirmer une fois de plus ce que j’attends avanttout d’un gentleman. Il le sait déjà, et mon sentiment là-dessusn’a pas changé. Et en ce qui le concerne particulièrement,dites-lui que j’attache tout d’abord le plus grand prix à lafranchise et à la loyauté la plus absolue. Dites-lui que j’aiétudié mon propre cœur autant qu’il est possible de le faire, etque je connais ses faiblesses aussi bien que ses désirs. C’estpourquoi je me refuse à écouter ses complaintes, si émouvantesqu’elles puissent être. Je ne l’ai pas condamné sur des on-dit, etil est inutile de lui exposer une accusation qui est étayée sur descharges irréfutables. Mais puisqu’il insiste pour s’entendrerépéter ce qu’il ne sait déjà que trop bien, vous pouvez luicommuniquer le réquisitoire. « Dites-lui que ce soir-là jesuis entrée dans le jardin d’hiver par la porte du fond, afin decueillir une rose pour ma mère. Dites-lui que je l’ai aperçu prèsde Miss Ashburton derrière le laurier-rose. Cela faisait un trèsjoli tableau, mais la pose et la juxtaposition étaient tropéloquentes et même criardes pour avoir besoin de commentaires. Jedélaissai le jardin d’hiver, et en même temps la rose et mesillusions. Vous pouvez aller jeter ces fleurs à votreimprésario.

– Y a un mot qui m’chatouille, mam’selle. Juxt… juxta –qu’e’ qu’ça veut dire ?

– Juxtaposition ? C’est… la même chose que proximité,c’est-à-dire, si vous voulez, le fait d’être un peu trop rapproché,ou contigu, pour que je… l’on puisse conserver ses…illusions. »

Le gravier vola sous les pieds du messager. En un clin d’œil ilfut près de l’autre banc, et le jeune homme l’interrogea d’unregard vorace. Les yeux du juvénile truchement brillaient d’un viféclat professionnel.

« C’te dame al’dit comme ça qu’faut pas essayer d’la luifaire à l’oseille et qu’elle est pas bonne pour s’laisser j’ter dugringue au flan. Elle dit qu’elle vous a poissé l’autr’ soir entrain d’ p’loter une autr’ poule dans la serre ; oui, al’’tait entrée par l’escalier d’service pour cueillir un bouquetd’pâquerettes, et al’vous a vu tripatouiller l’autr’ volaille commesi qu’c’était du mastic. Ell’ dit qu’ça faisait chouette dansl’décor, mais qu’ça y a donné envie d’dégobiller. Et p’is ell’ ditqu’ z’avez qu’à vous trisser en vitesse pour pas raterl’dur. »

Le jeune homme siffla doucement d’un air méditatif et ses yeuxsemblèrent refléter l’éclat d’une soudaine révélation.Précipitamment il tira de sa poche une poignée de lettres, enchoisit une, et la tendit au messager, en même temps qu’une pièced’un dollar qu’il avait extirpée de son gilet au moyen de l’autremain.

« Va porter cette lettre à la jeune fille, dit-il, etdis-lui de la lire. Dis-lui que cela suffira certainement àéclaircir la question. Dis-lui aussi que si elle n’avait pas omisde saupoudrer d’une pincée de confiance le plat de ses illusions,elle m’aurait évité une pénible indigestion cardiaque. Dis-lui quela franchise et la loyauté qu’elle prétend estimer si fort n’ontjamais cessé de flotter à la proue de mon navire. Et dis-lui quej’attends une réponse. »

Le messager déploie ses ailes aussitôt.

« Le type là-bas, i’ vous fait dire qu’ vous avez eu tortde l’fiche à pied sans l’motif. I’ dit qu’il a rien du faux j’tonet qu’ vous avez qu’à lire c’te lettre, et qu’ vous verrez qu’c’est un type régulier, pour sûr. »

Après un moment d’hésitation, la jeune femme ouvrit la lettre etlut ceci :

Cher Docteur Arnold,

Je tiens à vous remercier chaleureusement pour le dévouementet la présence d’esprit dont vous avez fait preuve vendredi soir,lorsque ma fille s’affaissa soudain dans le jardin d’hiver de Mrs.Waldron, à la suite d’une syncope provoquée par les troublescardiaques dont elle est périodiquement la victime. Si vous ne vousfussiez pas trouvé là pour la saisir et la soigner comme vousl’avez fait au moment où elle tomba, nous eussions pu la perdre. Jeserais très heureux si vous vouliez bien venir l’ausculter et vouscharger de la soigner désormais.

Veuillez agréer l’expression de toute ma gratitude.

R. ASHBURTON.

La jeune fille replia la lettre et la rendit au messager.

« L’monsieur i’ d’mande une réponse, fit celui-ci. Qu’estc’qu’y faut y dire ? »

Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent d’un éclat soudainradieux et humide.

« Va dire à ce gentlem… »

Elle se ravisa brusquement et reprit avec un malicieuxsourire :

« Va dire au type qu’est là-bas qu’ça colle et qu’il peutvenir chercher sa volaille. »

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