New York Tic Tac

ENTRE DEUX ROUNDS

La lune de mai éclairait brillamment la pension de famille deMrs. Murphy. Je suis contraint de reconnaître que cette faveurastrale n’était point uniquement réservée à la résidence enquestion.

Le printemps s’apprêtait à remplacer le coryza par le rhume desfoins. Dans les jardins, les poires n’étaient pas encore mûres,mais en revanche les parcs publics regorgeaient de négociantsaccourus à New York du Sud et de l’Ouest, en « tournéed’achats ». Les végétaux et les agences de location desstations balnéaires commençaient à fleurir. L’air et les relationsfamiliales s’adoucissaient progressivement ; la consommationdu charbon diminuait, et celle de la bière augmentait. Le… maisvous trouverez tout le reste dans la Chanson du printempsde Mendelssohn.

Les fenêtres de la pension étaient ouvertes. Devant la porte, enhaut du perron, quelques-uns des pensionnaires prenaient le frais,assis sur de petites nattes rondes, de l’épaisseur d’une crêpealsacienne aux pommes de terre.

À l’une des fenêtres du second étage se tenait Mrs. MacCaskey,guettant l’arrivée de son mari. Le dîner commençait à se refroidirsur la table. Les calories qu’il perdait accroissaient d’autant latempérature de Mrs. MacCaskey.

À neuf heures apparut Mr. MacCaskey, pipe aux dents et vestonsur le bras. Il s’excusa en traversant le groupe des pensionnaires,tout en choisissant parmi eux, sur les marches, les espaces depierre susceptibles de recevoir ses box-calf 44 (grandelargeur).

En ouvrant la porte de son logement, il reçut un choc. Au lieud’être confronté comme d’habitude par le hachoir ou lepresse-purée, il ne fut accueilli que par des paroles.

Sans doute, se dit Mr. MacCaskey, la bénigne lune de maia-t-elle adouci les entrailles de son épouse.

« J’t’ai entendu – c’est ainsi que débute le discours quiremplace ce soir-là les projectiles ménagers. – Tu d’mandes pardonà des rien-du-tout parc’ que t’as marché sur leurs frusques avectes ribouis, mais tu piétin’rais ta femme depuis la tête jusqu’auxtalons sans même t’en apercevoir, et moi qui me démanche le cou àr’garder par la f’nêtre si tu viens, et le dîner qu’est froid, etqu’y a seul’ment pas d’quoi acheter des provisions, avec toi qu’tuvas boire ta s’maine au bistrot tous les sam’dis soir, et l’employédu gaz qu’est v’nu deux fois aujourd’hui !

– Femme, dit Mr. MacCaskey en jetant son veston et sonchapeau sur une chaise, le boucan que tu fais est une offense à monappétit. Tu t’rends pas compte qu’en déblatérant ma politesse,c’est comme si qu’tu enlevais le mortier qui scelle les briques dela société. Y a rien d’plus normal pour un gentleman qu’a pasd’manières, que de d’mander l’dissentiment des dames qu’o’struentl’entrée quand il passe au travers. Et maintenant débarrasse laf’nêtre de ta gueule de cochon et occupe-toi de lacroûte. »

Mrs. MacCaskey se leva pesamment et se dirigea vers le fourneau.Il y avait quelque chose dans son attitude qui avertit Mr.MacCaskey : quand il voyait les coins barométriques de labouche conjugale s’abaisser brusquement, il savait qu’il fallaitprévoir une averse de vaisselle et de ferblanterie.

« Gueule de cochon, hein ? » dit Mrs.MacCaskey.

Et au même instant elle lance à la tête de son seigneur unecocotte pleine de lard et de navets.

Mr. MacCaskey n’est pas un novice dans l’art des échangesbalistiques. Choisissant le plat suivant sur le menu du jour, ilriposte aussitôt avec le rôti de porc aux choux déjà servi sur latable, ce qui lui attire la réplique appropriée d’une terrine depudding. Projeté avec adresse par le maître de maison, un bloc degruyère atteint Mrs. MacCaskey en pleine figure. Visantsoigneusement, elle contre-attaque au moyen d’un pot de café noiret bouillant.

Le menu étant épuisé, l’on pourrait penser que les hostilitésvont s’arrêter là. Mais Mr. MacCaskey n’est pas un habitué de cesrestaurants populaires à bon marché, où les bohèmes« fauchés » considèrent le café comme l’indiscutableterminus gastronomique. Non, Mr. MacCaskey est d’une classesupérieure et plus avertie. Il connaît l’usage des rince-doigts.Cet ustensile raffiné est malheureusement inaccessible aux clientsde la pension Murphy ; mais son « ersatz » est àportée de la main ; triomphalement le seigneur du logisempoigne la bassine à laver la vaisselle et la précipite à la têtede son adversaire matrimonial. Mrs MacCaskey réussit juste àesquiver le projectile qui doit normalement servir de conclusion aurepas et à la bataille. Mais quoi ! Un dîner sansliqueur ? Que non ! Saisissant une bouteille d’eau deJavel, Mrs. MacCaskey la brandit et se dispose à en servir uneration intégrale à son époux, lorsqu’un hurlement terrible,paraissant provenir du rez-de-chaussée, retient sa balistebrachiale prête à se détendre, et provoque aussitôt une sorted’armistice involontaire.

Sur le trottoir, en face de la maison, le policeman Cleary,l’oreille tendue vers le champ de bataille, écoutait le fracas dece duel gastronomique.

« C’est encore John MacCaskey et sa dame, murmure lepoliceman d’un air méditatif. Faut-y que j’monte les fairetaire ? – Non ! Ils sont unis par les sacrés liens dumariage, et ils n’ont pas beaucoup d’distractions. Y en a plus pourlongtemps maintenant. Sûrement, faudra qu’ils achètent de lavaisselle s’ils veulent remettre ça souvent. »

C’est alors que retentit au rez-de-chaussée le hurlementgénérateur de paix, et annonciateur de calamités inconnues.

« Ça doit être le chat », se dit le policeman Clearyen s’éloignant rapidement.

Les pensionnaires assis sur le perron se levèrent aussitôt,partagés entre l’angoisse et la curiosité. Mr. Toomey, un placierde naissance et investigateur de métier, se précipita à l’intérieurpour analyser l’interjection. Il revint avec la nouvelle que Mike,le petit garçon de Mrs. Murphy, était perdu.

Derrière le messager surgit presque aussitôt Mrs. Murphy – centkilos de beuglements, de déluge lacrymal et de gesticulationshystériques pleurant la perte de trente livres de taches de son, demalice et de sournoiserie. Très pathétique. Mr. Toomey, qui s’estrassis près de Miss Purdy, la modiste, lui étreint les mains, ensigne de compassion. Les deux vieilles filles, les demoisellesWalsh, celles qui se plaignent tous les jours qu’on fait trop debruit dans le hall, demandent immédiatement si quelqu’un a regardéla pendule.

Le major Griggs, qui est assis auprès de sa grosse femme, selève et boutonne son veston.

« Le petit est perdu ? s’écrie-t-il. Je vais fouillerla ville ! »

Sa femme, qui d’habitude ne lui permet jamais de sortir aprèsdîner, réplique d’une voix chaude de baryton :

« Va, Ludovic ! Quiconque peut contempler la douleurde cette mère sans se précipiter à son secours a un cœur depierre !

– Donne-moi cinq ou dix francs, mon amour ! dit lemajor. Des enfants perdus s’égarent parfois très loin. Il me faudrasans doute prendre des tickets d’autobus. »

Le vieux Denny (quatrième étage, chambre 27, sur la cour), quisiégeait sur la dernière marche, en essayant de lire son journal àla lueur du réverbère, tourna la page et poursuivit la lecture del’article relatif à la grève des charpentiers. Mrs. Murphy implorala lune en ces termes :

« Ohouche ! No-ôtr’petit Mike ! Seigneur !Où c’qu’il est, mon-on p’tit ga-rçon !

– Quand c’est-y qu’vous l’avez vu pour la dernièrefois ? demanda le vieux Denny, sans perdre des yeux le rapportdes commissaires de l’Industrie du Bâtiment.

– Oh-ïche ! gémit la matrone, ça doit être hier – non,j’veux dire y a quatre ou cinq heures, j’sais pas bien. Il estperdu, mon p’tit Mike ! C’matin encore il jouait su’l’trottoir– c’est-y c’matin ? J’ai tellement d’travail, que j’peux plusm’rappeler les dates. Mais j’ai fouillé toute la maison d’la caveau grenier et j’l’ai pas trouvé ! Oh-uche !Seigneur ! Seigneur !… »

Silencieuse, farouche, colossale, la grande ville se vengetoujours de ses détracteurs. Ils disent qu’elle est dure commepierre, qu’aucun sentiment de piété n’éclôt en son sein ; ilscomparent ses rues aux forêts désertes et aux torrents de lave.Mais sous la carapace du homard ne se trouve-t-il point une chairtendre et délicieuse ? Peut-être cette comparaison n’est-ellepas très adéquate. Cependant nul ne peut s’en offenser. Après toutnous refuserions d’admettre l’identité d’un homard qui n’auraitpoint de bonnes et fortes pattes.

Aucune calamité n’émeut autant le cœur de l’humanité que cellequi frappe la mère d’un enfant perdu. Pauvres petits pieds, faibleset incertains, égarés dans les voies étranges etpérilleuses !

Le major Griggs courut jusqu’au prochain croisement, tourna dansl’avenue à droite et s’introduisit prestement dans le Billy’sBar.

« Whisky, un grand ! commande-t-il au garçon d’un tondécidé. Dis-moi, poursuit-il après qu’une longue gorgée lui apermis de retrouver l’usage de la conversation, pas vu quelque partpar ici un sale petit morveux de six ans qui s’est perdu ?Barbouillé, grêlé, jambes torses… Non ? »

Mr. Toomey n’a pas lâché, sur son perron cythéréen, la main deMiss Purdy.

« Quand je pense à ce pauvre petit bébé, susurre-t-elle, siloin maintenant du sein de sa mère, fauché peut-être à cette heurepar la jante d’acier d’un cruel camion de pommes de terre !N’est-ce pas terrible ?

– I’s ont des pneus, rectifie timidement Mr. Toomey. Lescamions, ajoute-t-il en constatant l’air intrigué de Miss Purdy, eten lui pressant la main. Dites ! s’écrie-t-il soudain,voulez-vous que j’aille les aider à chercher ?

– Oh ! peut-être que c’est votre devoir, Mr.Toomey.

Mais vous êtes si audacieux, si imprudent… Avec votre bouillanttempérament, s’il vous arrivait quelque chose… un accident…qu’est-ce que… »

Avec l’aide de son index droit, le vieux Denny achève la lecturede l’arbitrage du ministre des Labeurs et Transactions.

En leur champ clos du second étage, Mr. et Mrs. MacCaskeyapparaissent en même temps à la fenêtre, profitant de la pause pourreprendre haleine. Mr. MacCaskey, au moyen de chiquenaudesréitérées, chasse les navets qui collent à sa veste, et son épouseessuie un œil que le gruyère et la sauce du rôti n’ont pointembelli.

Aux échos du tumulte causé par le drame de l’enfant égaré, ilsse penchent tous les deux par la fenêtre.

« C’est l’petit Mike qu’est perdu ! fait Mrs.MacCaskey d’une voix étouffée. Le pauv’ beau mignon p’titange !

– Le môme qu’est perdu ? dit Mr. MacCaskey enplongeant ses regards vers le sol. Ça, c’est un coup dur. Lesgosses, c’est pas la même chose. Si c’était une femme, j’m’enf’rais pas, parc’qu’au moins on a la paix quand elles sontparties. »

Négligeant ce coup droit, Mrs. MacCaskey saisit le bras de sonmari.

« John, dit-elle d’un ton sentimental, le p’tit gars d’Mrs.Murphy qu’est perdu ! Perdu dans c’te grande ville, à sonâge ! Six ans qu’il a, John, juste l’même âge qu’auraitnotr’petit à nous si on en avait eu un il y a six ans !

– Mais on n’en a pas eu, fait le positif MacCaskey.

– Mais si on l’avait eu, John, pense à c’qu’on auraitd’chagrin dans l’cœur, ce soir, avec notr’petit Albert qui s’seraitensauvé en ville, et p’t-être qu’on nous l’aurait voléencore !

– Tu bafouilles, dit Mr. MacCaskey. C’est Patrick qu’onl’aurait appelé, comme mon vieux père qu’est à Cantrim.

– Blagueur ! fait Mrs. MacCaskey sans se fâcher. Monfrère Albert vaut-y pas mieux qu’dix douzaines de tes MacCaskey àla manque ?… »

Se penchant de nouveau par la fenêtre, elle contemple un instantle remue-ménage qui bouleverse le rez-de-chaussée.

« John, dit-elle, d’une voix tout imprégnée de miel, j’aip’t-être été un peu vive avec toi…

– Pour sûr, dit l’époux, que c’était du rapide, comme tudis. Et les navets-minute, et l’pudding à la s’conde, etl’café-express ! C’est c’qu’on appelle un dîner à la vapeur,comme tu dis, pas vrai ? »

Mrs. MacCaskey glisse son bras sous celui de son mari et saisitla main mâle et calleuse.

« Écoute, c’te pauv’ Mrs. Murphy qui pleure, dit-elle.C’est terribl’ pour un p’tit gosse d’être perdu dans c’te grandeville. Si c’était notr’ petit Albert, John, ça m’briseraitl’cœur ! »

Gauchement, l’homme retire sa main. Néanmoins il prend sacompagne par les épaules.

« C’est bête, bien sûr, dit-il, rudement, mais j’en s’raistout r’tourné, moi aussi si c’était notr’ petit Patrick qu’avaitété kidnappé ou j’sais pas quoi. Mais on n’a jamais eu d’enfant,tous les deux. Judy, y a des fois qu’j’ai été méchant avec toi – ypense plus. »

Serrés l’un contre l’autre, ils assistent en silence maintenantau drame qui se joue en bas. Cela dure assez longtemps. Sur letrottoir la foule s’est amassée, criant, questionnant, grouillant,gorgeant l’air de rumeurs avides et de conjectures imbéciles. Aumilieu d’elle, flotte en tous sens la grosse Mrs. Murphy, telle unemontagne gélatineuse le long de laquelle se précipite une bruyantecataracte de larmes.

Soudain le bruit redouble et la rue s’emplit d’une rumeurexcitée, indiquant qu’un événement inattendu vient de modifierradicalement la situation.

« Qu’est-ce qui s’passe à présent Judy ? demande Mr.MacCaskey.

– Je r’connais la voix de Mrs. Murphy, dit Mrs. MacCaskeytendant l’oreille. Elle dit – elle dit qu’elle vient d’trouver lep’tit Mike endormi derrière le vieux tapis qu’est roulé sous l’litdans sa chambre. »

Mr. MacCaskey ricane bruyamment.

« Le v’là ton Albert ! gueule-t-il d’une voixsarcastique. C’est pas mon Patrick qui nous aurait joué c’saletour-là. Si l’gosse qu’on a jamais eu s’perd un jour, millepétards, et si on l’retrouve sous l’lit comme un sale roquet,c’jour-là tu pourras l’appeler Albert ! »

Mrs. MacCaskey se leva pesamment et se dirigea vers le placard àvaisselle. Les coins de sa bouche viennent de subir une baissebarométrique brusque et accentuée.

Le policeman Cleary apparut au coin de la rue au moment précisoù la foule apaisée se dispersait. En arrivant devant la pensionMurphy, il tendit l’oreille d’un air étonné : dans le logisdes MacCaskey retentissait de plus belle le fracas des poteries,des ustensiles métalliques et des arts ménagers. Le policeman tirasa montre.

« Saints alligators ! s’écrie-t-il. Y a une heure etquart que John MacCaskey est en train d’se battre avec safemme ! Et quarante livres au moins qu’il lui rend !Honneur à son bras ! »

Le policeman Cleary s’éloigne aussitôt et disparaît au premiertournant.

Le vieux Denny plia son journal et grimpa rapidement l’escalier.Il était temps : Mrs. Murphy allait fermer la porte.

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