New York Tic Tac

LE TRIANGLE SOCIAL

Sur le coup de six heures, Ikey Snigglefritz posa son fer àrepasser. Ikey était apprenti chez un tailleur. Est-ce qu’il y aautre chose que des apprentis chez un tailleur ?

En tout cas, Ikey travaillait, et coupait, pressait, reprisait,repassait, raccommodait toute la journée dans la boutique embuéed’un tailleur. Mais lorsque le travail était fini, Ikey attachaitsa voiture aux étoiles que son firmament lui laissaitentrevoir.

C’était un samedi soir, et le patron posa douze dollars crasseuxet durement gagnés dans sa main. Ikey procéda rapidement à quelquesablutions discrètes, mit son faux-col, sa cravate, son manteau etson chapeau et sortit dans la rue pour se mettre à la poursuite deson idéal.

Car chacun de nous, lorsque le travail de la journée estterminé, doit poursuivre son idéal. Que ce soit l’amour ou les 3cartes ou le salmis de homard ou le suave silence de labibliothèque.

Considérez Ikey parcourant la rue sous le métro aérien qui rugitentre les rangées de sordides boutiques. Pâle, courbé,insignifiant, malpropre, condamné à vivre pour toujours dans lapénurie du corps et de l’esprit, cela ne l’empêche pas de marcherfièrement en balançant sa canne bon marché et en projetantbruyamment dans l’atmosphère les exhalations de sa cigarette.Regardez-le et vous percevrez qu’il nourrit dans son sein étriquéle Bacille de la Société.

Les jambes d’Ikey le transportèrent jusqu’à l’intérieur de cefameux lieu de plaisir connu sous le nom de café Maginnis, fameuxparce que c’était le quartier général de Billy Mac Mahan, le grandhomme, l’homme le plus merveilleux, pensait Ikey, que le monde eûtjamais produit.

Billy Mac Mahan était le Roi du district. Sous ses mains quirépandaient la manne, le tigre populaire ronronnait. Au moment oùIkey entra, Mac Mahan, puissant, terrifiant et congestionné setenait au centre d’un groupe enthousiaste de lieutenants etd’électeurs. Il paraît qu’il y avait eu une élection ; unevictoire signalée avait été remportée ; la cité avait étébalayée par une irrésistible avalanche de votes.

Ikey se glissa le long du bar et le cœur battant contempla sonidole.

Comme il était magnifique, Billy Mac Mahan, avec son vastevisage rieur et puissant, ses yeux gris perçants comme ceux d’unfaucon, sa bague ornée d’un diamant, sa voix semblable aux éclatsd’un cor de chasse, ses airs princiers, sa poche généreuse pleined’argent, ses apostrophes brillantes et amicales – ah ! quelconducteur d’hommes c’était là ! Comme il éclipsait tous seslieutenants ! bien qu’ils parussent eux-mêmes vastes etsérieux, avec leurs mentons bleus et leurs mines importantes, etleurs mains plongées profondément dans les poches de leurspardessus courts ! Mais Billy… Ah ! les mots sontimpuissants à vous dépeindre la gloire et l’auréole dont les yeuxd’Ikey l’entouraient !

Le café Maginnis retentissait des échos de la victoire. Lesbarmen en veste blanche jonglaient fébrilement avec les bouteilleset les verres. L’atmosphère était embrumée et embaumée à la foispar la fumée d’une vingtaine de cigares de choix. Les vassauxpleins d’espoir venaient serrer la main de Billy Mac Mahan. Et dansl’âme adoratrice d’Ikey Snigglefritz venait de naître soudainementune idée audacieuse, impulsive et irrésistible.

Il parvint à se faufiler jusqu’au centre du groupe où se tenaitSa Majesté et lui tendit la main.

Billy Mac Mahan la prit sans hésiter et la serra en souriant.Frappé de démence maintenant par les dieux qui étaient sur le pointde le perdre, Ikey dégaina sa rapière et chargea sur l’Olympe.

« Permettez-moi de vous offrir une tournée, Billy, dit-ilfamilièrement, à vous et à vos amis.

– Avec plaisir, mon vieux », répondit le grandhomme ; juste pour ne pas en perdre l’habitude.

À ces mots la dernière étincelle de raison d’Ikey s’envola.

« Champagne ! » cria-t-il au barman en agitantune main tremblante.

Trois bouteilles parurent sur le comptoir, les bouchonssautèrent et le vin pétillant remplit les longues rangées de verresposées sur le comptoir. Billy Mac Mahan prit son verre et fit unsigne de tête à Ikey en souriant majestueusement. Les lieutenantset les satellites prirent leur verre à leur tour etproclamèrent : « À votre santé ! » Ikey,délirant, avala son nectar. Tout le monde but.

Ikey jeta sur le comptoir un paquet de dollars représentant sonsalaire hebdomadaire.

« Merci », dit le barman, en empochant lesbillets.

La foule se referma autour de Billy Mac Mahan. Quelqu’un se mità raconter la manière dont Brannigan avait mené la bataille dans leXIe. Ikey s’appuya sur le bar pendant quelques instants,puis il sortit.

Il descendit Hester Street, remonta la rue Chrystie, redescenditdans Delancey Street, où il habitait, et monta chez lui. Dès qu’ilfut entré, sa mère, une femme qui affectionnait la boisson, et sestrois sœurs, se précipitèrent sur lui et lui réclamèrent l’argentde sa paye. Et lorsqu’il eut confessé l’emploi qu’il en avait fait,elles se mirent à hurler et à le vilipender avec la vigueuroratoire en usage dans le quartier. Mais au moment même où elles lesecouaient et le frappaient, Ikey restait plongé dans son extase.Sa tête était dans les nuages, son char était accroché aux étoiles.À côté de ce qu’il avait accompli, la perte de ses gages et lebraiment des voix familiales n’étaient que simple peccadille.

Il avait serré la main de Billy Mac Mahan !

Billy Mac Mahan avait une femme qui avait fait graver ainsi sonnom sur ses cartes de visite :

Mrs William Darragh MacMahan

Ces cartes étaient la source de certaines vexations ; car,si petites fussent-elles, il existait des maisons dans lesquelleselles ne pouvaient être introduites. Billy Mac Mahan était undictateur de la politique, une tour inexpugnable en affaires, ungrand mogol : il était craint, aimé et obéi par ses gens. Ilétait en passe de devenir riche ; les journaux quotidiensavaient toujours une douzaine d’hommes sur sa piste, qui étaientchargés de recueillir ses moindres paroles ; il avait même eul’honneur d’une caricature qui le représentait tenant le lionpopulaire en laisse. Mais le cœur de Billy était parfois ulcéré. Ily avait une catégorie d’hommes dont il était séparé mais qu’ilregardait avec les yeux de Moïse lorsque celui-ci jetait sesregards sur la Terre promise. Lui aussi avait son idole, tout commeIkey Snigglefritz ; et quelquefois, désespérant del’atteindre, il trouvait à ses autres succès un goût de cendre etde poussière. Et Mrs. William Darragh Mac Mahan arborait uneexpression de mécontentement sur son visage rondelet mais agréableet parfois le bruissement de sa robe de soie ressemblait à unsoupir.

Ce soir-là, il y avait, dans la salle à manger d’une hôtellerierenommée, où la mode aime à exhiber ses charmes, une pimpante etbrillante assistance ; Billy Mac Mahan et sa femme étaientassis à l’une des tables. Ils gardaient tous les deux, la plupartdu temps, le silence, car les joies qu’ils éprouvaient n’exigeaientpoint le secours du langage. Il y avait peu de diamants dans lasalle qui pussent éclipser ceux de Mrs. Mac Mahan. Le garçonapportait à leur table les plus précieuses bouteilles de vin. Bienque Billy, dans son élégant smoking, arborât sur son visage poli etmassif une certaine expression de mélancolie, il avait cependantfière allure et ne le cédait sur ce point à aucun autre desdîneurs.

À quatre tables de là était assis, tout seul, un homme de hautetaille, svelte, d’une trentaine d’années, au regard triste etpensif, aux mains fines et particulièrement blanches, et dont levisage était souligné d’une barbe à la Van Dyck. Son menu secomposait de filet mignon, de biscottes et d’eau minérale. Cethomme était Cortlandt Van Duyckink, un homme qui valaitquatre-vingt millions (il les avait hérités de son père), etconservait un siège sacré dans le cercle exclusif de la sociétémondaine.

Billy Mac Mahan ne parlait à personne autour de lui, parce qu’ilne connaissait personne, Van Duyckink tenait les yeux baissés surson assiette parce qu’il savait que tous les regards de la sallecherchaient à accrocher son regard. Il avait le pouvoir de sacrerchevalier, et de dispenser le prestige par un simple signe detête ; et il se gardait prudemment de créer une aristocratietrop étendue.

Et alors Billy Mac Mahan conçut et exécuta l’action la plusaudacieuse et la plus saisissante de sa vie. Il se levatranquillement, se dirigea vers la table de Cortlandt Van Duyckinket lui tendit la main.

« Mr. Van Duyckink, dit-il, j’ai entendu qu’vous avezl’intention d’faire quelque chose pour les pauvres gens de mondistrict. Je suis Mac Mahan, savez-vous ! Eh bien, dites, sic’est vrai, j’ferai tout c’que j’pourrai pour vous aider. Et quandj’dis quelque chose, vous savez, c’est comme si ça y était. Vouspouvez m’croire ! »

Les yeux plutôt sombres de Van Duyckink s’illuminèrent. Il seleva, redressa sa haute taille et serra la main de Billy MacMahan.

« Je vous remercie, Mr. Mac Mahan, dit-il de sa voixprofonde et sérieuse. J’ai en effet pensé à quelque chose de cegenre. Je serai très heureux de votre appui. C’est un plaisir pourmoi d’avoir fait votre connaissance. »

Billy retourna s’asseoir à sa table. Son épaule frémissaitencore de l’accolade qui venait de lui être décernée par laroyauté. Une centaine de regards pleins d’envie et d’admirationtoute neuve étaient maintenant dirigés sur lui. Mrs. William DarrahMac Mahan manifestait des frémissements extatiques, de telle sorteque le feu de ses diamants frappait violemment tous les regards. Etbientôt il apparut qu’à de nombreuses tables il y avait un tas degens qui se rappelaient tout à coup qu’ils avaient eu le plaisir defaire connaissance avec Mr. Mac Mahan. Il ne vit plus que sourireset courbettes autour de lui. Il se sentait enveloppé dans uneffluve de grandeur vertigineuse. Sa froideur habituellel’abandonna.

« Champagne pour ces types-là ! commanda-t-il augarçon, en désignant un groupe de la main. Champagne là-bas !Champagne aux trois types qui sont à côté de la plante verte !Dites-leur que c’est ma tournée. Sacré tonnerre ! Champagnepour tout le monde ! »

Le garçon se permit de murmurer qu’il était peut-être contraireà la dignité de la maison et de sa clientèle d’exécuter de telsordres.

« Bon, ça va, répondit Billy, n’en parlons plus, si c’estcontraire aux règlements. Je me demande tout de même si je nedevrais pas envoyer une bouteille à mon ami Van Duyckink.Non ? bon ! Eh bien, en tout cas, il en coulera ce soirau café, je ne vous dis que ça ! Il en coulera tellement queceux qui viendront après minuit marcheront sûrementdedans. »

Billy Mac Mahan était heureux. Il avait serré la main deCortlandt Van Duyckink.

La grande automobile gris pâle, avec ses accessoires nickelésreluisants, détonnait violemment au milieu des camions, desvoitures à bras et des tas d’ordures de la rue d’East Side, où elles’était engagée. Et Cortlandt Van Duyckink, avec son visage blancaristocratique, ses mains fines, détonnait lui aussi, tandis qu’ilconduisait prudemment sa voiture parmi les groupes de gaminsdéguenillés qui trottaient dans la rue comme des rats. Et MissConstance Schuyler, une jeune fille d’une beauté sévère etascétique, qui était assise auprès de lui, ne détonnait pasmoins.

« Oh ! Cortlandt, murmura-t-elle, n’est-il pas tristeque des êtres humains soient obligés de vivre dans une tellemisère, dans un tel dénuement ! Et vous… comme il est noble àvous d’avoir pensé à eux, de leur consacrer votre temps et votreargent pour tâcher d’améliorer leur condition ! »

Van Duyckink dirigea sur elle ses yeux solennels.

« Je ne puis, dit-il tristement, faire que peu de chose. Laquestion est vaste et elle est du ressort de la société. Maiscependant, l’effort individuel ne doit pas être négligé. Regardez,Constance : dans cette rue, je vais faire installer des soupespopulaires où tous ceux qui auront faim pourront venir se rassasieret dans cette autre rue, là-bas, tous ces vieux immeubles que vousvoyez, ces taudis, ces foyers de maladie et de misère, je vais lesfaire raser et en faire bâtir d’autres à la place. »

 

La grande auto gris pâle s’engagea lentement dans DelanceyStreet. Sur son passage, des couvées chancelantes de gaminséchevelés, pieds nus, sales, émerveillés, s’envolaient. L’autos’arrêta devant une drôle de vieille maison en briques, malpropreet bancale. Van Duyckink descendit pour examiner de plus près l’undes murs qui semblait pencher dangereusement. Sur le seuil del’immeuble apparut un jeune homme qui semblait résumer toute ladécrépitude, la saleté et la misère de la maison, un jeune homme àla poitrine étroite, au visage pâle et maladif ; il descenditles quelques marches du perron en tirant des bouffées de sacigarette.

Obéissant à une impulsion soudaine, Van Duyckink s’avança verslui, saisit cordialement la main de cet être qui lui paraissait unvivant reproche.

« Je suis heureux de vous connaître, vous et vos camarades,dit-il sincèrement. Je vais vous aider autant que je le pourrai.Nous serons amis. »

Tandis que l’auto repartait lentement, Cortlandt Van Duyckink sesentait au cœur une sensation d’agréable chaleur inaccoutumée. Ilétait tout près de se sentir heureux. Il avait serré la main d’IkeySnigglefritz.

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