Quatre femmes et un homme

VI

Le petit homme rouge, comme mademoiselleFélicie appelait le groom du colonel de Saint-Arthur, n’avait plusdescendu de lettres au bout de sa ficelle. Cette tentativeromanesque et trop hardie avait eu le succès qu’elle méritait. Lecolonel était un séducteur trop habile et trop parfaitement rompu àtoutes les finesses du métier pour s’obstiner en un sentierimpraticable. Le petit homme rouge avait reçu l’ordre de ne plusmême regarder mademoiselle Félicie. On naît Lovelace. Ce jeune etbeau colonel de Saint-Arthur avait reçu, je ne dirai pas du ciel,mais sans doute de l’enfer, ces dons redoutables qui bouleversentles faibles cœurs de femmes. Il ne s’agit pas seulement d’avoir lataille élancée et bien prise, les traits gracieux etréguliers ; on peut même avancer que ces deux qualités sont àpeu près insignifiantes. Ce qu’il faut, c’est le je ne saisquoi, comme l’ont répété à satiété les écrivains de toutes lesécoles. C’est médiocrement explicite ; mais il ne serait niprudent ni moral de donner aux lycéens des leçons de séduction tropcomplètes. Don Juan a déjà bien assez de famille.

Les moindres actions du colonel avaient unindescriptible attrait. Vous a-t-on dit qu’il portait le bras enécharpe ? C’était la suite de son duel. Si la balle eût déviéde deux pouces, elle touchait le cœur ! Corinne s’était déjàdit cela bien des fois en regardant le colonel derrière son rideau.Vous savez l’opinion de Corinne : il ne fallait à Saint-Arthurqu’un bras en écharpe pour être parfait. Comme s’il y eût eu auservice de ce jeune et brillant amour qui naissait dans ces deuxcœurs un sylphe, un génie, une fée, ce vœu, à peine exhalé, s’étaitaccompli. Mais combien Saint-Arthur portait son écharpe et son brasmieux que Paul du Gymnase ! On voyait bien qu’il n’y avait pasde blessure dans l’écharpe de Paul. C’était une écharpe pour rire,– une écharpe de théâtre. Cette chère petite Corinne se mettait àdédaigner le théâtre depuis qu’elle avait la réalité.

Comparer le descendant des Saint-Arthur à Pauldu Gymnase ! à Paul tout court ! à Paul, – uncomédien ! n’était-ce pas un impardonnableblasphème ?

À tout prendre, il m’est venu en écrivantcette petite histoire un singulier scrupule. J’ai tranché au débutune question qui me paraît toujours pendre. J’ai dit que noscharmantes Parisiennes étaient les Galathées de nos Pygmalions envogue. Est-ce bien cela ? Ne sont-ce pas, au contraire, nosPygmalions qui gagnent leur pain à fabriquer de petites poupées quiressemblent un peu, de loin, – à nos Parisiennes ? De tellesorte que nos Parisiennes font la mode dans les arts et dans leslettres comme dans les chiffons ? À mesure qu’elles setransforment, ces reines, la plume écrit, le ciseau fouille et lepinceau caresse la toile. Elles ont fait Voltaire, Rousseau,Crébillon fils, Bernardin le doux et le blond, Florian le frais etle tendre ; elles ont fait l’opéra-comique, le drame, levaudeville. Elles nous mènent. Nous disions qu’elles sentaient,qu’elles pensaient, qu’elles vivaient par leurs poètes ; mais,avant Galilée, ne disait-on pas aussi que le soleil tournait autourde la terre ? C’est un mensonge d’optique. Ce sont leurspoètes qui rêvent par elles et qui par elles chantent, vivent,fleurissent.

Au fond, cela revient au même, et nous n’avonsplus le temps de discuter ces vaines théories.

Corinne était derrière son rideau. Le colonelfaisait tout bien, tout, même sa barbe. Il mettait, au gré demademoiselle Lerouge, dans cet acte si vulgaire, un abandon, unehardiesse, une grâce inimitables. S’il lisait, c’était unenchantement que de le regarder ; s’il fumait, lesbleuâtres spirales de sa pipe turque s’envolaientromantiquement vers l’azur du ciel, – comme les douces fantaisiesd’un songe amoureux ; s’il s’accoudait à son balcon, si lesregards de son œil ardent et profond traversaient le jardin, si samain se posait sur son cœur…

Vous pensez bien qu’il n’était plus besoin dupetit homme rouge, du papier glacé, ni de la ficelle.

C’était tout, cependant ; il n’y avait euqu’un échange de regards et cette muette déclaration de la main surle cœur. Certes, personne d’entre vous n’a été sans voir unmilitaire en garnison se livrant à cette innocente pantomime. Maisil y a militaire et militaire. Ce colonel savait mettre dans songeste toute une tirade suave et fleurie. Vingt-huit ans, veuillez ysonger ! Tout le brillant de la jeunesse uni à une vieilleexpérience ! Il avait dû commencer à dix-huit ans, au sortirde l’école de Saumur. Dix ans de campagnes mignonnes ! centjolies batailles ! autant de victoires ! Plus decœurs attachés à son char qu’une peau-rouge de Cooper neporte de chevelures à sa courroie ! Hélas ! notre Corinnesoupirait bien un peu et songeait à tout cela ; c’étaiteffrayant. Mais la séduction est dans la terreur même, on n’aimepassionnément que les choses qui font peur. Parfois, il est vrai,un autre rêve vient à la traverse : on souhaiterait lavirginité de l’âme. Mais on ne peut tout avoir.

Corinne était tout à fait remise du chocqu’elle avait reçu le jour du chevreuil. Les nerfs de madame Amédées’étaient également raffermis. Commandeur seule était triste etmaussade, parce qu’elle voyait croître les niveaux mystérieux etqu’elle n’avait aucune part aux confidences. Corinne gardait pourelle son secret, et, le soir, la patronne lui faisait lire un livreentier de Télémaque, sans faire autre chose ques’endormir. Aux heures des repas, la table était un terrain neutreoù M. et madame Lerouge se battaient froid sans cesser degarder les convenances. Deux fois par jour, notre sieur Amédée, setrouvant légèrement indisposé, envoyait demander permission deparaître en robe de chambre et en pantoufles. On causait de choseset d’autres : madame avec son Constantin, monsieur avec sonlettré ou son docteur. Corinne mangeait comme un oiseau et restaiten proie à ses pensées. Par un accord tacite, le nom du coloneln’était jamais plus prononcé. En vérité, ce calme n’était passincère. Un nuage menaçait à l’horizon, un de ces nuages quiportent la tempête.

Commandeur, la bonne fille, aurait donné unmois d’appointements pour savoir s’il y avait eu uneexplication entre la mère et la fille. Une chose bizarre,c’est que le docteur Mirabel et Corinne étaient maintenant unepaire d’amis. Rocambeau soupirait en regardant madame Lerouge à ladérobée : il soupirait visiblement comme s’il avait eu un grossecret sur le cœur. C’étaient, non des symptômes, mais des énigmes.Le mot manquait.

Le dimanche au matin, la patronne entrait unpeu dans l’agitation de toilette pour la soirée dansante du lundi,chez les Lecouteux. Sa femme de chambre lui annonçaM. Rocambeau. C’était une heure avant le déjeuner. La patronnerépondit :

– Très-bien ! très-bien ; ditesà M. Lerouge qu’il peut mettre ses pantoufles, sa robe dechambre et même son bonnet de nuit.

C’était inconséquent. Le germe de la révolteétait là dedans. Mais le lettré insista. Il ne s’agissait pas de lalégère indisposition deux fois quotidienne de notre sieur Lerouge.On fit entrer Rocambeau, habillé en notaire, comme d’habitude, etportant sur son visage les traces d’un pénible embarras. Il demandale particulier.

– Madame, dit-il, dès que la femme dechambre fut partie, la démarche que j’ose va peut-être me ravir maposition ; mais on ne peut vivre comme je l’ai fait auprès devous et de mademoiselle votre fille sans être pris par undévouement respectueux et tendre. J’ai beaucoup hésité. Les secretsque M. Lerouge me confie sont un dépôt sacré. Je ne medissimule pas que je commets ici un acte audacieux et en apparencecoupable. Madame, au fond de la chute que j’affronte volontairementet avec réflexion, j’aurai votre estime et ma conscience.

Ceci fut dit d’un ton posé ; débit durôle de genre : Ferville, dans sa jeunesse. Madame Lerougeregarda Rocambeau comme si elle l’eût vu pour la première fois. Iln’avait pas un physique avantageux ; mais, pour ces emplois detenue, on n’a pas besoin d’être un Apollon.

– Comptez sur moi, mon cher monsieurRocambeau, répondit-elle d’un ton de noble protection, et veuillezvous expliquer.

– Madame, je serai bref. Et croyez bienqu’il a fallu une circonstance aussi extrême… Enfin, voici lachose : Je viens d’écrire, sous la dictée de monsieur, unelettre à la famille Monnerot de Domfront, une lettre qui convoque àParis le père, la mère, les frères, les sœurs, etc., pour lemariage du fils aîné Monnerot avec mademoiselle Corinne.

La patronne essaya de parler ; mais ellene put. Sa figure était écarlate.

– Mariage, continua Rocambeau, qui doitêtre célébré cette semaine.

La patronne put enfin pousser un cri. Cela luifit un bien extrême.

– Ah !… ah !… ah !…proféra-t-elle par trois fois. Et où le prend-on, ce fils aînéMonnerot ?

– Il est à Paris depuis du temps déjà,répliqua le lettré ; j’ignore où monsieur le cache.

Madame Amédée bondit sur son siège comme unetigresse. Rocambeau a dit, depuis, que sa figure ressemblait à deuxchandelles dans une pivoine.

– Jour de Dieu ! s’écria-t-elle enfermant les poings et avec la sauvage énergie d’une mère de laPorte-Saint-Martin, – est-ce ainsi que la chose se joue ! Ehbien, le colonel nous enlèvera ! ou ce n’est qu’une poulemouillée !

Ces excès sont rares dans l’article-Paris.L’Odéon y est le nec plus ultra. Mais la patronne était àcet âge où le sang joue de méchants tours. Elle eût étranglé notresieur Lerouge, en ce moment, de ses propres mains.

Ce fut l’affaire de quelques secondes. Rendueà elle-même, elle regretta son emportement, et dit avec une fiertécalme :

– Mon cher monsieur Rocambeau, je vousremercie et ne me bornerai point à ce vain témoignage dereconnaissance. Soyez discret. Nous aviserons.

Le lettré sortit. Après le déjeuner, où chacunfut grave et taciturne, notre sieur Lerouge monta dans sa voiturepour aller faire un tour à son château de Saint-Mandé. C’était lapromenade habituelle du dimanche. Pendant la première portion de laroute, il resta plongé dans ses pensées ; mais, en arrivant àla barrière, il s’écria :

– Plus j’examine ce garçon-là, plus jesuis certain de mon affaire. L’avenir de la maison Lerouge estfixé !… Qu’a dit madame Amédée ?

Le lettré raconta son entrevue avec lapatronne. Sous sa tenue propre et décente, Rocambeau cachait l’âmed’un séide ou d’un traître.

Notre sieur Lerouge fit la moue quand il sutque sa dame avait juré « jour de Dieu ; »mais la réflexion amena un sourire sur ses lèvres, et ildit :

– C’est moi qui ai dompté cette nature.Elle eût dominé un autre que moi ! Elle eût aplati Lecouteuxpar exemple ! aplati, c’est le mot ! – Eh bien, Gérard,vieux et digne travailleur, demanda-t-il à son jardinier, quivenait à lui le chapeau à la main, quoi de nouveau, monami ?

C’était bien l’accent du paternel châtelainqui ne craint pas de se familiariser jusqu’à un certain point avecses vassaux. Les parvenus ne savent pas trouver cette nuance.

– Pas épais, pour quant à ça, réponditGérard ; que les petits pois ont brûlé par la gelée devendredi et que le vent d’hier a saccagé les vitrines… Faudrait dela pluie en douceur pour les pêchers, qui vont fleurir… Par cetemps bleu, c’est la gelée blanche… Le grand carré d’asperges oùj’ai piqué les pattes à l’automne va bien, et les buttes decardons…

– N’est-il venu personne, cette semaine,visiter la propriété, Gérard ?

– Si fait… un jeune monsieur qui n’a pasdit son nom.

– Beau garçon ?

– Assez.

– Bien planté ?

– Tout de même…

– Qu’a-t-il dit ?

– Il a dit comme ça qu’il y avait de quoifaire.

– Comment ?

– Et que c’était gentillet pour une chosede Paris, et que, si c’était à lui, il changerait ci et là, etl’autre… enfin, approchant tout !

Notre sieur Lerouge n’interrogea plus. Enrevenant à Paris, il dit à Rocambeau :

– Les angles ! c’est étonnant !On eût commandé à cette fabrique sublime qui s’appelle la nature unsujet tout exprès, qu’on n’aurait pas mieux réussi. La douceurcalme et ferme de ma Corinne neutralisera cet esprit d’aventures,cette manie du changement… Gentillet ! mon parc dequatre-vingt trois arpents ! comme il y va legaillard !

Le lendemain, la maison Lerouge avait lafièvre. Immédiatement après le déjeuner, madame s’occupa de satoilette. Rien de trop jeune ! elle détestait cela. Tout entrevingt-cinq et trente !

– Comme mademoiselle est défaite !disait Félicie en commençant, beaucoup plus tard, les apprêts de lacoiffure de Corinne. On ne penserait guère qu’il s’agit d’unepartie de plaisir.

Corinne essaya de sourire ; mais leslarmes lui vinrent aux yeux. La patronne avait-elle parlé ?Corinne savait-elle que la fatalité la plaçait entre le malheur etle crime ? Un mariage abhorré – ou un enlèvement !

Eh bien, de tout près, ce brave colonel deSaint-Arthur ne ressemblait pas tant que cela à don Juan Tenorio.Vers neuf heures, il était devant sa glace à mettre sa cravate etil semblait sérieusement embarrassé : l’habitude du hausse-colmilitaire sans doute. Le petit homme rouge lui donnait, ma foi, desconseils. Et il y avait déjà quatre ou cinq cravates blanches horsde combat. Sa blessure au bras ne pouvait être extrêmement grave,car il se servait de ses deux mains pour faire son nœud. C’était unbeau blond, grand et bien bâti, l’air un peu fade, en dépit de sesmoustaches cirées, et porteur d’une carnation un peu tropéclatante, malgré le sang qu’il avait dû perdre. Mais ne vous fiezpas à ces apparences ingénues. Cela fait partie des ruses dumétier.

À dix heures, le concierge vint dire qu’unevoiture attendait en bas. Il paraît que c’était un moment solennel,car les fraîches couleurs de M. de Saint-Arthur pâlirentun peu, pendant qu’il passait ses gants blancs en toute hâte. Ildescendit. La portière d’un coupé cossu, très-richement attelé,était ouverte. Le colonel s’y introduisit. Une voix de basse-taillelui dit :

– Pardon de vous prendre ainsi sansfaçon, mais j’ai dû laisser l’équipage à ces dames.

Les bals de l’article-Paris ont une certaineréputation en Europe. C’est un monde comme il faut, poli et bienélevé. Il touche aux grandeurs par sa municipalité. Il compte dansson sein de très-belles fortunes, généralement bien acquises et quidatent de loin. Je craindrais de passer pour partial en disant trophaut que le gant occupe une position du premier ordre dansl’article-Paris. C’est pourtant la vérité pure. Le gant peut avoirdes égaux dans cette aimable aristocratie ; il n’a point desupérieur. Et, dans le gant, la maison Lerouge est tout à fait horsligne.

Les salons Lecouteux étaient déjà fort biengarnis, lorsque notre sieur Lerouge entra, tenant par la main sonjeune protégé. Notre sieur Lerouge savait que ses femmes n’étaientpas encore arrivées. Il n’est plus temps, sans doute, d’apprendreau lecteur que ce commerçant jouait ici une ingénieuse et bizarrecomédie. Mais qui trompait-on ? Et quel était le but de notresieur Lerouge ? Voilà ce qui me semble assez difficile àdeviner. Puisqu’il est convenu, dans cette monographie d’unefamille amie du théâtre, que le théâtre est la règle de la vie etque la vie n’est que l’image et l’ombre du théâtre, on doitchercher une explication dans les répertoires courants. Je mesouviens d’une pièce où le père, financier avisé, rapproche ainsisa fille du colonel. Voici le pourquoi : Émelina a vu Florangede loin et au travers du prisme des illusions.M. Bernier se dit : « Qu’elle le fréquente et levoile tombera. » En effet, Florange a de si mauvaiseshabitudes, que Émelina, guérie d’un amour immodéré, accepte la maindu jeune Adolphe, le compagnon de ses jeux.

Mais ici, ce n’était pas le cas. Le colonel deSaint-Arthur était bien différent de ce colonel Florange.Impossible de voir une tenue plus modeste, et s’il n’eût pas eu lebras en écharpe, vous l’eussiez pris pour la plus timide de toutesles fleurs commerciales qui émaillaient, ce soir, les salonsLecouteux. Ah ! certes, on ne pouvait rien gagner à unesemblable épreuve ; pour la mener à bien, il faut se procurerun joueur, un buveur ou une personne affligée d’un faux toupet.Voilà ceux qui perdent à être vus de trop près.

La présentation de notre héros eut lieu dansles formes. Nous devons avouer qu’elle fit peu d’effet, attendu queles Lecouteux étaient dans tous leurs états. M. Lecouteuxdit : « Les amis de M. Amédée Lerouge sont sûrsd’être bien accueillis partout. » Madame Lecouteuxmurmura : « Trop heureuse, monsieur… et bien sincèrementflattée… » Puis elle alla recevoir M., madame etmesdemoiselles Delacroix-Desmarets, du conseil général. Quant augros des invités, personne ne donna la moindre attention à ce fataljeune homme dont la seule présence – ou plutôt la simple vue, decroisée à croisée, au travers d’un jardin de trois mille cinq centsmètres superficiels – avait bouleversé l’intérieur d’un notablecommerçant. La chose peut sembler étrange au premier aspect, maisParis est si grand !

Les cancans du Marais ne sont pas ceux duquartier des Jeûneurs. Nul ne savait que ce monsieur très-blondavec des moustaches cirées avait l’honneur d’être le parent de laduchesse et le parent de la maréchale ; nul ne savait qu’ilétait colonel du Gymnase et qu’il allait jusqu’à s’appelerSaint-Arthur ! Les deux ou trois demoiselles en mal decontredanse, qui avaient pris la peine de demander le nom de cecavalier avaient reçu pour réponse : « Arthur. »Tous les commis de rayon s’appellent ainsi dans les magasins denouveautés. Quand ces messieurs portent le bras en écharpe, c’estqu’ils ont un panaris.

Le colonel était seul. En le quittant avec unecertaine précipitation, au moment où les dames Lerouge faisaientune entrée solennelle, notre sieur Amédée lui avait dit ces propresparoles :

– Vous comprenez qu’elles ne doivent pasnous voir ensemble. Vous avez la réputation d’être ungaillard : montrez-vous, faites feu des quatre pieds,corbleu ! Taillez, ravagez, enlevez ! Je suis aveugle etsourd : vous avez carte blanche !

Eh bien, malgré cela, le colonel était timideet gauche comme un collégien, quand il vint demander unecontredanse à mademoiselle Lerouge. J’aurais voulu que vous vissiezla ravissante beauté de Corinne à ce moment. Elle avait le cœurserré par une émotion si puissante et si vraie, que le ouis’arrêta sur ses lèvres tremblantes. J’aurais voulu aussi que vouspussiez voir l’étonnante et très-expressive physionomie de madameAmédée. C’était pour elle une de ces heures qui décident del’existence entière. Sa fantaisie prenait tous les caractères de lapassion. Il lui fallait littéralement ce gendre ou lamort !

Corinne dansa. Que se dirent-ils ? Notresieur Lerouge, invisible, était en observation quelque part.

Tout de suite après la contredanse, Corinne setrouva faible, et ces dames se retirèrent.

– Eh bien ? demanda notre sieurAmédée, qui fondit comme un oiseau de proie sur le colonel.

Saint-Arthur avait l’air d’un homme ivre.

Il regarda le patron d’un œil égaré etbalbutia quelques paroles incohérentes. Le patron lui donna ungrand coup de poing sur l’épaule en s’écriant :

– Chaud ! chaud ! ne nousendormons pas sur le rôti ! prenez un fiacre et brûlez lepavé !

– À cette heure, objecta le colonel, jen’oserais…

– Entrez de force si l’on vous refuse laporte. Au besoin, escaladez la fenêtre de madame Lerouge. Tombez àses genoux ! Ah ! morbleu ! si j’étais à votreplace !

Ce style commun, ces façons de parler presquetriviales n’étaient pas du tout dans les habitudes de notre sieurAmédée, qui ne s’écartait jamais des formes dignes et noblesusitées dans l’article-Paris ; mais la situation l’emportait.Saint-Arthur et lui étaient au vestiaire. Il passa lui-même lepaletot du colonel, et le poussa dehors un peu lestement.

Quand le patron rentra dans les salonsLecouteux en se frottant les mains, tous les regards se fixèrentsur lui. Parmi ce monde qui est le vrai Paris, c’est-à-dire laprovince de Paris, l’auto-Paris, le Paris où l’on est de Paris,comme les Monnerot sont de Domfront ; parmi ce monde,disons-nous, les cancans vont vite. Ils sont alertes à la manièrede ces boudins de poudre franche qui servent à allumer d’un couptoutes les pièces d’un feu d’artifice. Le feu avait pris au cancan.Le départ de ces dames avait été l’étincelle : la présence dujeune inconnu l’étoupe. Je ne sais par quelle fente de portel’histoire du colonel de Saint-Arthur était entrée en sifflantcomme un vent coulis. Elle allait et venait, cette histoire,arrangée, embellie, poétisée, envenimée, aggravée ; elleemplissait les salons, elle brouillait les quadrilles ; elleincommodait l’orchestre. Et M. Lecouteux disait à chacun, avecune compassion hypocrite sous laquelle perçait le rire :

– C’est ce bon M. Lerouge qui nousl’a amené lui-même !

Cela mit beaucoup d’animation et de gaietédans la soirée dansante. Ce sont des aubaines. Chacun sedivertissait à contempler notre sieur Lerouge pendant qu’il prenaitsa glace au moka, dans la joie de son cœur.

Au fond de la voiture de famille, chaudementemmitouflée dans sa sortie de bal, notre jolie Corinnefrissonnait. Madame Amédée lui tenait les deux mains etdisait :

– Le docteur Mirabel vient de me révélerla vraie cause de son duel. On parlait de ta mère avec légèreté, mafille, de ta mère, entends-tu ? Il s’est élancé, bouillantd’indignation ; sa main a châtié le calomniateur…

De manière ou d’autre, le docteur Mirabelgagne l’argent qu’on lui donne.

En rentrant, la patronne serra Corinne contreson cœur et lui demanda :

– S’est-il déclaré ?

– Maman, répondit Corinne, ma vie estentre les mains de mon père.

La patronne sourit avec protection.

– Je te protégerai, même contre unépoux ! prononça-t-elle vaillamment. Va prendre du repos. Aieconfiance en ta mère !

Cinq minutes après, un homme était introduitdans la chambre à coucher de madame Lerouge. C’était le colonel.Vous voyez ici la propre allure du drame et toutes les convenancesfoulées aux pieds avec hardiesse. Il était une heure après minuit.Notre sieur Amédée prenait une seconde glace à l’ananas dans lessalons Lecouteux. Les salons Lecouteux se demandaient :« Que se passe-t-il en ce moment chez ce malheureuxhomme ? »

Deux ans auparavant, madame Amédée s’étaitfait faire un costume de voyage. Les autres personnes dusexe se déplacent avec facilité ; mais, dans la vie d’uneParisienne pure, quand arrive cette heure véritablement solennelleoù il faut franchir les frontières du département, un costumede voyage est commandé à la couturière. Le costume de voyagede madame Amédée avait été jusqu’à Orléans. Elle avait passé unenuit à l’hôtel. Son costume de voyage lui rappelait les émotions decette odyssée. Il reposait dans un carton avec du poivre et ducamphre.

Cinq heures du matin sonnant, notre sieurLerouge était dans son premier sommeil. Sa porte s’ouvritbrusquement. Madame Amédée marcha d’un pas grave et ferme jusqu’àson lit. Elle l’éveilla.

– Monsieur Lerouge, lui dit-elle pendantqu’il se frottait les yeux, veuillez voir comment je suis habilléeet calculer le temps qui s’est écoulé depuis celui où, pour ladernière fois, je suis venue vous rendre visite à pareilleheure.

– Ma foi, ma bonne amie, répliqua lepatron, je pense qu’il y a longtemps… et vous me paraissez avoirune robe de soie brune.

– Il y a treize ans, Amédée, prononçamadame Lerouge avec une grave émotion, et j’ai mon costume devoyage !

Le patron se dressa sur le coude. Ilconnaissait bien parfaitement sa femme, car il dit du premiercoup :

– Virginie ! auriez-vous conçu lapensée de m’abandonner ?

– J’ai conçu la pensée de suivre monenfant, répondit madame Lerouge ; ceux-là seuls auront lecourage de me blâmer qui ne comprennent pas le cœur desmères !

Entre ces deux excellentes âmes, rompues àtous les effets dramatiques, il n’y eut pas besoin d’autresexplications. Notre sieur Lerouge sauta hors de son lit comme unressort. Pour la première fois depuis treize ans, Virginie le vitchausser ses pantoufles et passer la fameuse robe de chambre qui,chaque jour, motivait une paire d’ambassades. Elle espéra peut-êtreune scène de violence ; du moins, prit-elle la postureacceptée des mères fortes qui vont combattre pour leurenfant. Mais notre sieur Lerouge alla droit à son secrétairequ’il ouvrit. Il en retira deux lettres, non encore pliées. L’uneétait pour son notaire, l’autre pour M. Arthur. Il les tendità sa femme en lui disant :

– Je les ai écrites moi-même, enrentrant, malgré l’heure avancée : j’avais tout deviné. Vousaurez ce gendre, Virginie, et Corinne aura cet époux. Soyezheureuses ; moi, je suis habitué à souffrir.

La patronne ne s’attendait guère à cela. Uninstant elle resta vaincue et abasourdie.

– Je suis seulement fâché, continua notresieur Lerouge abusant de sa victoire, que vous ayez abaissé votrecaractère, jusqu’à présent intact, à cette odieuse et inutiledémarche.

– Amédée ! Amédée ! s’écria lapatronne, nous ne connaissions pas votre cœur !… N’accusez quemoi : notre Corinne voulait attendre ses vingt et un ans pourvous faire les sommations respectueuses… C’est moi qui avais engagéle colonel à nous enlever… Et pendant que j’y songe, Amédée,envoyez vite ; car il fait une pluie glaciale et le pauvregarçon nous attend dans la rue.

À quelques jours de là, il y eut à l’hôtelLerouge une solennité de famille. Virginie aurait voulu donner àl’univers entier le spectacle de sa gloire et montrer au moins àtout l’article-Paris le gendre qui était sa conquête ; maisnotre sieur Amédée avait ordonné le huis-clos. Le docteur Mirabel,Rocambeau le fidèle lettré, Constantin Lerouge et mademoiselleCommandeur furent seuls admis, avec le notaire indispensable, à lasignature du contrat. Corinne était en robe blanche ; sapâleur la faisait plus jolie ; la patronne s’était donné laconsolation d’arborer une toilette éblouissante. Le notaire lut lepréambule en remplaçant les noms par des etc., quecouvrirent les chuchotements aimables du docteur, tous adressés àmadame Amédée. Corinne signa avec une modestie charmante et qu’oneût certes appréciée au théâtre.

– À vous, colonel ! ditVirginie.

Saint-Arthur la regarda d’un air étrange. Ilprit la plume et fit à son nom, écrit en belles lettres, unsplendide parafe commercial. Notre sieur Amédée signa. Quand ce futau tour de Virginie, elle voulut voir la griffe de son gendre. Uncri sauvage s’échappa de sa poitrine.

– Allons ! ferme ! dit tout basle patron au colonel ; c’est le moment !

M. de Saint-Arthur tomba aussitôtaux genoux de Corinne et colla les blanches mains de celle ci à seslèvres.

– Vengeance ! criait Virginiesuffoquée, malgré les efforts du docteur ; infamie !trahison ! nous sommes les victimes d’une indignesupercherie !

Saint-Arthur disait tout bas :

– La mort ! j’en fais serment :la mort ! si je m’éveille de ce rêve divin !

Il était beau. Son cœur tremblait dans savoix.

– Repoussez-le ! rugissait lapatronne, qui avait saisi le contrat ; un faux !… Iln’est pas colonel ! Il n’est pas gentilhomme ! Arthur…Arthur Monnerot ! ! !

À ce nom odieux, les yeux de Corinne battirentet se baissèrent.

– Relisez mes lettres, dit timidementl’ancien colonel : toutes sont signées Arthur.

J’avais loué mon appartement si voisin devotre hôtel sous le nom d’Arthur… M. Lerouge avait exigé demoi…

– Il va me charger, le coquin !pensa notre sieur Amédée.

– Imposteur ! rugit Virginie dans leparoxysme de sa rage.

– Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait…,commença le pauvre amoureux.

– Imposteur !imposteur ! ! !

L’histoire ne dit pas quelle était la mine dunotaire. Rocambeau, Constantin et mademoiselle Commandeur sedivertissaient positivement. Le docteur Mirabel, seul complice desmachinations de notre sieur Lerouge, compère dans toutes sespetites fraudes, inventeur des cancans de la marquise, deshistoires de la maréchale, et même de la blessure, le docteurMirabel, collaborateur pour la création audacieuse de ce colonelapocryphe, avait fait une manœuvre habile du côté de la porte quiassurait sa retraite.

Corinne hésitait véritablement. Elle tenait lecontrat que venait de lui donner sa mère. Sur sa main froide, ellesentit une larme qui la brûla en tombant.

– Ma mère, murmura-t-elle, jel’aime !

On emporta la patronne en proie à une solideattaque de nerfs.

Le soir, notre sieur Lerouge passa un jolidiamant au doigt du docteur en disant du haut de sontriomphe :

– Je n’ai plus rien à désirer ici-bas.Dieu est juste et ma race est croisée !

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