Quatre femmes et un homme

V

Notre sieur Lerouge se promenait les mainsderrière le dos, dans son beau cabinet aux boiseries sculptées etdorées. Son lettré Rocambeau, assis à un petit bureau, toujours enhabit noir et cravate blanche comme un notaire de bon style,écrivait sous sa dictée. La lettre était ainsi tournée :

À M. Monnerot aîné, de la maisonMonnerot et fils, à Domfront.

« Monsieur et cher correspondant,

» La faveur de votre chère du 17 courantm’est bien parvenue en temps, et la note qui de raison en a étéprise pour les petites échéances particulières et les achats demadame, à qui S. V. P., tous saluts et bons souhaits dela mienne, dont la santé se soutient, selon que vous vous eninformez obligeamment.

» Votre honorée demande mon avispersonnel sur l’avenir des cours, au début de la saison nouvelle.La peau brute se tiendra ferme que devant, sauf événementsultérieurs, modifiant occasionnellement l’état de la place. Commej’ai eu l’avantage dans ma précédente, nous possédons notre plein.Videz-vous aux meilleures.

» Passant au paragraphe de votre honoréequi mentionne votre cher fils, dont vous êtes inquiet par défaut deréponse, je m’empresse d’y satisfaire avec détail. Le jeune homme,arrivé voilà huit ou dix jours, a bien pris dans la famille, oùmadame Amédée, comme de juste, dans sa position, lui a offert lepossible. Il a préféré loger en ville et nous l’avons dans lequartier, à proximité, mangeant avec nous et plaisant beaucoup ànotre jeune fiancée par son aimable caractère. Prière de ne prendreaucun souci à son sujet ; mille tendresses de sa part, enattendant une lettre de lui, comme il le doit, pour vous annoncersans doute l’époque de la noce.

» Pour le surplus, m’en référant auxprécédentes, agréez mes meilleures salutations. »

Notre sieur Lerouge, en dictant ces derniersmots, s’était arrêté non loin de son Rocambeau et le regardait enface d’un air triomphant.

– Comment la trouvez-vous,celle-là ? demanda-t-il.

– Monsieur…, répondit l’ancien lettréavec un sourire flatteur.

– Certes, certes, dit notre sieurLerouge ; mais je n’entends pas parler du style… La chose, mongarçon, comment trouvez-vous la chose ?

Rocambeau déposa la plume.

– Je n’ai jamais eu le plaisir de voir lejeune M. Monnerot à votre table, prononça-t-il en baissant lavoix.

Il avait peur de déplaire. Sa position étaitenviable mais précaire, et désormais il était bien tard pourrentrer dans la critique, dans le roman ou dans la tragédie.

– Je crois bien ! s’écria le patron,qui éclata de rire ; ni moi non plus, mon garçon, ni moi nonplus ! Merci de nous ! Qu’est-ce que dirait madame, si onlui servait un Monnerot ?

Notre sieur Lerouge riait rarement ;encore plus rarement employait-il ces tournures de phrases risquéesqui mettent du pittoresque dans le discours aux dépens du bon goûtet de la convenance. Les hautes têtes de l’article-Paris n’ont pasl’habitude de se comporter comme des artistes. Mais notre sieurLerouge était dépassé ! Il semblait chanter au dedans delui-même un hymne victorieux, et c’est tout au plus s’il pouvaitréprimer les trop bruyantes manifestations de son triomphe.

– Je n’ai jamais été homme de lettres,moi, mon garçon, poursuivit-il ; je n’ai jamais mis sur monenseigne : « Ici on vend de l’esprit, du bon sens, dustyle, de l’imagination, etc., etc. » Rocambeau, mon ami,entendez-vous ? Mais, si le hasard avait voulu que j’eussebesoin de tout cela pour vivre… Je n’ajoute pas un mot… Vous verrezsous peu de quel bois je me chauffe.

Il se plongea dans un voltaire et ramena sarobe de chambre sur son ventre, légèrement proéminent, soutenu pardes jambes un peu maigres, mais trop longues et portant leursrotules en dedans. J’ai remarqué dans l’article-Paris deux espècesde jambes : la monture en coq et la monture en canard. Ilfaudrait croiser ces deux catégories. Le coq a plus de distinction,évidemment, surtout quand il est debout ; le canard, fier dela grosseur de ses mollets, marche à genoux et dandine son séant àquinze pouces du pavé. Mais, une fois assis, il a bien bonnetournure ! Quand j’étais enfant, je m’amusais à juger nosdivers patrons par leurs jambes. Les coqs étaient toujours plusbruyants, plus vains, plus chevaleresques ; les canards plusgraves et plus lourdement orgueilleux.

Notre sieur Lerouge sortit de sa poche un plide papier glacé, et se mit à le parcourir en souriant.

– Mon cher monsieur Rocambeau, dit-iltout à coup, voilà du temps que vous me suivez. Je ne suis pas deceux qui mettent leurs idées sous cloche. Si vous m’avez écoutéattentivement et bien compris, vous devez posséder maintenant tousles éléments. Voyons, étant donnés les principes généraux del’alliance des races, quel sujet choisiriez-vous pour l’appareilleravec mademoiselle Lerouge, ma fille ? Le tempérament,d’abord ?

– Sanguin-bilieux, répondit le lettrésans hésiter.

C’était à ces menues représentations qu’ilgagnait sa vie.

– Très-bien ! s’écria le patron,vous avez de l’intelligence : mademoiselle Lerouge estnerveuse, un quart lymphatique ; par conséquent, letempérament bilieux-sanguin me semble indiqué. Bilieux-sanguin,vous entendez, plutôt encore que sanguin-bilieux, à cause de laprédominance du fluide nerveux chez le sujet à pourvoir.Deuxièmement, les cheveux ?

– Blonds, s’il se peut, je pense.

– Vous pensez profondément juste, moncher monsieur Rocambeau. Seulement, les cheveux blonds sont rares,très-rares dans les qualités bilieuses. Elles viennent en majeurepartie des pays méridionaux qui fournissent le brun de la chevelureet de la peau ; mais peu importe la rareté de l’article. Vousavez dit juste et je vous en fais mon compliment… En troisièmelieu, la complexion ?

– Robuste, mais non pas obèse, à causedes tendances à la lymphe.

Notre sieur Lerouge décroisa ses jambes et mitses deux poings sur ses genoux.

– Ah çà ! ah çà ! fit-il, vousêtes fort tout à fait, Rocambeau, plus fort que je ne croyais… Etconnaissez-vous à Paris beaucoup de jeunes messieurs qui puissentallier ces trois qualités fondamentales et sine quâ nonaux autres conditions d’âge, d’éducation, de morale, de tenue, defortune, etc., qui doivent être réunies chez le futur époux demademoiselle Corinne Lerouge ?

– Je cherche dans vos connaissances,répliqua le lettré ; mais j’avoue que je ne vois pas…

– Rocambeau ! s’écria le patron entouchant son front du bout de son doigt ; Dieu seul estcréateur, je ne vais pas contre cela ; mais l’homme a soneffort fécond dont il faut tenir compte. Je puis certifier quecette affaire m’a donné beaucoup de peine. L’être suprême estincontestablement l’auteur de l’arbre ; mais c’est lejardinier qui fait l’espalier. J’ai dans mes notes le compte de mesvoyages à Domfront : onze excursions aux confins de laNormandie ! Vous verrez ce jeune homme, Rocambeau, vous leverrez ! Il réunit tout, et, si les résultats physiques decette union ne sont pas de premier choix, ma théorie est jugée, jerenonce au labeur de toute ma vie et je reconnais avec amertume quel’alliance des races n’est qu’un vain mot… Écrivez !

La plume de Rocambeau retomba aussitôt enarrêt sur une belle feuille de papier à lettre bleu, timbré à lagriffe de notre sieur Lerouge. Celui-ci dicta :

À monsieur Denis Lecouteux, enville.

« Monsieur et ami,

» Je prends la liberté de vous demanderun service. Je désire présenter à madame et procurer le plaisir devotre connaissance à un de mes jeunes voisins… »

La plume du lettré s’arrêta net. Il déchira lafeuille de papier et en prit une autre, où il recopia la phrase enl’amendant ainsi : « Présenter à madame un de mes jeunesamis et lui procurer le plaisir de votre connaissance. »

Notre sieur Lerouge vint lire par-dessus sonépaule et regagna sa place la tête haute, en disant :

– Vous avez raison au fond ; mais laforme épistolaire, exempte de roideur et de prétention, permetcertaines licences. Enfin, n’importe… allez !

» … De votre connaissance. Je n’ai pasbesoin de vous dire que je réponds très-personnellement de ce jeunehomme, que des circonstances un peu romantiques, mais honorables,ont porté à ne prendre pour le moment que le simple nom d’Arthur.J’ajoute, pour votre gouverne, que le mystère de cetincognito est percé à jour dans notre quartier etailleurs. C’est le secret de la comédie, et les langues légèrescolportent des hypothèses à perte de vue. La position de mon jeuneami est telle, qu’on peut bien s’occuper de lui ; mais quoique vous entendiez dire, veuillez vous rappeler que je vous donnema garantie de père de famille entière et absolue. En conséquence,lundi prochain, j’aurai l’honneur de le conduire à votre soirée, àmoins toutefois qu’un contre-ordre formel ne nous barre lepassage.

» Veuillez agréer, monsieur et ami, messalutations choisies. »

Rocambeau lui tendit la plume pour lasignature. Notre sieur Lerouge, après avoir dessiné le magnifiqueet hardi parafe qu’il ajoutait à son nom, se croisa les bras sur sapoitrine ; puis, d’une voix de capitaine de vaisseau quicommande la manœuvre, il dit encore :

– Écrivez !

Le lettré avait une question sur les lèvres,et notre sieur Lerouge voyait celle question. Il eut un sourire demodeste orgueil.

– Mon bon, dit-il, certains hommes sontpeu connus, même de leur plus intime entourage. L’occasion leur amanqué souvent pour développer des qualités qui sont en eux, quidorment en eux, si je puis ainsi m’exprimer. Je sens fort bien que,lancé dans la carrière diplomatique, j’aurais eu un aplombétonnant. C’est un jeu pour moi que de tenir d’une main ferme lesfils de l’intrigue la plus compliquée. Je me sers aujourd’hui decette faculté jusqu’à présent oisive, je m’en sers dans un intérêtà la fois scientifique et de famille. Où est le mal, je vousprie ?

– Je suis loin de prétendre…, commençaRocambeau.

– Écrivez ! interrompit notre sieurAmédée.

« M. A. Lerouge présente sescompliments les plus amicaux au docteur Mirabel et le prévient quel’affaire est tout à fait arrangée. Les témoins sont d’accord. Cesmessieurs se battront au pistolet à quinze pas. Tout se passe commeje l’ai dit, et demain, au déjeuner, on fera jouer la mine. Àdemain donc : nous aurons le susdit gigot de chevreuil.Prudence et adresse ! »

Quand ce mystérieux billet fut achevé, notresieur Lerouge alla s’asseoir à son bureau. La cloche du dînersonna.

– Veuillez aller près de madame, dit-il àRocambeau, et demandez-lui si je puis me présenter à table en robede chambre et en pantoufles, pour aujourd’hui, me trouvantlégèrement indisposé.

Au déjeuner du lendemain, notre sieur Lerouge,se trouvant légèrement indisposé, avait obtenu la permission des’asseoir à table en pantoufles et en robe de chambre. Corinneétait très-pâle ; autour de ses beaux yeux, il y avait uncercle d’un gris bleuâtre que la fatigue avait tracé ; madameAmédée essayait de garder son attitude grave, mais l’agitation luisortait par tous les pores. Elle regardait sa fille avec inquiétudeet son mari avec un dépit concentré qui, à chaque instant, semblaitprès d’éclater. De temps en temps, les cils de Corinne brillaientcomme si une larme fût venue jusqu’au seuil de sa paupière.Mademoiselle Commandeur était roide et presque lugubre. ConstantinLerouge égrenait les nouvelles du jour, mais il parlait dans ledésert, tandis que le lettré Rocambeau, plus adroit, mangeaitabondamment et silencieusement. La place du docteur Mirabel restaitvide. Notre sieur Amédée, sans faire semblant de rien, lorgnait detemps en temps la porte.

Au moment où le gigot de chevreuil faisait sonentrée, salué par le sourire affable de Rocambeau, le docteur tombacomme une bombe au milieu de la salle à manger.

– Il les rendra folles !s’écria-t-il parlant et gesticulant comme un médecin dont la têtedéménage, et moi aussi, par contre coup ! La duchesse a sesspasmes ; la maréchale est en plein dans sa névralgie et crieà incommoder ses voisins ! Que le diable emporte ce beaumonsieur avec ses bonnes fortunes et ses duels ! Je regretteen sa faveur les lettres de cachet du bon vieux temps !

Il marcha, déclamant ainsi et le chapeau surla tête, jusqu’à la place qui lui était destinée à la droite demadame Lerouge. Celle-ci fixait sur lui ses yeux agrandis parl’ébahissement. Mirabel était un praticien courtois dans la maisonde notre sieur Amédée ; il jouait au docteur-gâteau ; ilfaisait la bonhomie spirituelle, saupoudrée d’un petit grain desucre aristocratique. Depuis qu’il avait son compte sur notre grandlivre, il n’avait jamais prononcé une parole plus haut que l’autre.Son entrée fit un énorme effet, quoiqu’il ôtât brusquement sonchapeau en arrivant près de madame, et que, pris par un remordssoudain, il se confondît en excuses entrecoupéesd’étonnements : étonnements ayant trait à sa propre conduite.Mais les excuses n’eurent aucun succès ; il fallait desexplications. La curiosité faisait déjà bouillir le sang de madame.Quant à Corinne, elle était toute tremblante : ses pauvresnerfs ébranlés vibraient sous cette secousse.

Un observateur eût eu quelque peine àanalyser, en ce moment, la physionomie de notre sieur Amédée.

Qu’on nous permette de remplacer unedescription détaillée par une simple comparaison : il avaitl’air d’un inventeur qui voit pour la première fois fonctionner samachine. Il essayait de garder son calme magistral, ou tout aumoins de cacher son agitation sous un masque de puresurprise ; mais le contentement perçait. L’entrée de Mirabellui plaisait. Il y avait des bravos dans son silence.

– Pour Dieu ! docteur, s’écriamadame, la première, en lui tendant sa main en signe de pardon,qu’avez-vous ? Jamais je ne vous ai vu ainsi !

Les comparses, Rocambeau, Constantin etmademoiselle Commandeur gardaient, comme de raison, le silence.Corinne semblait près de se trouver mal. Notre sieur Amédée ditfroidement :

– Je ne veux de chagrin à personne, mais,quand on voit ces fous qui prétendraient ramener dans notre belleFrance, épurée par les cruelles épreuves des révolutions, les mœursdissolues du XVIIIe siècle, j’avoue que je ne suis pasassez faible pour m’attendrir sur leurs mésaventures. Ils seruinent : cela les regarde ; ils attrapent par-ci par-làquelque bon coup d’épée d’un mari outragé : c’est justice.Asseyez-vous, docteur, et déjeunez. J’ai vu, en me levant, cefreluquet avec son bras en écharpe ; je n’ai aucune envie,pour ma part, de connaître sa banale histoire !

La voix de Corinne s’éleva, si changée, quetous les regards se fixèrent à la fois sur elle.

– La blessure est-elle dangereuse ?demanda-t-elle.

Mirabel déplia sa serviette et hocha la têteavec lenteur.

– Dangereuse ! répéta-t-il ;nous nous servons rarement de ces mots vagues qui ont pour nous letort de ne rien exprimer du tout. Il est impossible quel’intromission d’un corps étranger dans les tissus n’y occasionnepas des désordres pouvant amener ce que vous appelez undanger. Lors même qu’aucune partie noble n’est affectée, vousavez nécessairement à compter avec la fièvre traumatique et leséventualités d’inflammation, surtout quand il s’agit de musclesdéchirés par un corps contondant comme la balle d’un pistolet.

– Bah ! fit notre sieur Lerouge, quiétait en train de se servir une belle tranche de chevreuil, ilsn’en meurent jamais.

– J’ai vu de ces gaillards…, commençaConstantin.

– Je vous prie de vous taire !l’interrompit si vertement madame Amédée, que le cousin complaisantresta bouche béante avec la parole coupée net au ras deslèvres.

– Mon père, dit tout bas Corinne, pendantle silence embarrassé qui suivit, voici la première fois qu’une devos paroles me serre le cœur !

Le lecteur n’a pas été sans s’apercevoir quenotre sieur Lerouge, aussi dramatique pour le moins que sa femme etsa fille, aimait passionnément les mots à effet. Il fut frappé enpleine poitrine par le mot de sa fille ; il en eut del’émotion et aussi de la fierté.

– Tu vois bien, chérie, dit-il, non sansun certain trouble, que le docteur n’a pas d’inquiétude.

Mirabel fit une grimace. Sa mauvaise dentvenait de rencontrer un grain de plomb dans la chair succulente duchevreuil. Il prit le grain de plomb entre l’index et le pouce etle déposa sur la table.

– Voici qui est beaucoup moins grosqu’une balle de pistolet, prononça-t-il lentement, et cependantcela a tué un animal jeune, vif, robuste…

Les lèvres de Corinne devinrent blanches etses paupières battirent. Mademoiselle Commandeur lui prit les deuxmains précipitamment. Constantin se leva pour aller chercherl’éther, et le lettré Rocambeau courut au foyer faire rôtir uneplume d’oie.

– Allez-vous m’assassiner monenfant ! s’écria madame Amédée avec élan.

Mirabel tranchait déjà, à l’aide de soncouteau de table, le lacet du corset de Corinne. Ah ! c’étaitun homme habile et ne reculant jamais devant les moyens énergiques.Corinne rouvrit bientôt ses yeux charmants. Elle ne manqua pas dedire : « Où suis-je ? » Elle ajouta même, enpromenant sa blanche main sur son front froid : « Ques’est-il passé, mon Dieu ? »

– J’espère, dit notre sieur Lerouge,employant toute sa force d’âme à composer son maintien, que cettesyncope a sa source uniquement dans un sentiment d’humanité.

– Monsieur, lui répondit la patronne sansavoir égard à l’élégante tournure de cette phrase, je crains quevous ne soyez un mauvais père !

L’attaque de nerfs vint. Ainsi naît la guerredans les ménages. Le déjeuner s’acheva entre hommes : toutesces dames s’étaient retirées. Constantin et Rocambeau avaient crudevoir d’abord prendre des figures de circonstance ; maisnotre sieur Lerouge et son Mirabel firent honneur au chevreuil sigaillardement, que les comparses se décidèrent. Au fond, Rocambeauet Constantin auraient bien voulu faire ainsi, chaque jour, desrepas de garçon. À quoi servent les femmes ?

Après le déjeuner, notre sieur Amédée, quiavait bu un petit verre de liqueur, frappa sur le ventre deConstantin et fit je ne sais quelle autre niche à Rocambeau, en leregardant de haut avec bonté. L’ensemble de ces privautéssignifiait : « Mes enfants, vous n’avez pas inventé lapoudre ! »

Pendant cela, madame Amédée et mademoiselleCommandeur entouraient le lit de repos où Corinne était étendue. Lacolère de la patronne avait atteint son paroxysme. Elle eût divorcéen ce moment avec plaisir, et la seule pensée de notre sieurLerouge amenait un tic nerveux à son visage. MademoiselleCommandeur, qui savait, elle aussi, quand il le fallait, parlercomme au théâtre, avait déjà dit plusieurs fois :

– Bonne madame, contenez votre légitimecourroux au nom du ciel ! il est son père !

C’est l’affaire de quelques semaines pour s’yhabituer. Dès que le pli est pris, ce langage noble et pur dessommités de l’article-Paris devient une chose fort agréable.

Corinne était faible et très-abattue. Quoiquemadame eût été jusqu’à lui promettre formellement de faire desbarricades, plutôt que de la laisser en proie au Monnerot deDomfront, on n’avait pu obtenir d’elle une seule parole. Vers deuxheures après midi, le docteur Mirabel se fit annoncer. Il fut malreçu. La patronne prit pour le coup ses grands airs et lui fitentendre qu’il avait radicalement perdu ses bonnes grâces. Mirabel,qui sortait du cabinet de notre sieur Lerouge, s’approcha du lit derepos et tâta paisiblement le pouls de Corinne.

– Suis-je encore le médecin demademoiselle ? demanda-t-il d’une voix grave.

La patronne hésita. Le docteur prit sonchapeau et sa canne.

– Donnez-nous au moins un conseil !s’écria madame Lerouge.

– Si je suis encore le médecin demademoiselle, prononça solennellement Mirabel, qui avait déjà faitun pas vers la porte, j’exige qu’on me laisse seul avec elle àl’instant.

Madame Lerouge consulta du regard mademoiselleCommandeur, qui ne crut point devoir donner son avis. Corinnerestait immobile et muette.

– Docteur, dit enfin la patronne en selevant et d’une voix qui tremblait d’émotion, voilà des années quevous avez notre confiance. Dieu voit nos cœurs. Qu’il soit faitselon votre volonté !

Elle se retira aussitôt, suivie deCommandeur.

Mirabel déposa sa canne et son chapeau. Ils’approcha du lit de jour, où Corinne, blanche et belle comme unestatue de marbre, semblait véritablement inanimée. Il prit sa mainqui était froide. Il se pencha jusqu’à son oreille etmurmura :

– Nous le sauverons ; j’en fais leserment… et il vous aime !

Un long soupir souleva la poitrine demademoiselle Lerouge, tandis qu’une nuance rosée montait à sesjoues. Ses longs cils balancés battirent sa joue et laissèrentcouler deux larmes qui brillèrent comme deux perles de cristal,avant d’aller se perdre dans les masses éparses de sachevelure.

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