Quatre femmes et un homme

LA SOURICIÈRE

Le matin du jour où M. de Guisedevait enlever madame la marquise de Pescaire ; la veille decelui fixé pour la révolte du peuple de Naples, le soleil se levaradieux et pur ; chaque palais de la cité de marbreresplendissait ; la ville étincelait comme une gerbe decristal.

On eût dit que le ciel aussi voulait fêter letriomphe prochain de M. de Guise.

Celui-ci était monté à cheval dès l’aube,parcourant la ville à la tête de ses gentilshommes richement vêtus,souriant à la foule et lui jetant de l’or à pleines mains.

M. de Guise était bien véritablementroi ce jour-là.

Naples n’était pas plus italienne qu’espagnoleen ce moment ; elle était toute française ; Modène, ravide la tournure que prenait l’affaire, avait quitté son maître versla fin du jour.

À peine débarrassé de cet austère conseiller,le duc piqua des deux, et regagna son palais à toute bride,laissant à sa maison le soin d’achever de le rendre populaire.

Aussitôt arrivé, sans quitter son brillantcostume d’apparat, il jeta sur le tout son manteau couleur demuraille, et regarda, plein d’une amoureuse impatience, lesderniers rayons du soleil empourprant les balustrades des terrassesvoisines.

L’heure avançait lentement.

Quand le duc se fut convaincu, à l’aide d’unmiroir de Venise, qu’il était encore un des plus beaux cavaliers del’époque, malgré la légère teinte brune dont le climat de Naplesavait estompé son visage ; quand il eut complaisamment lisséles boucles lustrées de ses cheveux noirs, il se trouva livréentièrement à cet insupportable supplice, l’attente, et dut songerà tromper son ennui.

Nous n’avons sur ceci aucune donnée bienpositive ; mais nous pensons qu’il dut s’ingénier à fairel’anagramme du nom de sa maîtresse, c’est-à-dire à trouver dans leslettres de ce nom, convenablement retournées, quelque subtile etingénieuse fadeur.

À moins que l’idée ne lui vînt d’élaborer unacrostiche.

L’un et l’autre de ces utiles passe-tempsétaient alors fort en vogue, et, comme ils ont des charmes égaux,nous ne saurions trop dire auquel des deux M. de Guisedonna la préférence.

Quoi qu’il en soit, dès que le crépuscule futvenu, il sortit secrètement, et, s’enveloppant dans son manteau, sedirigea vers le lieu du rendez-vous.

Il faisait nuit noire lorsqu’il arriva seuldevant le palais du gouvernement.

Quelques groupes de promeneurs traversaientencore la rue.

Henri de Lorraine se mourait d’impatience, caril voyait osciller la jalousie et savait que la belle Anneattendait comme lui.

Enfin, dix minutes se passèrent sans qu’aucunpas troublât le silence de la nuit.

L’aventureux Français s’avança jusque sous lebalcon ; une échelle de soie vint tomber à ses pieds.

Le duc la saisit, et déjà la tendait aveceffort pour en essayer la solidité, lorsqu’une ombre sembla sedétacher de la colonnade d’un palais voisin.

Il n’y avait pas à hésiter.

En homme qui possède à fond son code desaventures nocturnes, le duc, rabattant son manteau, marcha droit àl’importun et le pria courtoisement de se retirer.

L’inconnu ne répondit rien ; mais,montrant du doigt un balcon dont la jalousie s’agitait doucement,il continua sa promenade taciturne.

Au geste de cet homme, M. de Guisetressaillit et retint l’injonction péremptoire de vider la placequi allait succéder, toujours suivant les règles strictes de lagalanterie de nuit, à son premier avertissement.

L’inconnu, en levant le bras avait découvertsa poitrine, et le duc avait vu briller les insignes de lavice-royauté.

Passionné comme il était pour les aventuresbizarres, cette rencontre lui fit plus de plaisir que de peine.

– M. de Pescaire, pensa-t-il, adevancé l’heure par hasard.

Le moyen de croire qu’Anne de Mantoue eût pule trahir ? Donc, loin de perdre contenance, il se mit endevoir de jouer son adversaire, pensant que l’audace était ici ungage de succès.

– Je comprends parfaitement votre geste,l’ami, dit-il en s’attachant aux pas du marquis, d’autant mieux quenos situations se ressemblent.

» Là votre belle, ici la mienne,ajouta-t-il en montrant bravement à Pescaire le propre balcon de safemme.

» Gentilhomme de M. de Guise,je courtise une des femmes de la vice-reine, et je ne changerai quetout juste ma dame contre celle de mon maître, soyez sûr.

» Çà ! compagnons d’aventures sedoivent soutien, vous savez.

» En cas d’accident, comptez sur marapière comme je compte sur la vôtre en échange, et… bonne chanceje vous souhaite, mon gentilhomme !

À ces derniers mots, le duc de Guise,s’inclinant avec grâce, était revenu vers le balcon.

– Pardieu ! le cas est étrange, sedisait-il en tendant l’échelle pour avertir Anne de Mantoue.

» Poser ce pauvre marquis en sentinelle,tandis que… En conscience, j’ai pitié de lui.

Pour Pescaire, il n’en disait pas silong ; mais il n’était pas non plus sans une sorte de pitiépour M. de Guise.

L’infortuné conspirateur venait là perdre laplus belle partie du monde et se faire prendre au moment deréussir.

Un instant, le vice-roi eut une velléitépassagère de clémence ; mais, s’il laissait échapper le duc cesoir, demain peut-être c’en était fait de Naples.

En outre, il n’était pas la seule partieintéressée. Une intrigue que nous avons laissée, à tort ou àraison, dans le vague, avait besoin d’un dénoûment.

La belle recluse de Portici commençait às’ennuyer dans sa retraite.

À cause de tout cela, il laissa les événementssuivre leur cours.

Le duc avait tiré l’échelle, puis toussé,appelé à voix basse : personne n’avait répondu.

La femme qui était derrière la jalousie avaitses raisons pour jouer son rôle comme il faut, et ce rôle exigeaitle silence.

Ce n’était point, en effet, la brune etsentimentale marquise de Pescaire, mais une grande et lourdebeauté ; ce n’était point la femme de Moncade, mais celle quipassait pour sa maîtresse, la dame mystérieuse qui, depuis cinqmois, donnait du travail aux méchantes langues de Naples, etintriguait tout le monde sous le sobriquet de recluse dePortici.

Le marquis avait pris soin d’éloigner Anne deMantoue aussitôt après la découverte du message sympathique dontles lignes, apparaissant tout à coup, l’avaient jeté le matin dansune si grande surprise.

En son lieu et place, il avait mis, pourcause, la belle inconnue.

Cependant, M. de Guise, impatienté,saisit l’échelle, et, mettant son poignard entre ses dents, montarapidement les degrés de soie.

L’instant d’après, il sautait dans la chambrede la marquise.

– Anne ! dit-il à voix basse.

Mais, avant que le temps voulu pour obtenirune réponse se fût écoulé, une clarté subite illuminal’appartement.

Le duc se trouva en présence d’une femmevoilée, et entourée de soldats espagnols, l’épée nue au poing.

Résister eût été folie ; aussiM. de Guise, faisant contre fortune bon cœur, remit sonpoignard à sa ceinture, et se croisa les bras en silence.

Au même instant, la porte du fond s’ouvrant,le marquis de Pescaire apparut, suivi de ses principaux lieutenantset conseillers.

– Tout le monde ne peut entrer par lesfenêtres, dit-il en saluant profondément M. de Guise.

Celui-ci n’était pas homme à s’étonner pour sipeu.

Une seule chose le peinait plus vivement quetoutes les conséquences possibles de sa mésaventure.

Anne l’avait donc trahi ! Cependant,luttant de sang-froid avec son adversaire, il s’avançatranquillement vers lui.

– Don Alvare de Moncade réclamera, jepense, la satisfaction due à tout gentilhomme en pareil cas,dit-il.

» Je suis prêt, monsieur.

» Fixez l’heure et le lieu, et souffrezque je me retire.

L’Espagnol, au lieu de répondre à cettebelliqueuse invitation, étendit gravement la main, etdit :

– Au nom du roi mon maître, Henri deLorraine, duc de Guise, je vous demande votre épée.

– Étrange manière de venger ses affrontsdomestiques ! murmura M. de Guise croyant à ce coupressaisir l’avantage.

» M. de Pescaire, ajouta-t-ilen parlant à l’oreille du vice-roi, ne songe donc pas que, mon épéerendue, je n’en serais pas moins ce qu’il sait bien, mais qu’il nepourra plus décemment venger son outrage.

– Votre épée, monsieur, répéta froidementMoncade.

Le duc recula d’un pas.

– Vrai Dieu ! messieurs lesEspagnols, dit-il en élevant la voix, c’est affaire à vous de vivresur de vieilles renommées !… Le monde vous croit gens délicatset pointilleux touchant certaines matières, toujours prêts àdégainer ; mais que Dieu me prête vie, et je vous jure, moi,de refaire l’opinion du monde à cet égard !… Et maintenant, jevous le demande, sommes-nous en guerre avec l’Espagne ? Sousquel prétexte M. de Moncade ou son maître ose-t-ildemander l’épée d’un sujet du roi très-chrétien ?

Le marquis, toujours calme, toujours avare deparoles, déploya une longue pancarte et la tendit silencieusementau duc.

Celui-ci eut à peine jeté les yeux sur lepapier, qu’il changea de couleur.

– Encore trahi ! murmura-t-il.

Puis, tirant sa rapière, il ajouta :

– Voici mon épée, monsieur le marquis dePescaire.

» Peut-être eût-il été plus digne d’ungentilhomme de me la demander sur un champ de bataille.

» Mais ceci vous regarde, non moi.

Quand l’Espagnol eut pris son épée, Henri deLorraine continua en se tournant vers les assistants :

– Sur ma part du paradis, messieurs, jevous jure qu’en ce moment même où me voilà prisonnier de l’Espagne,je ne changerais pas de place avec monsieur votre vice-roi.

» C’est un pauvre soldat que celui qui,non content d’employer la trahison, met en avant une femme pourattirer ses adversaires dans le piège.

» À quoi bon traîner au flanc unerapière, quand on combat avec la glu, dites-moi ?

Déjà plusieurs fois les officiers de Moncadeavaient froncé le sourcil aux insultantes bravades du Français.

À ces derniers mots, un murmure se fitentendre, et deux ou trois épées furent tirées à demi hors dufourreau.

Le vice-roi fit un geste ; tout rentradans l’ordre.

Nulle émotion ne paraissait sur sonvisage ; seulement, sous sa moustache tordue, un sourire calmeet railleur relevait les coins de sa lèvre.

M. de Guise croyait avoir untalisman, capable de changer en rage tout ce beau semblantd’indifférence, mais il hésitait.

Son âme frivole, mais loyale et chevaleresque,répugnait à compromettre la femme qui l’avait trahi.

Malheureusement, la patience n’était pas sonfort.

La grimace hautaine de Moncade ledétermina.

– Après tout, dit-il, de quelque manièreque soit arrivé le fait, M. le marquis est vainqueur.

» Gloire donc à lui ! Mais, comme lagénérosité sied mal au vaincu, je veux user devant tous de mesfaibles avantages…

» Une belle dame est plus difficile àgarder qu’une couronne, mon vaillant adversaire !

Ce disant, il fouillait en désespéré les unesaprès les autres toutes les poches de son pourpoint.

– Qu’on apporte un brasier !ajouta-t-il. J’ai là un magnifique message qui amusera, jel’espère, ces gentilshommes…

Et il cherchait toujours.

Mais l’amoureuse épître ne pouvait être à lafois dans les tablettes du vice-roi, et dans le pourpoint deM. le duc.

Ce dernier, après avoir inutilement retournétoutes ses poches, laissa tomber ses bras avec un dépitconcentré.

– Monsieur de Moncade, dit-il en ledévorant du regard, vous avez d’habiles émissaires.

Le sourire du noble Espagnol devenait de plusen plus railleur.

M. de Guise, qui, jusqu’alors, avaitconservé une apparence de calme, perdit en ce moment toute mesure,et, saisissant le bras du vice-roi, il dit avec violence, bien qu’àvoix basse :

– Ne raillez plus !… ou, par la mortDieu, j’arrache le voile d’Anne de Mantoue !

– Anne de Mantoue ! répéta Pescaireà voix haute et sans cesser de sourire.

» M. de Guise ne prétendaitnaguère qu’à une des femmes de la vice-reine.

– Le croyez-vous ? dit le duc enreculant étonné.

– Pardieu ! monsieur le marquis, lamystification n’est pas pour moi seul…

– À Dieu ne plaise que je vousdétrompe !

À ce moment, on entendit un grand bruit, etune forte odeur de violette et de tubéreuse fit irruption dansl’appartement.

Puis apparut sur le seuil la perruque blondede M. de Chevreuse, légèrement froissée par levoyage ; derrière, une longue et sèche figure de femme ;derrière encore, le chef pelé du vieux Comtois.

L’époux de madame de Châtillon promena sonregard autour de la chambre.

Apercevant son neveu, il prit galamment lamain de sa femme, et mit le chapeau sous le bras pour faire uneentrée solennelle.

À la vue de son oncle, M. de Guiseétait resté comme frappé de la foudre. M. de Chevreuse,écartant avec dignité les rangs des Espagnols, s’avança gravementvers Henri de Lorraine.

Tandis que sa femme exécutait une pompeuserévérence, il balaya le sol de la plume de son feutre, etdit :

– Monsieur mon neveu… sire, devrais-jedire plutôt… je vous amène madame la duchesse de Chevreuse.

M. de Guise baisa machinalement lamain de sa nouvelle tante.

Le pauvre seigneur n’y était plus.

– Voilà qui vous étonne, n’est-cepas ? continua joyeusement le vieillard.

» Moi aussi, vive Dieu ! c’est àpeine si je puis croire à ma félicité.

Et son regard caressait l’antique visage de sacompagne.

– Mais parlons de vous, s’il vous plaît,sire, reprit-il avec volubilité.

» Figurez-vous que tout ce populairenapolitain, habitué qu’il est à ses croquants de vice-rois, nevoulait m’indiquer à toute force que le palais de lavice-royauté…

» – Drôles, ai-je dit, il n’y a plus àNaples de vice-roi !…

» Madame de Chevreuse a bien vouluapprouver ce mot… Eh bien, monsieur mon neveu, vous ne répondezpas ?

Le duc n’avait garde, comme on pense.

Ce fut Moncade qui, se tournant vers le vieuxcouple avec une froide courtoisie, lui indiqua du doigt dessièges.

– Merci ! merci ! fitM. de Chevreuse d’un ton protecteur… Sans doute un de vosnouveaux officiers, monsieur mon neveu ?

– Monsieur le duc, dit tout bas la belleUranie, pourquoi tous ces uniformes espagnols ?

– En effet… je n’avais pas remarqué,balbutia le vieillard.

Madame de Chevreuse secoua prophétiquement latête.

– Monsieur le duc, monsieur le duc,dit-elle, il y a là-dessous quelque affreux malheur.

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