Quatre femmes et un homme

JOUVENTE DE LA TOUR La Mode, 15 décembre1843.

Beaucoup d’Anglaises d’un certain âgefréquentent le bac de Jouvente, qui est en rivière de Rance, à unedemi-lieue de Saint-Servan. Ces filles majeures d’Albion, trompéespar une ressemblance de nom, viennent chercher là le fabuleuxcosmétique célébré par les poètes du moyen âge. Mais il n’y a pointde fontaine dans les petites îles qui se groupent en gracieuxarchipel au milieu de la rivière ; les bateliers de Solidor,intéressés à prolonger l’erreur des naïves ladies, les promènent derocher en rocher, ils auraient scrupule d’oublier le moindreécueil. Aussi, le soir venu, les Anglaises, courbaturées, regagnenttristement leur hôtel avec un appétit britannique et quelques ridesde plus à leurs fades visages.

À Jouvente, la Rance est dix fois plus largeque la Seine. Ses rives, dont les pentes régulières semblentménagées par la main d’un paysagiste habile, se couvrent à perte devue de parcs magnifiques, de châteaux séculaires, de villas toutesneuves, et de clochers à dentelles. Les îles jetées au milieu ducourant forment, dans toute la bonhomie du terme, un délicieuxséjour. Bernardin de Saint-Pierre eût volontiers planté satente dans l’une de ces microscopiques solitudes, aussi vertes queles tableaux de chevalet qui veulent représenter le paradisterrestre. Son inoffensive misanthropie eût été là fort àl’aise ; car, à part les Anglaises dont nous ayons parlé, onn’y rencontre que des courlis, des barnaches, et quelques douanierstrès-mal vêtus qui sont un peu plus sauvages que les oiseaux demer.

En face des îles, sur la rive gauche de laRance, gît un monceau de ruines à demi-caché par un bouquet dehauts châtaigniers. C’est l’ancien prieuré de Jouvente, qui,suivant l’opinion commune, a donné son nom au passage. L’opinioncommune se trompe ici comme en beaucoup d’autres cas : lepassage et le prieuré furent baptisés tous deux par le mêmeparrain, et l’histoire de ce baptême se trouve consignée dans lesvénérables lambeaux d’un manuscrit sur parchemin, écrit en languelatine, qui forme la partie intéressante de la bibliothèquepublique du bon bourg de Langourla (Côtes-du-Nord). L’excellentcuré de Langourla, tout en attachant à ce précieux débrisl’importance convenable, le communique libéralement, et va mêmejusqu’à traduire les passages les plus remarquables aux personnesqui n’ont point fait leurs humanités.

La Rance est une des plus charmantes rivièresqui soient au monde, et il y a des soles héroïques au bon bourg deLangourla. Aussi invitons-nous ceux de nos lecteurs qui sont gensde loisir, à diriger, par quelque belle matinée d’été, leurpromenade vers le passage de Jouvente. C’est un peu loin ;mais ils pourront feuilleter le manuscrit latin, si mieux ilsn’aiment ouïr la version du digne curé.

Voici la nôtre :

À une époque fort reculée et qu’il n’est pointpossible de préciser autrement, vivait sur la rive gauche de laRance un batelier nommé Jouvente (Juventus). Il étaitbeau, robuste, vaillant et de race noble. Le manuscrit s’expliqueformellement sur ce dernier point ; ce qui induit à penser queJouvente n’était pas un batelier ordinaire, mais un tenancier de lachâtellenie voisine, qui possédait à fief le passage. Il habitaitune petite tour au bord de l’eau. Sa vie était solitaire etlaborieuse. Toujours prêt à sauter dans son bac dès que le corrésonnait sur la rive opposée ou que la main impatiente du voyageurmettait en branle la cloche de son donjon, Jouvente ne dormaitjamais que d’un œil ; nuit et jour, il orientait sa voile ouappuyait sur ses avirons pour couper l’inégal courant de laRance.

Il avait dix-huit ans. Quel ermite de dix-huitans n’a ses rêves ? Quand le crépuscule du soir surprenaitJouvente à l’autre bord et qu’il revenait seul à sa tour par unbeau clair de lune, souvent, bien souvent, ses mains cessaient depeser sur la rame, sa tête s’inclinait, sa bouche murmurait desparoles que nul n’aurait su comprendre ; une vague langueurvoilait son regard qui suivait une lueur lointaine, brillant àtravers les châtaigniers de la rive. Pendant cela, le bac,abandonné à lui-même, suivait impétueusement le courant. Les îlesdisparaissaient dans le brouillard des nuits, la lumière elle-mêmese cachait derrière l’arête d’un cap. Jouvente alors s’éveillaitbrusquement, comme si un lien mystique eût existé entre la lueurlointaine et son rêve. Il saisissait ses avirons et remontait lefleuve à force de rames. Puis, quand le cap doublé laissait voir denouveau la lumière, Jouvente souriait doucement, et sa bouche sefronçait comme pour donner un baiser.

Arrivé au bord, il gagnait la plate-forme desa tour, et, avant de s’étendre sur sa couche, il jetait un dernierregard vers la lumière, qui, plus rapprochée maintenant,scintillait capricieusement entre les feuilles des arbres. Le plussouvent il demeurait bien longtemps à cette place, et, quand lalumière s’éteignait, Jouvente devenait triste etmurmurait :

– Bonsoir !

Il se couchait ; le sommeil venaitlentement ; mais, dès que sa paupière était close, sa bouchese prenait à sourire. On eût dit qu’une vision aimée descendait àson chevet pour enchanter ses nuits. – Il dormait et souriait ainsijusqu’à ce que la rude voix d’un passager attardé vînt le jeterhors de son rêve.

À une portée d’arbalète de la tour deJouvente, il y avait un modeste manoir habité par un vieillard etsa fille. Le vieillard se nommait Rostan du Bosc, et sa fille avaitnom Nielle. C’était une douce enfant qui soutenait pieusement dansla vie les derniers pas de son vieux père. Elle était belle ;de longs cheveux blonds encadraient son visage, plus suave quecelui d’une sainte ; l’angélique pureté de son âme rayonnaitdans la prunelle bleue de son grand œil, et, lorsqu’elle couraitgaiement dans les bruyères, on pensait involontairement à cesgentilles fées que voyaient, dans leurs hautes extases, les bardesinspirés de l’antique Bretagne.

C’était au manoir de Rostan du Bosc, dans lachambrette de Nielle, que brillait cette lueur lointaine quifaisait dériver chaque soir le bateau de Jouvente. Jouvente aimaitNielle. Quant à celle-ci, le manuscrit latin dit qu’elle n’aimaitpoint autre chose que son vieux père, l’ombre des chênes, la fleurd’or des genêts et la douce voix du rossignol qui chantait, lesnuits d’été, devant sa fenêtre ouverte. Mais Nielle n’avait quequinze ans : l’amour prend son temps avec les jeunes filles decet âge ; il sait que l’heure vient où tombe tout à coup cetteenfantine indifférence, et il attend, en dieu d’esprit, sûr de sonfait.

Jouvente attendait aussi ; mais c’étaitfort à contrecœur. À mesure que passaient les jours, sa solitude sefaisait plus triste ; la pensée de Nielle, qui, autrefois,emplissait son âme de joie, amenait maintenant avec soi d’inquietsdésirs et de douloureuses aspirations. Le soir, la lumière brillaittoujours, mais Jouvente ne la voyait plus qu’à travers deslarmes ; il souffrait et n’avait point de cœur ami pourprendre une part de sa souffrance. Peut-être savait-il un remède àson mal. Parfois, quand toute la largeur de la rivière le séparaitdu manoir de Rostan du Bosc, il se sentait venir un fiercourage ; son cerveau s’exaltait ; il faisait desseind’aller vers le vieillard et de solliciter la main de safille ; à moitié route, sa résolution chancelait ; il sedemandait si mieux ne vaudrait point attendre Nielle sous lachâtaigneraie, tomber à ses genoux et lui dire…

Mais la rive approchait ; à travers l’eauverte et diaphane, on distinguait déjà l’or du sable de la grève.Jouvente avait peur et tremblait ; les deux expédients, siaisés de loin, lui apparaissaient tout pleins de terriblesdifficultés ; il montait, la tête basse, les degrés de satour ; il demeurait morne et pensif jusqu’à la nuit. – Lanuit, il s’asseyait sur sa plate-forme ; la lumière semontrait dans la chambrette de Nielle, et Jouvente, le pauvre fou,lui disait tout bas des mots d’amour.

Si bien que ses affaires n’avançaient pas lemoins du monde.

L’auteur du manuscrit en langue latine exécuteune fort habile et longue transition qui fait les délices du boncuré de Langourla ; mais l’immense majorité des lecteursdédaigne les transitions, et nous respectons cette faiblesse d’uneclasse estimable à tant d’autres égards. – Passons.

Un matin, Rostan du Bosc appela sa fille à sonchevet. Il était pâle, sa voix chevrotait et sa tête chauveoscillait lentement.

– Ma fille, dit-il, Dieu m’a donné delongs jours et je l’en remercie, car tu n’as plus de mère et j’aiveillé sur toi… Mais la vie me quitte enfin et il te faut unprotecteur.

Nielle ne répondit point ; elle saisit lamain de son père, qu’elle pressa sur sa bouche en pleurant.

– Il faut te marier, ma fille, reprit levieillard.

– Je veux rester avec vous, mon père,avec vous toujours !

Le vieillard secoua sa tête chenue.

– Toujours ! répéta-t-il en sourianttristement : – c’est bien long à ton âge, ma fille ; aumien, c’est un mois, une semaine, une journée peut-être…

– Non ! oh ! non ! murmuraNielle, dont les sanglots étouffaient la voix.

Rostan lui mit au front un baiser etpoursuivit :

– Il te faut un époux dont le bras fortremplace mon bras, qu’ont affaibli les années… Réponds, mafille : n’as-tu point choisi déjà, dans ton cœur, l’homme donttu voudrais être la compagne ?

– Jamais je n’y ai songé, mon père.

– N’as-tu point remarqué que Jouvente dela Tour est beau et bien fait ?

– On dit qu’il a le cœur noble et bon,mon père.

– On le dit, ma fille… Ne voudrais-tupoint être la femme de Jouvente de la Tour ?

Nielle rougit, puis elle essaya desourire ; elle voulu éluder cette explication, dont le débutavait été si douloureux, mais Rostan du Bosc répéta sa questiond’une voix grave et ferme ; Nielle mit sa blonde cheveluredans le sein du vieillard et répondit enfin :

– S’il vous plaît que je devienne lafemme de Jouvente de la Tour, cela me plaît aussi, mon père.

Une heure après, le vieux Rostan sonnait lacloche de Jouvente. Celui-ci était en rivière et ne se doutaitpoint de l’heureuse aubaine qui l’attendait au retour. Il avait étéappelé sur l’autre rive par un pauvre voyageur portant besace etpèlerine, comme les gens qui reviennent de terre sainte.

– Combien paye-t-on pour lepassage ? demanda ce pauvre étranger.

– Mon compagnon, répondit Jouvente, onpaye un denier rennais, – à moins qu’on ne préfère gagner le guéqui est à six lieues d’ici, au-dessus de la ville de Dinan.

L’étranger retourna tristement sespoches ; elles étaient vides.

– Mes pieds saignent et je suis bien las,murmura-t-il ; mais il me faudra remonter jusqu’à la ville deDinan, afin de trouver le gué.

– Ne faites point cela, mon compagnon,dit Jouvente touché de compassion ; entrez dans mon bateau, jevous passerai pour l’amour de Dieu.

L’étranger n’eut garde de faire la sourdeoreille. Il sauta dans le bac assez lestement malgré sa fatigue, ets’assit à l’arrière auprès du gouvernail. C’était un homme arrivé àcette période de la jeunesse qui précède immédiatement l’âge mûr.Il était beau ; sa riche chevelure noire tombait abondammentsur son front sans rides ; il y avait du feu dans sa prunelle,et ses façons étaient celles d’un noble homme. Jouvente ramait, ledos tourné à l’avant de la barque, de sorte que l’étranger et luise trouvèrent face à face. Tous deux se regardèrent, et tous deuxeurent la même pensée.

– Dans un combat corps à corps, sedirent-ils chacun à part soi, mon voisin ferait rudement sapartie.

Mais c’était là une pensée vague et inspiréeseulement par les mœurs batailleuses de l’époque. Loin d’avoirmotif de querelle, Jouvente et l’étranger se devaient assistance etbon vouloir mutuel à cause du service rendu. En arrivant au bord,ils se serrèrent la main.

– Mon compagnon, dit l’étranger, je prieDieu qu’il me permette de vous payer ma dette quelque jour. En cemoment, je ne suis qu’un pauvre voyageur, sans ressource et sansasile ; mais mon père est un riche seigneur et sa mort me ferapuissant.

– Le peu que j’ai fait pour vous,répondit Jouvente, je l’ai fait de bon cœur, et, s’il y avait placepour deux sous mon toit, je vous offrirais l’hospitalité… Vousplaît-il partager ma bourse ?

Jouvente versa dans le creux de sa main lecontenu de son escarcelle et en fit deux parts égales.

– Merci-Dieu ! s’écria l’étranger,vous êtes un généreux cœur, mon homme, et je veux mériter l’enfersi cette aumône ne vous porte pas bonheur… Enseignez-moi, je vousprie, la demeure de quelque noble du voisinage, afin que j’aie lanourriture et le repos.

Jouvente se retourna pour indiquer du doigt lemanoir de Rostan du Bosc ; ce mouvement lui fit apercevoir levieillard lui-même, qui se dirigeait vers la grève aussi rapidementque le lui permettaient ses jambes alourdies par l’âge.

– Voici l’hôte de tous les nécessiteux,dit Jouvente. Nul n’a jamais frappé en vain à la porte de Rostan duBosc. Adressez-vous à lui.

Mais Rostan du Bosc avait autre chose en têtepour le moment ; il attendait Jouvente depuis une heure etprétendait lui parler sur-le-champ. Lorsque l’étranger s’avançavers lui, découvert et dans une humble posture, il l’écarta d’ungeste. Celui-ci n’avait point menti : son père, Éloi deCoëtquen, sire de Combourg, était un opulent seigneur ; maisRobert de Coëtquen (c’était le nom de l’étranger) avait encouru lacolère paternelle et se voyait réduit depuis longtemps à errer demanoir en manoir, réclamant partout un gîte et place à table, choseque l’hospitalité bretonne ne sait point refuser. Le malheur abatla fierté ! Robert de Coëtquen, tout fils de baron qu’ilétait, obéit au geste du vieillard et se retira en silence àquelques pas.

– Mon fils, dit Rostan du Bosc àJouvente, je te connais pour honnête, vaillant et craignantDieu ; si tu veux, tu seras l’époux de ma fille.

Jouvente devint pâle et ne répondit point. Lajoie frappe aussi rudement parfois que la douleur. Jouventeétouffait ; ses jambes fléchissaient sous le poids de soncorps.

– Refuserais-tu ? demanda tristementle vieillard, qui se méprenait à ce silence.

Deux larmes jaillirent des yeux de Jouvente etsillonnèrent lentement sa joue pâlie. Ne pouvant parler, il prit lamain du vieux Rostan, qu’il pressa contre sa poitrine. Celui-cicomprit et fut heureux.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! ditenfin Jouvente, j’ai bien prié, mais je n’espérais pas tant dejoie. Merci, mon père ! Je l’aime ; elle est la pensée demes jours et le rêve de mes nuits…

Et Jouvente couvrait de baisers les mains duvieux Rostan, lequel souriait au ressouvenir de ses jeunes annéeset répétait doucement :

– Tant mieux ! mon fils, tantmieux ! Nielle sera une heureuse femme et n’aura plus besoinde moi.

Ce soir-là, Jouvente regardait gaiement lalumière de Nielle briller à travers les branches des châtaigniers.Il lui envoya de loin des millions de baisers, et, quand elles’éteignit, Jouvente se prit à sourire en murmurant ; « Àbientôt ! »

Quant à Robert de Coëtquen, le pauvreétranger, il passa la nuit au manoir de Rostan du Bosc. On doitcroire que l’hospitalité du vieillard lui plut outre mesure, car ilresta le lendemain et la nuit du lendemain ; le jour suivant,il resta encore ; puis des semaines se passèrent, et ilrestait toujours. À l’aide de la bourse de Jouvente, il avaitacheté, en la ville de Saint-Malo, des habits de noble homme, et lemanuscrit latin dit que, sous ce nouveau costume, on eûtdifficilement trouvé plus fière mine que la sienne, depuisl’embouchure de la Rance jusqu’à sa source. Il avait vu du pays etsavait le monde, ce qui rendait sa conversation pleine d’attraits.Rostan l’écoutait durant de longues heures sans fatigue et sansennui ; Nielle surtout dévorait avidement les récits degalanterie ou de guerre que savait si bien faire l’étranger. Labouche demi-ouverte, l’œil fixé sur le beau visage de Robert, elledonnait son âme entière à ses émouvantes paroles. Sa naïveintelligence s’exaltait aux poétiques tableaux du conteur ;son cœur se passionnait pour ces héros d’amour qui, dans toutehonnête légende, enlèvent de douces recluses, injustementenchaînées et fiancées à de détestables tyrans.

– Que ne puis-je ainsi vous donner mavie, Nielle ? disait Jouvente à la fin de ces récits.

Mais Nielle ne trouvait point à Jouvente unair suffisamment chevaleresque ; elle l’aimait d’une amitié desœur et le considérait comme son futur époux. Là se bornait sonobéissance aux volontés de son père. Cette fine fleur de tendressequi est au fond du cœur de toute jeune fille, ce n’était pointJouvente qui devait la cueillir.

Il était bien heureux pourtant. L’année quisépare les fiançailles du mariage suivait son cours ; encorequelques mois, et Nielle serait sa femme !

Avant cette époque, il arriva deux événementsau manoir. D’abord, le vieux Rostan du Bosc rendit son âme à Dieu,qui lui gardait place en son paradis ; ensuite, Robert deCoëtquen hérita du château de Combourg et autres fiefs du seigneurson père, ce pour quoi Robert partit en toute hâte ; mais,avant de partir, il dit à l’oreille de Nielle, qui rougit sous sonvoile de deuil :

– Je reviendrai.

Nielle aimait bien son vieux père ; ellefut inconsolable. Tant que durait le jour, elle pleurait. Lemanuscrit, en une phrase obscure et de mauvaise latinité, laissepercer l’opinion que le souvenir de Robert était pour quelque chosedans cette douleur amère et obstinée. Nous ne donnerons point notreavis là-dessus. Toujours est-il que Jouvente perdit son temps àvouloir sécher les larmes de sa fiancée ; le pauvre garçon sedésolait, car le jour du mariage approchait, et c’est une lugubrefête qu’un mariage où l’épousée pleure.

La veille des noces, Jouvente se rendit commed’habitude au manoir, où l’attendait cette fois une agréablesurprise. Nielle ne pleurait plus ; elle avait même disposéavec une sorte de coquetterie sa sombre toilette. C’était unchangement aussi rapide que complet.

– Aurais-je amené le bonheur dans monbac ? demanda joyeusement Jouvente. Hier, j’ai conduit surcette rive un cavalier qui ne m’a point voulu montrer sonvisage.

Nielle détourna vivement la tête ; maisJouvente poussa un franc éclat de rire.

– Il m’a donné un écu d’or pour sonpassage, continua-t-il, j’en aurais donné vingt, moi qui suis unpauvre homme, pour retrouver ton doux sourire, Nielle, ton sourireque tu me cachais depuis si longtemps.

Il baisa le front de sa fiancée et regagna satour, impatient de voir le soleil du lendemain.

Le soir de ce jour, il faisait grande tempêteen rivière de Rance. Vers dix heures avant minuit, la cloche de latour résonna bruyamment Jouvente mit sa tête à une fenêtre.

– Je suis un chrétien et ne veux pointtenter Dieu, dit-il ; passez votre chemin, mon bac ne prendrapas l’eau par cette terrible nuit.

– Descends, mon homme, répondit une voixbrève et impérieuse.

– Je connais cette voix ! pensaJouvente ; c’est celle de mon voyageur à l’écu d’or… Attendezà demain, ajouta-t-il tout haut.

– Demain, il sera trop tard. Descends, tedis-je… As-tu donc peur ?

Jouvente descendit. Le voyageur était en effetl’inconnu qu’il avait passé la veille. Une femme, qui cachait sonvisage derrière un long voile, s’appuyait à son bras ettremblait.

– Embarque ! dit l’inconnu.

– J’embarquerai parce que tu m’as défié,répondit Jouvente ; mais je veux voir ta figure.

– Tu la verras sur l’autre bord.

L’inconnu et la femme voilée entrèrent dans lebac, que Jouvente poussa au large d’un vigoureux coup de pied.

La tempête faisait rage ; la Rance,grossie par le flux, avait de grandes vagues comme l’Océan. À peinelancé, le bac fut pris par le ressac et tressauta si violemment,que Jouvente même crut qu’il allait se briser ; mais le bacétait bon et Jouvente savait son métier. On franchit sans accidentla ligne d’écume qui bordait la grève ; c’était un périlévité ; il en restait mille. La nuit était si sombre, que nulindice ne pouvait guider la marche du bac ; parfois seulementun éclair, déchirant le ciel au-dessus des montagnes deSaint-Souliac, éclairait subitement les deux rampes qui encaissentle fleuve comme deux berges gigantesques, allumait au loin la crêteblanchie des lames et allait s’éteindre, du côté de Saint-Malo,dans l’opaque nuit du large. Quand les éclairs manquaient àJouvente, il tournait ses yeux vers le manoir de Rostan du Bosc,espérant s’orienter à l’aide de la lumière de Nielle ; mais,ce soir-là, Nielle n’avait sans doute point allumé sa lampe,Jouvente ne voyait rien.

Il ne perdait pas courage pourtant et ramaitavec énergie ; le bac était à moitié route, et lescontre-courants du petit archipel commençaient à tourmenter sacoque fatiguée. Jouvente pensait à Nielle et au bonheur dulendemain ; cette pensée lui fit jeter les yeux sur la femmevoilée dont chaque éclair lui montrait la taille gracieuse.L’inconnu et cette jeune femme étaient deux amants sansdoute : Jouvente était content de servir deux amants.

Tout à coup le vent déferla furieusement surle bateau, qui venait de dépasser le groupe des îles ; lemanteau de l’inconnu fut arraché de ses épaules, le voile de lajeune femme eut le sort du manteau. En même temps que le ciels’embrasa, Jouvente vit les traits de ses deux passagers : lesavirons s’échappèrent de ses mains et il demeura commefoudroyé.

La femme voilée était Nielle, l’homme étaitRobert de Coëtquen-Combourg.

Le bac s’en allait à la dérive ; Jouventese leva, chancelant et la tête égarée ; il mit sa main surl’épaule de Robert.

– Autrefois je t’ai fait l’aumône,dit-il, et maintenant tu me voles mon bien le plus cher… Est-ceainsi que tu payes ta dette, monseigneur ?

Un sourire railleur vint à la lèvre deRobert.

– Ma dette ! répéta-t-il ; jete l’ai payée hier au soir.

Jouvente lâcha l’épaule de Robert et fouillason escarcelle, où il prit l’écu d’or qu’il avait reçu laveille ; puis, faisant un pas en arrière, il lança l’écu, quifrappa Coëtquen en plein visage. Celui-ci tira son poignard.Jouvente était en garde déjà.

Ce fut un étrange combat ; le bac, quin’était plus dirigé, présentait son travers à la lame et menaçaitnaufrage à chaque coup de vent ; le roulis était si violent,que les deux adversaires avaient peine à se soutenir ; ilschancelaient, ils tombaient, mais ils frappaient. L’obscuritérestait profonde, la foudre seule éclairait la lutte, qui sepoursuivait silencieuse, acharnée, au milieu du redoutable choc deséléments soulevés.

Nielle, accablée d’épouvante et peut-être deremords, s’était évanouie et gisait au fond du bac.

– Renonce à elle ! cria Jouvente,qui venait de terrasser son adversaire.

Robert sourit sous le poignard levé.

– Tu peux me tuer, mais elle m’aime.

Cette idée n’était point venue encore àJouvente. Il croyait combattre le ravisseur de Nielle, et non passon amant. Il fut frappé au cœur.

– Elle t’aime ! répéta-t-ilmachinalement ; mais alors… elle ne m’aime pas, moi.

Robert sourit plus fort.

À ce moment le bac toucha contre un écueil.Les débris de sa coque se dispersèrent, il ne resta sur l’eau quele mât pourvu de sa longue vergue. Robert songea d’abord à lui-mêmeet saisit le mât. Jouvente ne pensa qu’à Nielle. Il la soutint surl’eau et parvint à s’accrocher à la vergue, qui fléchit sous sonpoids.

Au choc, Nielle avait repris ses sens.

La situation de nos trois naufragés étaitdésespérée, le mât ne pouvait les supporter tous trois. Jouventesoutenait d’une main Nielle, que la terreur affolait ; del’autre, il cherchait son poignard à sa ceinture. Robert avaitlaissé échapper le sien.

Jouvente trouva son poignard. Chaque vaguesubmergeait le mât ; il fallait en finir. Jouvente leva sonarme et se dressa pour frapper.

Robert n’essaya point de se défendre, mais ildit avec une résignation pleine de triomphe :

– C’est moi qu’elle aime !

Jouvente retint son bras et se sentit hésiter.L’angoisse du doute déchirait son cœur. Son regard désolé errait deNielle à Robert. Enfin, il se pencha vers cette dernière.

– Est-ce vrai ? demanda-t-il d’unevoix tremblante.

Nielle, à son tour, hésita.

– Il a menti, n’est-ce pas ? s’écriaJouvente, dont un espoir passionné réchauffa l’âme. Dis-moi qu’il amenti, Nielle.

Il brandissait de nouveau son poignard.

– Je l’aime, prononça faiblement la jeunefille.

Jouvente jeta son poignard loin de lui. Ilétait pâle comme la mort, et ses yeux sans larmes regardaient leciel.

– Il n’y a place ici que pour deux,murmura-t-il ; monseigneur, faites-la bien heureuse !

Ce disant, il lâcha prise et disparut sous unevague. Le mât à demi submergé se releva.

– Jouvente ! Jouvente ! criaNielle en pleurant.

Le vent apporta un adieu lointain déjà. Puison n’entendit plus rien que l’assourdissant fracas de latempête.

Le flux et le courant poussèrent le mat dansle havre de Solidor, sur les bords duquel s’élèvent maintenant lesblanches maisons de la ville de Saint-Servan. Nielle et Robertfurent sauvés.

Nielle devint dame de Coëtquen et de Combourget d’autres lieux encore, mais elle ne fut point heureuse. Au boutde quelques années de mariage, elle quitta le monde pour serenfermer dans une pieuse retraite qu’elle fit bâtir de ses propresdeniers à la place du manoir de Rostan du Bosc. Elle donna à cettefondation le nom du pauvre Jouvente de la Tour, dont le souvenirvenait bien souvent visiter sa solitude. Ce nom de Jouvente restaau monastère quand on en fit un prieuré, et le passage l’a conservéjusqu’à nos jours.

À ce propos, le manuscrit latin fait uneréflexion assez raisonnable dans sa naïve banalité. Il dit que letardif repentir de Nielle ne valait pas, en bon compte, la dixièmepartie d’un denier rennais, bien qu’il faille douze de ces denierspour faire un sou. Le digne curé de Langourla ajoute d’ordinaire àcette observation quelques paroles de blâme à l’adresse des femmessensibles.

Le bedeau de la paroisse, qui sait aussi unpeu de latin, réserve toute sa mauvaise humeur pour Jouvente, etprétend que ce fluvialis nauta (il traduit naturellementcette expression par marin d’eau douce) fit preuve en toutceci d’une bonhomie approchant de la sottise. Il déclare que lui,bedeau, eût noyé Robert et peut-être Nielle par-dessus lemarché.

Il y a du bon, suivant nous, dans l’opinion dece bedeau.

FIN

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