Quatre femmes et un homme

M. DE GUISE ET ANNE DE NAPLES

Le vice-roi de Naples, pour les Espagnols,était alors don Juan d’Autriche, fils naturel de Philippe IVet de la belle Maria Calderon ; mais il résidaithabituellement en Castille, dont il était grand prieur.

Son lieutenant, qui portait aussi à Naples letitre de vice-roi, était don Alvare de Moncade y Avalos, marquis dePescaire.

Le marquis, charmant cavalier, froid demanières, mais cachant, sous sa taciturnité calculée, l’esprit leplus fin et le plus hardi, était aussi excellent homme de guerreque galant, aimable et heureux.

Il était marié depuis quelques mois seulement.Pourtant, au dire des méchantes langues napolitaines, il tenaitenfermée dans sa villa de Portici une dame d’une beautémerveilleuse, qu’il cachait à tous les regards avec la jalouserigueur d’un Espagnol de bonne race.

Sa femme était belle aussi ; et beaucouptrouvaient que l’époux d’Anne de Mantoue était inexcusable deporter son amour ailleurs. Elle ignorait ou voyait avec unesingulière indifférence la conduite de son mari ; digne etfière, elle affectait, sinon le bonheur, du moins latranquillité.

Celles de ses femmes qui l’avaient servie enFlandre, au temps du séjour de M. de Guise, auraientseules pu dire le mal mystérieux qui consumait l’ardenteItalienne.

Sur ces entrefaites, on vit arriver à Naples,avec une suite nombreuse de gentilshommes français et italiens,MM. de Guise et de Modène.

Le noble voyageur (car il ne prenait que cettequalité, bien entendu) tint fort grand état dans la ville ;et, Moncade l’accueillant avec la chevaleresque courtoisie del’époque, ce ne furent plus bientôt que bals, fêtes et brillantescavalcades.

Le vice-roi n’eut, dès l’abord, aucun soupçondes desseins de son hôte.

Loin de là : sachant les amours passéesd’Anne de Mantoue et de Henri de Lorraine, et se fondant sur lecaractère bien connu de ce dernier, il regarda son voyage à Naplescomme une excursion galante : le duc était venu tout exprèspour baiser la main de sa belle amie.

Aussi crut-il menacée la sûreté de la ville,bien moins que la vertu de sa femme.

Mais il avait en celle-ci grande confiance, ettoute sa jalousie s’épuisait à surveiller l’inconnue de la villa dePortici ; car il laissa se voir et se parler à l’aise les deuxanciens amants, semblant ainsi s’endormir dans une sécuritédiamétralement opposée au caractère de sa nation.

Eût-il connu les intentions deM. de Guise, il n’aurait pu employer une plus finepolitique.

Chez ce dernier, en effet, la vue seule de lamarquise de Pescaire avait suffi pour rallumer un feu maléteint.

Bientôt il ne rêva plus que bals et galantessérénades, si bien que, malgré la présence deM. de Modène, le don Juan lorrain, rendu à ses frivoleshabitudes, avait à peu près oublié, au bout de quinze jours, le butsérieux de sa présence à Naples.

Après un mois de séjour, des sommesconsidérables apportées de Paris, il ne restait presque plusrien.

Partie, entre les mains de Modène, étaitpassée à fomenter la haine naturelle des Napolitains contrel’Espagne ; partie avait filé entre les doigts de ce bizarreconspirateur, M. de Guise, et gonflaient maintenant lespoches des musiciens de ses orchestres nocturnes ou desfournisseurs qui, sur son ordre, prodiguaient à ses gentilshommesmontures de prince et somptueux habits, à cette fin, disait-il,« de faire plus honnête figure, et d’humilier vertement cesmendiants d’Espagnols, aux yeux de ses fidèles sujets deNaples. »

À cette époque, il n’aurait point falludemander à M. de Guise des nouvelles de l’expédition, caril eût répondu, avec un tendre soupir, qu’il espérait grandementque sa belle maîtresse avait récompensé d’un bracelet la dernièresérénade chantée sous ses balcons ; et que son dernier billetdoux, enserré dans un œuf d’or, lequel œuf était posé lui-même surun nid de filigrane, tout parsemé d’émeraudes, pour imiter lamousseline verdoyante des nids des passereaux, avait été reçu d’unemain tremblante, au dire d’un messager fidèle autant quediscret ; ce qui était un triste présage pour M. levice-roi.

Quant à la révolte de Naples et à l’expulsiondes Espagnols, pas un mot.

Oh ! c’est que le beau duc avaitmaintenant des choses plus sérieuses en tête.

Sa manie de royauté ne l’empêchait plus dedormir ; mais, s’il s’était lui-même refroidi à ce point, ceuxque son enthousiasme premier avait jetés dans l’entreprisen’étaient pas d’humeur à l’abandonner.

M. de Modène, entre autres,s’évertuait à susciter des ennemis aux Espagnols, et réussissaitbien, il faut le dire.

Si M. de Guise avait voulu, non pasen faire autant mais seulement rester neutre et modérer sesdépenses, il se serait éveillé roi de Naples, quelque beaumatin.

Lorsque les finances commencèrent à manquerpour la première fois, les Français avait déjà dans la ville unparti formidable.

Il y avait quelque temps déjà qu’on attendaitdes nouvelles (de l’argent) de l’hôtel de Chevreuse.

Un jour que Modène et le duc de Guise étaientréunis dans le cabinet de ce dernier, le conspirateur sérieuxvoulut entamer le chapitre des représentations.

– Sire (la maison deM. de Guise le nommait ainsi par anticipation), vousperdez la partie par votre fâcheuse imprévoyance. Si nous avions, àcette heure, l’or dépensé en galanteries folles…

– Trouvez-vous pas, interrompit le ducavec un fade et distrait sourire, que madame Anne est plus bellecent fois que jadis ? Modène, parlez-moi franchement, je vousprie.

– Ainsi ferai-je, pardieu ! s’écriacelui-ci, cadet de Provence, hardi d’actions et davantage encore deparoles. Sire, je voudrais de grand cœur que madame Anne fût à cinqcent mille lieues par delà les antipodes !

– Oh ! Modène ! soupira le ducépouvanté du chemin qu’il lui eût fallu faire pour la rejoindre àcette hyperbolique distance.

– Je le voudrais, sire, reprit leProvençal en s’échauffant, je le voudrais au prix d’un an depurgatoire ! C’est affaire à vous, de perdre un royaume pourun cotillon. Vive Dieu ! la postérité ne voudra pas le croire…et votre grand aïeul en gémit là-haut, j’en suis sûr.

Le duc ferma les yeux à demi.

– Anne, ma beauté, murmura-t-illanguissamment, le malheureux n’a pas vu tes grands yeux luisourire… – Modène, ajouta-t-il tout haut, je crois que vous passezles bornes, vous êtes un fidèle ami ; mais…

– Et c’est pour cela, sire, voulutinterrompre Modène.

Mais il s’arrêta.

Le duc, redressant tout à coup sa richetaille, avait mis le point sur la hanche, et le regardaitsévèrement.

– Modène, dit-il enfin, je vous tiensquitte de vos remontrances. Henri de Lorraine, a, Dieu merci, latête assez forte pour mener de front deux entreprises.

M. de Guise avait repris, en parlantainsi, toute la hautaine dignité de son rôle présent.

Le reproche de Modène avait porté.

Soit disposition actuelle, soit revirementsubit des pensées de son versatile cerveau, il rentrait franchementet à toutes voiles dans le courant des rêves ambitieux quil’avaient porté naguère jusqu’au réduit de toilette de sonvénérable oncle.

Anne était, pour une heure, pour un jourpeut-être, brusquement renvoyée au second plan.

– Et… où en sommes-nous, monsieur ?reprit-il après un moment de silence, énonçant ainsi seulement laconclusion d’une sorte d’examen de conscience qu’il venait de faireen quelques secondes.

– Sire, dit Modène enchanté et luiprenant la main pour la porter à ses lèvres, je remercie Dieu qui abéni mon audacieux dévouement… Nous sommes au but, puisque vousvoilà des nôtres. Il faut, si j’ose vous donner un conseil, vousmontrer sur l’heure au peuple, qui vous aime.

– Eh ! Modène, je ne fais que celatous les jours.

– C’est vrai, sire, dit le Provençal avecun reste d’amertume : tous les jours, le peuple peut voirM. de Guise aux pieds de la vice-reine de Naples.

– Assez, monsieur ! vous prenez goûtaux remontrances… mais je vous comprends.

» Les temps sont mûrs, n’est-cepas ? Nous allons mener la guerre maintenant, le front haut etle visage découvert.

– Soit.

– Je vaux mieux pour ceci que pour lessourdes menées, Modène. Montons à cheval, et vous verrez que lamain qui a tracé tant de galantes et merveilleuses épîtres, saitaussi tenir comme il faut l’épée à l’occasion.

M. de Guise avait prononcé ces motsrapidement et tout d’un trait.

Modène, qui avait vainement essayé del’interrompre, saisit enfin la parole, et dit avectristesse :

– Hélas ! sire, Dieu me garde d’endouter ! mais, si les temps sont mûrs, nos coffres sont vides,et M. de Chevreuse fait furieusement attendre ses envois.Si nous avions maintenant l’or prodigué…

– Encore !… Pour Dieu !laissons là nos prodigalités, qui, à tout prendre, sont moinsfolles qu’il ne vous plaît de le dire. Le peuple aime les roismagnifiques, Modène, et… Que reste-t-il dans nos coffres ?

– Cinq ou six mille ducats, tout auplus.

– En français, je vous prie.

– Quelques mille louis, sire, si mieuxvous aimez.

– Tudieu ! dit le duc à part lui,nous avons mené grand train le nerf de la guerre, en effet… Voyons,Modène, ajouta-t-il tout haut, monsieur mon oncle ne peut tarder ànous faire tenir de nouveaux fonds ; il faut employerutilement ceux-ci ; qu’en dites-vous ?

– Sire, ordonnez.

– Largesse au peuple, hein ? Je veuxme montrer à lui suivant votre bon conseil, et l’arroser d’unepluie d’or pour ma bienvenue.

M. de Modène hésitait.

Certes, l’idée était grande etpolitique ; mais les coffres allaient se vider tout àfait.

Une réflexion vint qui le décida.

– Si les six mille ducats restent aupalais jusqu’à ce soir, se dit-il, demain ils auront suivi lesmillions apportés de France. Mieux vaut encore soudoyer des meneurspour notre cause que des histrions pour le plus grand plaisir demadame de Pescaire… Soit fait suivant votre volonté, sire,ajouta-t-il à voix haute.

Mais ces quelques secondes d’hésitationavaient suffi au mauvais génie de M. de Guise.

Les six mille ducats allaient rejoindre, eneffet, les millions apportés de France.

Au moment où Modène s’avançait vers la porte,un page à la livrée de Gonzague fut introduit.

– À monseigneur Henri de Lorraine, duc deGuise, dit-il en mettant un genou en terre et en présentant unbillet délicatement plié.

M. de Guise porta le précieuxmessage à ses lèvres avant de rompre les fils de soie queréunissait le cachet armorié.

Puis, retenant d’un gesteM. de Modène, il lut avidement.

À mesure qu’il parcourait les lignes d’uneécriture fine et mignonne, un contentement ineffable se peignaitsur sa physionomie.

La missive achevée, il se leva radieux, et ditau page en contenant à peine son transport :

– Ma noble dame recevra de ma bouche laréponse, beau page.

En même temps, il détacha d’un geste plein degrandeur la lourde chaîne d’or qui descendait jusqu’aux dernierscrevés de son pourpoint, et la passa au cou de l’enfant, rouge dehonte et de plaisir.

Modène était consterné.

D’un coup d’œil, il avait mesuré la portée dece funeste incident.

– Ferai-je assembler le peuple,sire ? dit-il tandis que le page, saluant jusqu’à terre,sortait à reculons.

– Point, Modène, point ! répondit leduc distraitement. Réflexion faite, ce serait prodigalité folled’employer ainsi nos dernières finances à si pauvre objet.

Le Provençal secoua la tête en silence etgagna la porte avec lenteur, navré de ce cruel hasard, quidétruisait en un instant l’effet de son dévouement.

Du seuil, il put entendre son maître quidisait, rêvant tout haut :

– Ce pauvreM. de Pescaire ! sa femme et sa vice-royauté du mêmecoup… Le tour est piquant, sur ma parole !

Le soir, les derniers ducats furentglorieusement employés à donner une magnifique sérénade, durantlaquelle le duc, s’avançant jusque sous les balcons de sa dame, fitau bienheureux message qui fixait un premier rendez-vous la réponsela plus délicate et la plus galante qui se puisse imaginer.

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