Quatre femmes et un homme

LE MARIN ET LA NOVICE Le Parisien, 19 –20 octobre 1841 (sous le pseudonyme Daniel Sol).

MARTHE ET ANTOINE

C’était la nuit, sur l’océan Atlantique, àquelque soixante lieues S.-E. des Açores.

La mer dormait. Pas une ride à sa surfacepolie. On eût dit un gigantesque miroir de jais reflétant à pertede vue la pâle lumière des étoiles. Le brick la Torpille,immobile, dressant vers le ciel son symétrique édifice de bois etde chanvre, semblait ainsi éclairé par une lumière douteuse, un deces modèles d’architecture navale livrés sous verre à la curiositédu dimanche des honnêtes badauds.

Son équipage, en apparence du moins, dormaitcomme lui, comme le vent, comme la mer. Le pas de l’officier dequart, arpentant avec lenteur le plancher du gaillard d’arrière,rompait seul ce silence absolu. Encore s’arrêtait-il quelquefois,prêtant craintivement l’oreille. Puis il recommençait sa promenade,frissonnant et tâchant de se reprendre à quelque souvenir dejeunesse, à quelque rêve d’avenir.

Il ne pouvait. Son énergie native s’affaissaitsous cette angoisse indéfinissable, avant-goût de la destruction,qui saisit l’homme dans l’absence complète de mouvements extérieurset de bruits.

L’air était tiède et lourd, le firmamentlimpide. Parfois pourtant, une brume fugitive élevait entre lesvergues ses diaphanes et capricieuses vapeurs. L’officier, naïfBreton qui avait gardé superstitions et croyances sous la calleuseenveloppe du marin, se signait pieusement alors. Il croyait voirgrimper ou s’affaler le long des cordages les âmes en souffrance deses parents trépassés.

Le pauvre diable eût changé volontiers cesquelques heures d’inquiétude vague et de méditation forcée contredeux nuits entières de belle et bonne tempête. Et pourtant iln’était pas au bout ; le sablier, indifférent à tout, même àla mauvaise humeur d’un lieutenant de brick du commerce, mesuraitle temps grain à grain. Plus s’impatientait ce dernier, plus laprimitive horloge montrait de patiente et minutieuseexactitude.

Parfois, l’envie prenait à l’officier delancer toute la bordée de quart dans les agrès. Et, en effet,n’était-il pas honteux de voir ces fainéants de matelots fairecorps avec le pied des mâts ou s’adosser, immobiles, contre lebastingage ?

Mais à quoi bon les déranger ? Les voilesétaient dûment serrées sur leurs vergues, comme, dans l’armoire,attendant son tour, le linge d’une ménagère soigneuse. Lescordages, bien abraqués, donnaient au brick ce vernis de fashionnautique, privilège exclusif d’ordinaire des bâtiments de l’État.Dieu sait qu’on avait eu le temps de reste, depuis quinze grandsjours de calme.

Que faire donc ? Imiter la mer, et lenavire, et les matelots, se taire.

Le Breton voulait bien ; mais la fièvrele gagnait. Ce silence de mort se transformait dans sa cervellesurexcitée en bruyant et fantastique tintamarre. Cette immobilitéprenait vie ; c’était un mouvement désordonné, furibond ;un glas tintait à son oreille, dominé par des chants de fête. Samère l’appelait ; mais un branle joyeux l’enlaçait de sesétourdissantes spirales ; sa mère, sa bonne mère !disait : « Viens ; je meurs. » Lui, se mêlaithaletant à cette joie folle ; il dansait.

Sa mère mourait ; il dansaittoujours.

Enfin, vaincu par cette prostration qui suitla fièvre, il se laissa tomber sur le banc de quart, incapable devoir, de parler et d’entendre.

Ce fut, en vérité, grand dommage ; sanscet accident, il eût pu voir quelque chose de bien réellementvivant s’agiter, parler à voix basse, et enfin s’asseoir à quelquespieds de lui.

Ce quelque chose était un homme et unefemme : Antoine Malo, le second du brick, et une toute jeunefille de la plus exquise beauté. Celle-ci se nommait Marthe.

– Antoine, disait-elle, ce doit être mal,ce que je fais là, mais… vous l’avez voulu.

Antoine s’efforçait d’élever jusqu’à sa lèvreune main qu’on retirait obstinément.

– Voyons, monsieur, reprit la jeunefille, vous aviez un grand secret à me révéler, ce me semble.J’écoute.

– Marthe, murmura le second, nel’avez-vous pas deviné ?

La jeune fille se tut, Antoine s’anima.

– Ô Marthe ! dit-il, depuislongtemps vous savez que je vous aime ; ne niez pas, vous lesavez.

– Puisque je savais votre secret,Antoine, dit la jeune fille avec une raillerie enfantine, pourquoime faire venir ici, à cette heure ?

– C’est que je voulais savoir… Oh !ne regardez pas ainsi autour de vous avec inquiétude, Marthe. J’aicompté sur ce calme quand je vous ai donné rendez-vous.Voyez ! le lieutenant dort sur son banc de quart, le timonierà sa barre, les matelots je ne sais où… perchés sur les verguescomme des oiseaux du large… N’ayez donc point de crainte, etdites-moi…

Antoine s’arrêta, embarrassé. Marthe perditson sourire et baissa les yeux en rougissant.

– Vous ne voulez pas, Marthe ?reprit le second d’une voix à peine intelligible.

Il se sentait timide outre mesure devant cetteenfant de seize ans, pure, sans défiance ni protection. Il ajoutapourtant encore :

– Vous ne voulez pas me dire si vousm’aimez ?

Marthe leva les yeux. Une larme se balançaitaux longs cils de sa paupière.

– Antoine, dit-elle, Dieu a rappelé à luicelle qui me tenait lieu de mère. J’ai cru en vous ; je vousai dit : « Remplacez-la… » N’est-ce pas preuve queje vous aime, Antoine ? Aurais-je agi autrement avec unfrère ?

– Un frère ! répéta tristement lesecond.

– Vous êtes trop jeune pour me servir depère, dit Marthe avec simplicité.

– Oh ! certes !… mais il est unautre lien…

La jeune fille fit un mouvement pours’éloigner.

– Non ! par pitié, restez !s’écria Antoine ; c’est la dernière fois que je vous parleainsi. Hélas ! j’avais cru… mon désir était si ardent !…Pardonnez-moi d’avoir espéré, Marthe ; je suis biencruellement puni.

Marthe s’était arrêtée et regardait soncompagnon avec une tendresse mêlée de pitié. Nous savons plus d’unhonnête homme, fait comme vous ou moi, pas davantage, qu’un telregard eût rendu satisfait de lui-même de fond en comble ;mais le second de la Torpille n’était pas d’un naturelfacile à encourager sans doute, ou bien plutôt il connaissaitMarthe mieux que nous. Toujours est-il que ce doux regard nedissipa point sa tristesse.

– Avoir trouvé la femme qu’il fallait àmon bonheur, murmura-t-il, et rester seul au monde !

Marthe laissa échapper un soupir.

– Pauvre Antoine ! dit-elle.

– Oui, vous me plaignez !s’écria-t-il avec amertume. Vous faites assez pour me laissercroire que, sans un hasard fatal, vous m’auriez aimé peut-être…Savez-vous que c’est à prendre en haine le Dieu qui vous enlève àmoi, Marthe ?

La jeune fille recula effrayée.

– Oh ! Antoine ! Antoine !dit-elle.

Mais celui-ci ne voulait pas écouter. Sonesprit, à l’affût d’un moyen de fléchir sa compagne, venait de secramponner à une chance extrême. Comme ces remèdes violents quisauvent ou tuent, son moyen devait amener une crise : il lesaisit avec transport :

– Avez-vous donc espéré me voir cédersans murmure ? reprit-il. Si j’avais eu un rival heureux, jel’aurais tué, Marthe. Vous vous donnez à Dieu, je le blasphème.

Et, comme la jeune fille, pâle d’épouvante,cherchait à l’arrêter d’un geste suppliant, sa voix prit un accentmélancolique.

– J’étais chrétien, dit-il. Ma bonne mèrem’avait dit autrefois : « Prie ; » et je priaisau souvenir d’elle… Mais voilà qu’un jour la félicité se trouve surmon passage : une femme que j’aime de mon premier amour… EtDieu vient, qui se met entre moi et le bonheur… Je crois encore,mais je maudis.

– Grâce ! grâce ! ditMarthe.

– Je maudis, répéta Antoine avecviolence ; car cette jeune fille, qui m’eût fait bon avec sonamour, me rejette loin des principes de ma jeunesse. Par elle jesuis malheureux ; pour elle je serai criminel, peut-être…

Marthe s’était mise à genoux.

– Mais, continua Antoine, dont la voixgrave et mordante arrivait comme une menace aux oreilles de sacompagne, mais la jeune fille sera en paix avec saconscience ; elle aura rempli son vœu… Que sa volonté soitfaite ! elle aura damné celui qui l’aimait plus que lavie.

Le silence, que nous avons essayé de décrireau commencement de ce récit, régna de nouveau, troublé seulementpar les sanglots étouffés de Marthe et un bruit vague,inexplicable. Nulle oreille à bord ne s’ouvrit pour le saisir.

– Antoine, dit enfin la jeune fille, queDieu ait pitié de moi !… je vous aime.

Le second, ivre de joie, tomba aux genoux deMarthe.

Ce fut un de ces instants si rares, si courts,où l’âme se recueille pour savourer à loisir son bonheur ;Antoine regardait, idolâtre et fou, cette pure enfant qui venait delui donner son cœur. Sa main pressait à peine la main deMarthe : un religieux respect avait remplacé sa fougue :de bonne foi, il s’étonnait de son audace.

Une heure après, il était encore à genoux. Latête de Marthe s’était penchée, et les longues mèches de ses beauxcheveux blonds venaient frôler la rude et épaisse chevelure dumarin. Il se faisait entre eux comme un suave et silencieux échangede pensées.

Qu’avaient-ils à faire de paroles ?

Le quart touchait à sa fin. La mer s’étaitinsensiblement couverte d’un brouillard épais. Le brick donna unléger coup de tangage.

Deux ou trois têtes se levèrent le long duplat-bord.

– As-tu senti, matelot ?

– Oui, le brick flaire le vent d’unelieue.

– Si ça pouvait tant seulement êtreça !

Et le premier interlocuteur présentaitsuccessivement sa joue à toutes les aires du vent.

– Pas plus qu’à fond de cale !dit-il enfin avec désappointement.

Cependant les oscillations du naviredevenaient plus fréquentes et moins problématiques ; plusieursmatelots s’étaient déjà mis sur leurs jambes.

– Venez, Marthe, dit Antoine à voixbasse.

La jeune fille effrayée de ce réveil soudain,se levait pour suivre son compagnon, lorsque, tout à coup, sortitdu brouillard…

Mais j’aimerais à vous dire maintenant cequ’étaient le brick la Torpille, la jolie Marthe etAntoine Malo, son heureux amant.

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