Quatre femmes et un homme

IV

Corinne était seule ; Corinne avait vutomber le papier. Elles voient tout : ceci soit dit une fois.Un petit rais de soleil, passant par l’entre-bâillement desrideaux, mettait un reflet au satin du papier. C’était sûrement uneidée ; mais Corinne croyait sentir je ne sais quel parfum douxet pénétrant ; elle l’attribuait à ce pli tombé. Oh ! quece n’était point une de ces odeurs violentes et communes qui fontfuir le voisinage des grosses dames endimanchées ! Il y avaitdans cette senteur, perceptible à peine, une délicatesseinfinie ; cela ressemblait aux lointaines effluves que labrise emporte sur la montagne, quand il y a, tout au fond de lavallée, de beaux acacias en fleurs.

Corinne se laissa tomber sur sacauseuse ; ses regards ne pouvaient se détacher du papier,dont la blancheur avait ces glacés bleuâtres, suaves à l’œil et quiproduisent l’effet d’une discrète caresse. Eut-elle la pensée de leprendre ? eut-elle la tentation de l’ouvrir ? Je ne peuxpas vous dire, moi, comme elle était jolie en ce moment. Sa têtepensive s’appuya sur sa main et un pauvre long soupir s’exhala desa poitrine. Croyez-moi, l’échelle des mystères du cœur a desdegrés infinis. L’amour, le véritable amour peut venir au traversdes plus étranges enfantillages. Souriez, si vous voulez, maispoint d’amertume ! Je vous défends le dédain. Chacun de vous asa fantaisie, avouée ou non. Il n’est pas un cœur dont on ne pûtextraire un bizarre et risible caprice. Moi qui n’ai pas la foliedu Gymnase et qui nourris pour le vaudeville en général unetendresse absolument modérée, je dois avoir d’autres faiblesses,plus drôles encore peut-être. L’histoire des lunes du cœur seraitun livre curieux, mais invraisemblable. C’est toujours la parabolede la paille et de la poutre, mais en sens inverse. Si parfaitementféru que l’on soit, on a peine à croire aux mignonnes extravagancesde sa voisine.

Pour le coup, mademoiselle Lerouge rêvait etrêvait tout de bon. Sa rêverie, nous vous l’accordons, affectaitune forme singulière, mais qui n’en comportait pas moins de troubleet pas moins d’émotion. Qu’on nous permette l’analysesuccincte : nous rassemblons ici d’humbles matériaux pour legrand livre des curiosités d’amour. Pendant que ses beaux regardsmouillés nageaient dans le vague et qu’un va-et-vient léger agitaitles contours jolis de son corsage, mademoiselle Lerouge sedisait :

– Je suis presque brune, et mademoiselleIrma serait rouge si elle ne mettait pas beaucoup de poudre blondedans ses cheveux. Paul, au contraire, est très-brun. Il a ducaractère. Nous deux, ce serait l’opposé. Le colonel estblond ; sa moustache paraît un peu plus foncée que sescheveux. Il a le teint un peu trop frais pour un militaire. Maiscela ferait bien cependant, et le blond sied merveilleusement auxofficiers supérieurs de cavalerie. C’est à peu près la mêmedifférence de taille qu’entre Paul et Irma, quoique Paul soit uneidée moins grand que le colonel… et moins joli garçon aussi… etmoins distingué… Comme le colonel jouerait bien les rôles dePaul !

Elle sourit : un ravissant sourire. Quevoulez-vous ! étant donnée la fantaisie où nous sommes, cerêve du Gymnase est juste aussi entraînant que toute autre poésie.Bien entendu, Irma et Paul étaient la jeune première et le jeunepremier à la mode.

Corinne se leva et gagna d’un pas languissantle coussin de velours de son prie-Dieu. Elle s’y agenouilla. Sesdeux mains se baignèrent dans les masses de ses cheveux. Sa prièrefut ardente, et des larmes lui vinrent aux yeux pendant qu’elledemandait au Seigneur aide et bon conseil. Dans l’avant-dernièrepièce en deux actes, Irma avait un rôle où elle priait, pendant quele colonel était sur le terrain. Et Paul revenait avec un bras enécharpe. Corinne eut une grave distraction. Elle vit passer devantses yeux fermés Saint-Arthur avec un bras en écharpe. Il étaitpâle. Il y avait une tache rouge à son linge blanc…

Corinne s’éveilla. Je crois qu’elle avaitparlé haut, comme une belle petite Parisienne, habituée à entendreles monologues d’Irma et ceux de Paul. Elle pesa sur le cordon desonnette et Félicie entra aussitôt ; trop tôt. L’œil etl’oreille de Félicie devaient être bien près du trou de laserrure.

– Ma fille, lui dit sèchement Corinne,vous avez perdu une lettre : tâchez de mieux serrer voscorrespondances à l’avenir.

Le soir, madame Amédée convoquaextraordinairement son docteur Mirabel.

– Mademoiselle Commandeur et Félicie sontunanimes, lui dit-elle, car elle avait des mots superbesdans les grandes occasions ; notre Corinne a le cœurfrappé.

– Tant pis ! répondit ledocteur.

– Vous avez de mauvais renseignements surle colonel ? Je vous fais observer tout d’abord qu’il faut quejeunesse se passe, et que tous ces tapageurs sont d’excellentsmaris à l’user.

– Le colonel m’inquiète peu, belledame ; mais M. Lerouge…

– M. Lerouge verra s’il convient decreuser la tombe de sa fille unique ! prononça solennellementla patronne ; elle en est déjà à s’agenouiller devant sonprie-Dieu pour pleurer. Si elle succombe, je la suivrai ;M. Lerouge pourra épouser ses Monnerot tout seul ! Maisvoyons un peu, docteur, racontez-moi le colonel.

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