Quatre femmes et un homme

À LA MER

Une heure après, la mer s’était calmée. Unnavire, passant sur le lieu du désastre, n’aurait trouvé nulletrace du terrible phénomène. Seulement, une quantité innombrable dedébris hachés menu et comme à plaisir jonchaient une étenduecirculaire d’un quart de lieue.

Un seul mât restait entier, celui dont Antoineavait déterminé la chute. Flottant à fleur d’eau, il n’avait pointdonné prise à la trombe. Sur ce mât, Marthe, Antoine et lecapitaine se cramponnaient, ballottés par les derniersressentiments de la tempête. Des autres matelots de laTorpille, il ne restait rien.

Tous trois étaient accablés de fatigue. Malgréle peu d’agitation de l’eau, le mât roulait sans relâche. Un calmeplat pouvait seul prolonger de quelques instants leurexistence.

Antoine était au milieu du mât, près deMarthe, qu’il soutenait. Salvador se cramponnait des deux mains àun fragment de la barre de perroquet. Tant que le mât roula, lecapitaine n’osa quitter cette position.

Quand vint le calme, il se retourna et jeta unregard vers ses compagnons d’infortune. Antoine serrait Marthecontre son cœur.

La résistance de la jeune fille avait exaltéle désir du forban jusqu’à la passion ; ce fut avec unmouvement de jalousie furieuse qu’il la vit entre les bras d’unhomme, – de son valet.

Il s’avance en rampant le long du mât. Arrivéà portée, il étend le bras pour saisir Marthe par sesvêtements.

– Laissez ! dit Antoine avecmenace.

– Insolent ! s’écria le capitaine enportant la main au poignard resté à sa ceinture.

Antoine sourit amèrement. D’un geste il montrala mer sans bornes.

– Ils sont morts ! dit-il ;nous sommes seuls ! un misérable et un homme de cœur… Arrière,te dis-je.

Salvador mit le poignard à la main ;Antoine fit passer Marthe derrière lui.

Alors il y eut un combat, – si l’on peutappeler combat les efforts désespérés de deux hommes qui, presséspar la mort de toutes parts, se cramponnant d’une main au faibleappui que les flots secouent, se tendent l’autre, non pour seprêter aide, mais pour se plonger mutuellement un poignard dans lecœur.

Salvador était robuste et brave, Antoine nelui cédait en rien ; de plus, il avait Marthe à protéger. Déjàil tenait son adversaire étouffé contre le mât et choisissait laplace pour frapper, lorsqu’un bruit sourd retentit derrièrelui.

Marthe avait disparu.

Alors il lâcha prise, le capitaine se releva,et ils attendirent avec angoisse l’instant où la jeune fillereviendrait à la surface. Elle tardait : Antoine allait seprécipiter. Enfin un lambeau de robe assombrit la transparence desflots.

Tous deux se penchèrent, Marthe futpéniblement soulevée et placée sur le mât, entre eux, puis ils setendirent la main.

Cela valait un serment de rester là pourveiller sur elle jusqu’à la mort. Ils s’étaient compris :Marthe n’était plus qu’un symbole de paix, un être faible, aimé,réclamant un double dévouement.

Cependant un seul espoir leur restait. Ilsétaient pour ainsi dire sur la grande route de France auxAntilles : un navire pouvait passer ; mais il fallait quece fût promptement, car ils étaient sans vivres. Antoine avaitseulement un petit flacon d’eau-de-vie qu’il donnait à Marthegoutte à goutte, quand la pauvre jeune fille s’affaiblissait sousle poids de la fatigue et du besoin.

Une fois, vaincu par la soif, il portamachinalement le flacon jusqu’à ses propres lèvres ; mais ille laissa retomber sans y toucher : c’était la vie deMarthe.

Douze heures se passèrent ainsi, douze heuresd’angoisse indicible, de torture qu’il ne faut point essayer depeindre.

Vers le soir, comme le soleil se couchait,Salvador aperçut une voile.

Le garde-française, moins habitué à la merqu’Antoine, était plus épuisé. Il montra l’horizon d’un gestemorne, et ne put prononcer une parole. Il pressentait que, pourlui, le navire arriverait trop tard. Antoine releva vers le ciel unregard de reconnaissance passionnée.

– Marthe sera sauvée, dit-il.

Et, pour conserver les dernières forces de lajeune fille il l’assit sur le mât, la soutenant complètement de sonbras tendu en dossier ; cet effort le tuait, il lesentait ; mais qu’importait cela ?

La nuit tomba. Le navire était à un demi-milleencore ; mais il avait aperçu le mât : une embarcations’approchait à force de rames.

À cette heure, qui semblait devoir être celledu salut, la scène atteignit son suprême degré d’horreur.

La nuit était devenue si noire, que les troisnaufragés ne se voyaient plus ; ils entendaient l’embarcationpasser tantôt à droite, tantôt à gauche. Les hommes qui lamontaient hélaient incessamment, demandant un cri, un mot qui lesguidât dans leur recherche.

Et les malheureux ne pouvaient produire un sonsaisissable ; ils n’avaient plus de voix.

– Marthe ! râlait Antoine, que Dieute sauve et je te rends à lui !

La pauvre fille n’entendait plus.

En ce moment la chaloupe passa si près d’eux,qu’ils virent l’écume phosphorescente de son sillage. Puis ellevira de bord et reprit la route du navire.

Antoine avait suivi d’un œil fixe lesmouvements de l’embarcation. Quand il la vit s’éloigner, un restede vie parut se ranimer dans ce corps épuisé par un travail quipasse l’imagination. Serrant autant qu’il était en lui la main deSalvador, il poussa Marthe jusqu’au près du garde françaisemourant. Celui-ci, par un dernier effort, retint la jeune fille.Alors Antoine se laissa tomber de tout son poids à la mer.

Marthe ne vit point cela, elle étaitévanouie.

La chute d’Antoine produisit un bruit sourd etprolongé dans le silence profond de cette nuit de calme.

Le jeune marin ne s’était pas dévoué en vain,les hommes de la chaloupe l’entendirent.

Ils firent sur-le-champ force de rames etheurtèrent bientôt la tête du mât. Salvador, à bout d’énergie, maissoutenu encore par l’instinct d’une prodigieuse volonté, garda saposition jusqu’au dernier moment. Les matelots saisirent Marthedans leurs bras.

Au même instant, les muscles de Salvador sedétendirent, sa main abandonna son appui, il tomba et disparutcomme Antoine.

Ce dernier seul put être retrouvé par lesmarins de la chaloupe. Couché au fond de l’embarcation, il repritlentement ses sens ; son regard terne et déjà glacé par lamort parcourut les bancs et s’arrêta sur Marthe.

– Sauvée ! murmura-t-il.

Son œuvre de dévouement était accomplie. Ilétait mort déjà que ses mains jointes semblaient encore remercierle ciel.

Marthe, toujours évanouie, fut ramenée à borddu navire, qui était un bâtiment français.

Quelques années après, à Lorient, une fouleconsidérable de marins de tous grades escortaient uncercueil ; c’était celui d’une femme, d’une religieuse. Elleavait trouvé la mort à bord d’un navire en quarantaine apportant lafièvre jaune.

Cette femme avait été longtemps comme laprovidence de Lorient ; on citait d’elle des traits dedévouement si admirables, que l’imagination se refusait à lescroire.

Ce dévouement s’exerçait presque uniquement enfaveur des hommes de mer : aussi les matelots l’avaient-ilssurnommée la Sainte femme. Il n’en était pas un qui n’eût l’œilhumide en escortant son convoi funèbre.

C’était Marthe.

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