Quatre femmes et un homme

LA TOUR-LE-BÂT

On voyait encore à Rennes, il y a quelquesmois à peine, le vieux château ducal de la Tour-le-Bât dresserconfusément ses donjons, ses corps de logis, ses remparts, aumilieu de gracieux jardins et de maisons blanches. Il semblaithonteux, l’antique castel, non de son grand âge, mais de l’insultequ’on avait faite à sa vieillesse. La demeure des riches ducs étaitdevenue prison. La salle d’armes était transformée en ignoblepistole ; les terrasses servaient de préau ; lescroisées saxonnes, barrées de fer, ne laissaient passer que desjurons de bas lieu et d’abjectes paroles.

Nous nous trompons : pêle-mêle avec lesscélérats vulgaires, se trouvaient là, dans ces dernières années,des cœurs loyaux, – de saints vieillards qui pouvaient reconnaîtrele cachot qu’ils avaient occupé déjà durant la Terreur,d’intrépides adolescents qui savaient souffrir et confesser leurcroyance, comme firent leurs pères en des temps d’héroïquemartyre ; de vaillantes femmes enfin, de ces femmes qui viventpour prier, secourir, aimer, anges de la terre qu’attendent etadmirent les anges du ciel, trésors de fidélité, de force, depatience ; de ces femmes qui craignent la renommée, fuient lesbravos du monde, et cachent, sous un voile de modestie, leurmagnifique et silencieux dévouement.

Il ne fallait rien moins que ces hôtes pourréhabiliter la vieille forteresse. Elle avait vu les ancêtres deces captifs mourir sur ses murailles en combattant l’Anglais :les siècles passent sur la robuste Bretagne, et ne changent pointle cœur de ses enfants ; la forteresse ducale reconnut lesarrière-petits-fils des preux dans ces hommes qui regardaient enface l’échafaud menaçant, et disaient : « Quandmême ! »

On a démoli la Tour-le-Bât.

En 1683, elle n’avait point de destinationbien précise. C’était un arsenal et un poste militaire. Dans lesmoments d’urgence, la partie des bâtiments qui bordait les rempartsde l’est et qui dominait le cours de la Vilaine, de concert avec lefort Saint-Georges, servait au besoin de prison de guerre.

C’était là qu’on avait déposé les cent paysansfaits prisonniers à la dernière rencontre.

Le soleil venait de se lever et dispersaitcapricieusement toutes les nuances du prisme sur les prés humidesqui séparaient la tour de la rivière. Roger de Saint-Maugon, assissur l’appui du rempart, donnait son âme entière aux récentssouvenirs du bal de M. le lieutenant de roi. Plongé dans cedemi-sommeil qu’impose la fatigue, il voyait passer devant ses yeuxReine, qui lui souriait doucement, puis son frère, triste, morne,vaincu.

– Il se croyait aimé ! murmuraitalors le cadet de Saint-Maugon. Pauvre Bertrand !

Les voix des sentinelles, qui refusaientpassage à un étranger, le jetèrent brusquement hors de son rêve.Cet étranger était de grande taille. Son chapeau rabattu nepermettait point de voir ses traits, et le reste de sa personnedisparaissait sous les plis abondants d’un vaste manteau.

– Monsieur de Saint-Maugon, cria-t-il deloin, je viens à notre rendez-vous.

– Le président de Montméril ! pensaRoger, qui avait oublié cette circonstance.

Puis il ajouta tout haut :

– Laissez passer !

Les soldats baissèrent leurs mousquets ets’écartèrent. Le président traversa lentement le terre-plein, etvint se poser en face de Roger.

– Merci, dit-il.

Son regard inquiet fit le tour du terre-plein,mesura la distance qui le séparait des sentinelles, comme s’il eûtvoulu se bien assurer que ses paroles ne pourraient point êtreentendues.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit-ilbrusquement après cet examen et en se tournant vers Roger, vousaimez ma fille.

Le jeune homme ne put retenir un geste desurprise.

– Vous aimez ma fille, répéta Montmérild’un ton positif et péremptoire. Vous l’aimez depuis six mois, jele sais. J’avais deviné cet amour à Nantes, et si j’avais pu garderquelques doutes, le bal de la nuit dernière me les eût enlevés. Mafille vous aime-t-elle, monsieur ?

Roger balbutia quelques parolesinintelligibles.

– Elle vous aime. Vous le croyez, aumoins.

– Si je pouvais l’espérer !…commença Saint-Maugon avec chaleur.

– Espérez, si cela vous peut être unplaisir, interrompit M. de Montméril ; maislaissez-moi poursuivre. Je ne suis pas venu ici pour entendre desserments d’amour.

Il y avait quelque chose de brutalement forcédans le ton de cet homme. Sa voix raillait, tandis que son frontrestait grave, et son regard indécis accompagnait mal la rudessetranchante de ses paroles. Il jouait un rôle. – C’est pitié de voirla peine que se donne un bon fils de la Bretagne quand, par hasard,il essaye le masque de l’intrigue à son simple et franc visage.Montméril était à la gêne et faisait un pauvre acteur ; maisun plus naïf encore eût réussi auprès de Roger, qui éprouvait, enface du père de Reine, cette terreur stupéfiante qui empêche lepaïen de voir que son idole est un vil morceau de bois.

– Je suis venu pour vous dire, reprit leprésident, que Reine de Montméril ne peut point être votrefemme.

– Ô monsieur… monsieur ! s’écriaRoger avec accablement ; pourquoi cet arrêt cruel ?

– Parce que je suis un Breton, monsieur,et que vous, vous n’êtes qu’un Français.

Roger se redressa offensé.

– Monsieur le président, dit-il, vousoubliez que votre robe passe après mon épée ; vous oubliez quevos aïeux se perdaient dans la foule quand les miens s’asseyaientaux marches du trône ducal !

– Tant mieux pour eux qui suivaient uneglorieuse route ! s’écria Montméril, tant pis pour vous quidésertez leurs traces !

Il n’y avait plus ici de rôle appris. Le vieuxBreton était fort, et digne, et solennel en prononçant ces mots quijaillissaient de son cœur, exalté par l’amour de la Bretagne.

– Vos pères, reprit-il, servaient unduc ; un roi est venu, qui, puissant et inique, a volél’héritage de ce duc. Entre ce duc et ce roi, monsieur, quel partieussent pris vos pères ?

– Mais vous me parlez de deux centsans ! voulut répliquer Roger ; il n’y a plus de duc…

– Les souverains ne meurent pas,monsieur, prononça lentement Montméril, et leurs droits ne sontpoint de ceux qui se peuvent prescrire. – M. de Montmérilôta respectueusement son feutre. – Monseigneur Julien d’Avaugour,héritier légitime et direct de la maison de Dreux, sans armée, sansargent, exilé, proscrit, est, par la grâce de Dieu, duc deBretagne, tout comme s’il avait cent mille soldats, des trésors etune patrie !

– Je respecte le malheur deM. d’Avaugour, mais je suis né sujet du roi, et je portel’uniforme de son armée.

– Tant pis pour vous ! dit uneseconde fois le président.

Il se fit un instant de silence.M. de Montméril avait parlé avec éloquence et noblesse,parce que ses paroles, pour être témérairement appliquées,énonçaient néanmoins un principe fondamental et d’une éternellevérité. Mais il se souvint qu’il était venu pour faire unmarché ; son langage changea.

– Je suis un homme de robe, reprit-il aubout de quelques secondes, et vous me l’avez rappelé à propos, carj’avais tentation de parler plus qu’il n’est besoin… Ma volonté estirrévocable. Toute discussion serait superflue. Vous n’avez, pourla fléchir, qu’un moyen… un seul !

Roger tendit avidement l’oreille. C’était sonarrêt qu’on allait prononcer.

– Je ne vous demande point, continuaM. de Montméril, de vous faire Breton après avoir étéFrançais.

Nous sommes assez nombreux, Dieu merci, pourn’avoir pas souci de quêter des défenseurs ; mais il se trouvedans ces murs cent malheureux dont le seul crime est d’avoir étéfidèles, dévoués, intrépides… Soyez leur sauveur ; la main dema fille est à ce prix.

– C’est une trahison que vous meproposez ! s’écria le cadet de Saint-Maugon qui recula d’unpas.

– C’est un marché, répondit froidementMontméril, un marché où vous gagnez et où je perds. Les plus noblespartis se disputent la main de ma fille, je vous l’offre, à vous,quand je pourrais la garder à votre frère.

– Mon frère ! interrompit Roger dontla jalousie serrait le cœur.

– Votre frère, qui est aussi riche quevous êtes pauvre, aussi puissant que vous êtes faible.

Roger mit sa tête entre ses mains.

Un sourire de triomphe vint à la lèvre deM. le président de Montméril.

– Vous n’agirez pas, reprit-ilencore ; vous laisserez faire… Fermer les yeux, ce n’est pointtrahir… Je crois, moi aussi, que Reine vous a distingué, monsieurde Saint-Maugon.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuraRoger aux abois.

– Il est vaincu ! pensa leprésident. – Eh bien, continua-t-il tout haut, voulez-vous êtrel’époux de mademoiselle de Montméril ?

– Pitié ! s’écria renseigne. Pitié,monsieur, vous voyez bien que ma raison se perd…Retirez-vous !

– Votre refus la jette aux bras d’unautre…

– Ah ! tenter une sentinelle à sonposte, est acte indigne d’un chrétien et d’un gentilhomme,monsieur… Laissez-moi !

– Adieu donc ! dit Montméril entournant le dos. Reine, la pauvre enfant, espérait une autreréponse.

Roger poussa un sanglot déchirant et arrêtaMontméril par son manteau.

– Monsieur, dit-il avec le calme de ladémence, donnez-moi Reine et prenez mon honneur !

Le milieu du jour était passé. Le ciel gris etsombre se fondait en torrents de pluie glacée. Le lugubre tintementdu tocsin se faisait entendre à la fois aux cinq paroisses deRennes, et le bourdon de la tour de l’Horloge était en branle. Lesbourgeois avaient prudemment fermé leurs portes ; quelques-unsmême, donnant un exemple qui ne devait pas être perdu pour lesbourgeois à venir, se cachaient jusque dans leurs caves.

Bertrand de Saint-Maugon, qui revenait de sonchâteau, afin de remplir les devoirs de son grade, entendit de loinles cloches et hâta le trot de sa monture.

Il était pâle comme on est après une nuit sanssommeil, passée au milieu des hésitations et des angoisses.Lorsqu’il avait quitté le bal de M. le marquis de Poulpry,ç’avait été pour monter à cheval et prendre au grand galop la routede Saint-Maugon. Le vent des nuits, en glissant sur son front quibrûlait, ne pouvait y mettre sa fraîcheur. Il allait, murmurant deces paroles sans suite que dicte le trouble de l’âme.

En arrivant au château, il traversa la longuesuite d’appartements qui conduisaient au salon où nous l’avons vunaguère avec Roger. Là, il se jeta épuisé sur un siège.

C’était un valeureux et robuste cœur ;mais force et vaillance peuvent fléchir, à condition de se relever.Bertrand demeura quelque temps comme accablé. Au bout d’une heured’apathique désespoir, son regard tomba sur le portrait de sonpère, dont le fier visage semblait vivre encore et refléter deloyales pensées. Bertrand, ranimé par cette vue, retrouvacourage.

Il traversa le salon d’un pas ferme, et vintse mettre à genoux devant le portrait.

– Monsieur mon père, dit-il avec un saintrecueillement, priez Dieu d’avoir pitié de vos fils et donnez-moiconseil.

Les heures de la nuit s’écoulaient. Bertranddemeurait à genoux ; mais il avait maintenant la force decombattre contre lui-même. Il mit son frère avant son amour, et,refoulant l’ardente protestation de sa passion, il résolutd’attirer à soi toute la souffrance, afin de laisser à Roger lebonheur.

Après cette douloureuse victoire, il se sentitplus calme. Les premiers sons du tocsin qui frappèrent son oreille,au moment où il reprenait la route de Rennes, jetèrent à traversson martyre une sorte de joie sauvage. Il devina de loin un dangermatériel, et piqua des deux, impatient de trouver la mêlée, lepéril, la mort peut-être.

On se battait bel et bien, en effet, par lesrues de Rennes. Les paysans étaient venus en nombre, de la forêt,de Saint-Aubin-du-Cormier, et jusque de Louvigné-du-Désert. Lestroupes royales avaient presque partout le dessous, d’autant mieuxqu’elles étaient attaquées sur leurs derrières par la populace, àlaquelle se joignaient les cent captifs qui, au moment du combat,avaient recouvré la liberté comme par enchantement. C’était, on enconviendra, hasard déplorable ou fort noire trahison.

Nul ne vit, ce jour-là, dans la mêlée, lecadet de Saint-Maugon.

En revanche, au plus fort de la bataille, uncavalier portant l’uniforme du régiment de la couronne, rehaussépar les deux petites épaulettes dragonnes qui indiquaient le rangde capitaine, déboucha, vers deux heures après midi, du côté dufaubourg Saint-Hellier. Il prit seul, et armé uniquement de sonépée, les assaillants à revers, perça comme un boulet de canonleurs rangs tumultueusement formés, et se vint mettre à la têted’un gros de fusiliers qui se défendaient de leur mieux, à la têtedu pont Viarmes. C’était Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron deKernau.

Son arrivée changea le cours de la bataille.Bien qu’il fût renommé déjà pour sa brillante valeur, jamais on nel’avait vu charger comme il le fit en cette occasion. Les pauvrespaysans tombaient sous son épée comme le sainfoin et le trèfle sousle fer du faucheur.

Ils résistèrent longtemps, puis ils sedébandèrent. Ce mouvement détermina la retraite générale desinsurgés. Mais les gens du roi de France payèrent chèrement leurvictoire. En fuyant, les paysans gardèrent leurs prisonniers, aunombre desquels était Gilbert de Gadagne d’Hostung, comte deVerdun, en personne.

Cependant, lorsque la fièvre du combat se futcalmée, un bruit courut parmi les officiers et soldats du régimentde la couronne. On disait que le président de Montméril, lequelétait en fuite maintenant, avait acheté l’officier chargé du postede la Tour-le-Bât, ce qui avait causé l’évasion des centcaptifs.

Quel était cet officier ? Personne nepouvait le dire. C’était Gilbert de Gadagne lui-même qui l’avaitmis à ce poste, et le malheureux colonel n’était point là pourrépondre.

Bertrand ne donnait point attention à cesbruits. Couvert de sueur et de sang, il allait par les rues etdemandait à tout passant des nouvelles de son frère qui n’avait pasparu au combat.

Les passants répondaient que Roger deSaint-Maugon était sans doute à son poste ; quelques-unsdisaient qu’il était prisonnier des rebelles, et il se trouva unbourgeois, de ceux qui sortaient de leurs caves, pour affirmer quelui, bourgeois, avait sauvé la vie au cadet de Saint-Maugon enmettant à mort deux douzaines de paysans. – N’avons-nous pas vu, ily a treize ans, d’autres bourgeois piper des places et des rubans àl’aide de mensonges analogue ?

Bertrand, dévoré d’inquiétudes, interrogeaittoujours.

Enfin, l’un de ses camarades, qu’il rencontra,le força d’entendre le récit de la trahison qui entachait l’honneurdu régiment de la couronne.

Au nom du père de Reine, Bertrand pâlit, et unfuneste soupçon lui traversa le cœur. Il remit son cheval au galop,et poussa vers la Tour-le-Bât.

Le terre-plein était désert ; mais, enpénétrant dans le corps-de-garde, Bertrand se trouva face à faceavec son frère qui le regarda d’un œil fixe et affolé.

– Ce n’est pas toi ! s’écriaBertrand ; dis-moi que ce n’est pas toi qui astrahi !

Roger demeura muet ; Bertrand, l’âmenavrée, s’assit auprès de lui.

– Frère, reprit-il d’une voix suppliante,ce n’est pas toi, n’est-ce pas ?

Même silence.

Un éclair d’indignation brilla dans l’œil deBertrand.

À ce moment, on entendit au dehors la voix desofficiers qui s’entretenaient vivement et se disaient :

– Il faut pourtant que nous sachions lenom du traître !

Roger se leva, posa la main sur son cœur etretomba, brisé, sur le sol.

Bertrand se pencha et mit un baiser sur lefront glacé de son frère. Puis il sortit du corps-de-garde et fermala porte à clef.

– Le nom du traître ! répétaient lesofficiers.

– C’est moi, dit Bertrand de Saint-Maugonen s’avançant vers eux.

Les officiers reculèrent étonnés.

– Monsieur de Saint-Maugon, dit Hugues deMaurevers, lieutenant-colonel, je vous ai vu si bien faireaujourd’hui que je ne puis vous croire.

– C’est moi, vous dis-je ! répétaBertrand.

Maurevers réfléchit un instant.

– Il y a en ceci un mystère que je necomprends point, reprit-il enfin. Quoi qu’il en soit, je dois fairemon devoir… Au nom de Sa Majesté le roi, monsieur de Saint-Maugon,je vous requiers de me rendre votre épée.

Bertrand obéit aussitôt.

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