Quatre femmes et un homme

DEUX DON JUAN Le Commerce, 7 – 12 août1841.

ONCLE ET NEVEU

En 1649, sous le ministère du cardinalMazarin, Henri de Lorraine, duc de Guise, se prit à désirer unecouronne.

C’était alors un charmant seigneur devingt-neuf à trente ans, beau, brave, spirituel, mais bizarre,capricieux, et viveur effréné. Heureusement, sa fortune étaitconsidérable, et, quoi qu’il fît, il ne pouvait entamer soncapital.

De là peut-être sa nouvelle fantaisie. Lesenjeux étaient trop minces aux brelans de la cour.

D’un côté, un trône ; de l’autre, seschâteaux, ses hôtels, ses forêts, sa vie : une telle partieétait digne d’un rejeton des Guises, cette race qui fut en toussiècles la même, ambitieuse et inquiète.

Une fois que l’idée eut germé dans soncerveau, elle n’en sortit plus et s’y établit en souveraine ;c’est à peine s’il trouvait quelque charme à nouer çà et là uneintrigue amoureuse.

Chacun, à la cour, voyait avec chagrin lepitoyable état du chef de la maison de Guise.

Ses amis le plaignaient et voulaient ledistraire ; mais il repoussait la pitié, dédaignait lesdistractions et couvait opiniâtrement son idée.

Son spleen, pardon pour l’anachronisme, envint à ce point qu’on fut maintes fois obligé, durant cettepériode, de lui rappeler que le velours de son pourpoint accusaitau moins quatre semaines d’âge et que ses dentelles avaient toutl’air d’avoir subi la poussière de la veille.

Or, cela passait les bornes.

Un matin, pourtant, le bon seigneur se levaradieux.

L’idée avait percé sa coquille debrouillards ; il en était sorti un projet.

Vous n’auriez point reconnuM. de Guise, si sombre si morose la veille, lorsque, pourgagner son carrosse, il passa fièrement, la tête haute, au milieude ses gens ébahis.

– Tudieu ! disait sa livrée àdemi-voix, voici monseigneur aussi gaillard que sous les murs deGravelines, lorsqu’il battait ces marauds de Flamands !

Mais la valetaille était loin de compte.

Monseigneur était plus gaillard cent fois quejamais.

Il avait découvert son royaume.

Le galop de ses quatre chevaux eut bientôtamené son carrosse devant l’hôtel du vieux duc de Chevreuse, cadetde la maison de Lorraine.

D’un bond, M. de Guise fut sur leperron ; d’une enjambée, dans l’antichambre.

– Monsieur mon oncle ! dit-il d’unevoix brève.

Et, sans attendre la réponse, il s’élança dansle premier salon.

Cette irruption inattendue, cette violation del’étiquette, sans précédent aucun à l’hôtel de Chevreuse, laissales valets du vieux duc dans un abasourdissement complet.

Longtemps ils regardèrent en silence la portedu salon, ouverte par une autre main que celle de l’huissierordinaire, comme s’ils s’attendaient à voir les lourds battants sefermer d’eux-mêmes.

Puis ils hasardèrent tous ensemble, mais àvoix basse et discrètement, comme des laquais de bonne maison,mille suppositions à l’appui de cet événement extraordinaire.

– Madame la reine mère sera malade,firent les uns.

– Monseigneur le cardinal sera mort,firent les autres.

L’un d’eux, vieux grognard d’antichambre, quiavait gagné ses chevrons de laquais émérite sous trois générationsde Lorraine, jura ventre-saint-gris que feu ce diable à quatre… deBéarnais pouvait bien être ressuscité.

Un autre, jeune valet de soixante ans,benjamin de la livrée de Chevreuse, insinua que les circonstancesétaient bien assez difficiles pour rendre fou un bon sujet du roicomme M. de Guise.

En ce temps, la politique, filtrant par lesfissures des portes du salon, envahissait déjà l’antichambre.

M. de Chevreuse était sérieusementoccupé lorsque son neveu, après avoir traversé une longue suite depièces d’apparat, tomba comme la foudre dans sa chambre àcoucher.

Un valet-barbier lissant d’une main lesquelques cheveux blancs qui s’étalaient sur la tête de son maître,tenait dans l’autre une petite pince d’or, et arrachait le plusdoucement possible les poils qui dépassaient la ligne creusée à lalongue par l’arête d’une magnifique perruque blonde.

– Attention, Versac ! disait le duc,tes yeux commencent à se perdre. Madame de Châtillon a trouvé hiertrois cheveux blancs sur ma tempe gauche… C’est humiliant.

Le valet ouvrit son instrument ; mais, àla brusque entrée de son neveu, M. de Chevreuse fit unbond sur son siège.

– Que le diable emporte !…commençait-il.

À la vue de M. Guise, il s’arrêta.Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’un ton où l’affectionpaternelle se mêlait à un certain respect involontaire. Onreconnaissait le cadet parlant au chef de sa branche aînée.

– Monsieur mon neveu, dit-il, vous êtesle bienvenu à toute heure à l’hôtel de Chevreuse. Cependant, cetteirruption soudaine…

M. de Guise s’était jeté dans unfauteuil en entrant.

– Mes droits sont incontestables,interrompit-il évidemment emporté par une distraction puissante.Oh ! je les soutiendrai, pardieu !

– Certes, monsieur… certes !balbutia le bonhomme au comble de la surprise.

Puis, après avoir congédié d’un geste sonvalet, il continua d’un ton de profond mécontentement :

– Je ne sache pas, monsieur, que nousayons jamais failli à nos devoirs envers nos aînés de Guise… Vosdroits !… vos droits !… Monsieur mon neveu, il me fautl’explication de cette conduite étrange.

Le duc de Guise, plongé dans une invinciblerêverie, regardait fixement son oncle, sans comprendre un mot deson discours.

– Me direz-vous, monsieur… ?reprenait celui-ci.

– Regardez… regardez plutôt, interrompitencore Henri de Lorraine en montrant le médaillon armorié quidécorait l’entablement de la porte : voyez le cinquantièmequartier…

– Eh bien !… semé de France àbordure de gueules, monsieur,… il n’y a pas à dire non !

– Sans doute !…

– Nous sommes, aux droits de Renéd’Anjou, notre aïeul, monsieur, roi de Sicile et de Naples… deNaples… de Naples, monsieur.

– Mais, mon neveu !…

– Oui… Et, s’il ne faut dépenser que mafortune et la vôtre…

– La mienne ?

– Palsambleu !

– Je le ferai, monsieur… Et vous serezalors l’oncle d’un roi, monsieur de Chevreuse… Et les Espagnols n’yverront que du feu !

– Oh !

– Monsieur mon oncle, écoutez bien mesparoles, continua le duc de Guise en se dirigeant vers la porte, etlevant la main avec emphase : voici une ère nouvelle pour lamaison de Lorraine et… au revoir ! Je fais grand fonds survous, et prends note de votre promesse ; au revoir !

À ces mots, M. de Guise reprit sacourse à travers les appartements.

– Ma promesse ! criait le vieux duc.Quelle promesse ? Henri ! mon neveu !… Hélas !voilà un affreux malheur ! Le pauvre Henri est fou !… Monneveu !

Mais celui-ci, sautant lestement dans soncarrosse, lancé aussitôt après ventre à terre, était déjà sansdoute à moitié chemin de son hôtel, que le bonhomme l’appelait etse lamentait encore.

M. de Guise passa cette journée etcelle du lendemain enfermé dans ses appartements.

Sa porte fut rigoureusement défendue, et nison frère, M. le chevalier de Lorraine, ni son oncle ne purentparvenir jusqu’à lui.

Cependant M. de Chevreuse avaitparlé. Le bruit se répandit bientôt qu’un grand malheur venait defrapper la maison de Guise.

Le duc Henri était fou à lier.

Ce fut pendant deux jours la nouvelle de lacour et de la ville.

C’était bien la peine, disait-on, que le sorteût pris soin d’élaguer les uns après les autres ses quatre frères,pour faire de lui l’aîné de la famille !

Mieux eût valu pour le pauvre seigneur resterclerc et archevêque à Reims.

Ses occupations ne lui auraient pas tourné latête.

Et tout le monde cherchait la cause probablede cette folie subite et complète.

C’était, suivant quelques-uns, le châtimentexemplaire et mérité de ses innombrables débauches.

Suivant d’autres, il était tombé dans ladisgrâce du cardinal.

Des gens, soi-disant mieux informés,haussaient les épaules et rejetaient bien loin ces vaguessuppositions ; n’était-ce pas tout bonnement chagrind’amour ?

On avait appris depuis peu à Paris que labelle Anne de Mantoue, la dernière maîtresse du duc Henri, lasséede ses infidélités publiques, avait pris un parti violent.

Elle s’était mariée en Espagne, parinconstance ou par dépit.

Or, le duc ne s’était jamais bien guéri decette passion, la seule qui eût traversé les joyeuses frivolités desa vie.

Quoi qu’il en fût, Henri de Lorraine étaitfou.

Voilà le fait notoire,incontestable !

Aussi, lorsque, le matin du troisième jour, ilprit la route du Louvre, beaucoup suivirent son carrosse à lacourse pour voir sa nouvelle figure.

Ceux-là furent désappointés.

Le duc se fit descendre à la porte du cardinalministre, et monta les degrés lentement, d’un pas calme etfier.

On fut obligé de convenir qu’il n’avait pointtrop l’air d’un insensé ce jour-là.

L’audience fut secrète, et nous ne pouvons enraconter les détails. Mais, d’après le résultat, il paraît que lecardinal, sur la requête de M. de Guise, voulut bien luiaccorder licence de guerroyer en Italie contre les Espagnols, voirede conquérir le royaume de Naples, auquel lui, duc de Guise,prétendait à bon droit du chef de son royal ascendant Renéd’Anjou.

Le ministre appuya cette autorisation debeaucoup de promesses, suivant la coutume de Son Éminence, et dequelques secours effectifs en hommes et en argent.

Au sortir de cette audience,M. de Guise, dont les deux jours de retraite avaientconsidérablement refroidi le cerveau, eut une nouvelle entrevueavec son oncle. Cette fois, ils s’entendirent parfaitement, et levieillard, honteux de sa méprise, jura sur l’âme du Balafré devendre tout, plutôt que de laisser son beau neveu en chemin.

Henri de Lorraine devait partir pour l’Italie,suivi seulement de son gentilhomme ordinaire, le baron de Modène,serviteur actif et dévoué.

Ils agiraient là-bas ;M. de Chevreuse et le chevalier de Lorraine assiégeraientà Paris le cabinet du ministre.

L’étoile de M. de Guise ferait lereste.

Ainsi fut convenue, en famille, la conquête duroyaume de Naples.

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