Quatre femmes et un homme

UNE PARTIE NULLE

Pescaire, par une sorte de méchant instinct,avait deviné, ou à peu près, l’histoire du bonM. de Chevreuse ; mais, fidèle à son système delaconisme, il se contenta de lancer à son compétiteur un regard demalicieuse pitié.

Ce coup d’œil fut, pour le pauvre duc, cequ’est au cheval de race épuisé le dernier coup d’éperon quis’enfonce tout entier dans ses flancs.

Il se redressa brusquement, et, quittant saposition près de la dame voilée, il vint se placer au milieu de lachambre.

– Monsieur mon oncle, dit-il, j’aibeaucoup à vous apprendre ; mais, de vous à moi, lescommunications doivent se faire en famille, non devant cettehostile et nombreuse assemblée…

» Quant à vous, marquis de Pescaire,ordonnez de moi ce qu’il vous plaira.

» Je suis prêt.

– Malheureuse ! s’écria la duchesseen tombant sur un siège et faisant jouer énergiquement sonéventail. Je l’avais deviné, tout est perdu.

Mais le vieux duc ne l’écoutait plus.

Au nom du marquis de Pescaire, il avait levéles yeux pour la première fois sur le prétendu officier de sonneveu.

– Le jeune Espagnol de l’hôtel deChâtillon, avait-il dit à part lui.

Puis, s’avançant vers le vice-roi, il avaittouché fièrement son épée, et dit, comme le Cid à Gormas :

– Un mot, s’il vous plaît !

L’Espagnol se mit aussitôt à ses ordres.

Tous deux allaient sortir, lorsque,M. de Guise, qui se creusait la tête pour trouver unmoyen de prendre, de quelque façon que ce fût, sa revanche, élevala voix :

– Monsieur le marquis, dit-il, vous avezrefusé un défi déjà ; je vous en porte un second.

» Mettons entre nous deux cette belledame… qui est vôtre, quoi que vous disiez, ajouta-t-il plus bas, etprions-la de faire un choix.

» Voulez-vous ?

– Ventre-saint-gris ! que veut diretout cela ? grommelait, en secouant sa tête chauve, le vieuxComtois, qui était allé se placer aux côtés de madame deChevreuse.

Celle-ci, depuis dix minutes, cherchaitl’occasion de s’évanouir, inutilement.

En attendant, elle respirait des sels, etrépétait sur tous les tons :

– Malheureuse ! perfideGaston ! ma principauté de Sicile.

Au singulier défi porté parM. de Guise, Moncade s’inclina et alla prendre la damevoilée, qu’il conduisit respectueusement près de lui.

Mais, au lieu de la laisser faire elle-mêmeson choix aux termes du bizarre cartel, il prit sa main, qu’il mitsans mot dire dans la main de Henri de Lorraine.

– Vive Dieu ! monsieur mon neveu, àquelle fête sommes-nous, je vous prie ? exclama le vieux ducavec humeur.

– Monsieur mon oncle, c’est à M. levice-roi qu’il vous faut demander cela.

» Le voici qui me donne et confère lamain de madame Anne de Mantoue…

– Anne de Mantoue ?… répéta encorePescaire avec son éternel sourire.

– Et qui donc, s’il vous plaît ?…commençait le vieux duc triomphant à son tour.

Mais la dame releva tout à coup son voile.

– Madame de Guise !… dit le duc enreculant de trois pas.

Celle-ci lui lança un foudroyant regard.

– Madame ma nièce ! s’écriapiteusement le vieux duc.

Puis il ajouta tout bas :

– Je comprends le reste à présent…L’Espagnol maudit… Ah ! vive Dieu ! vive Dieu ! quelvoyage !

Pour Moncade, il fit aussitôt retirer sesgens.

Madame de Guise avait joué à ravir son rôle destatue.

Restait maintenant à expliquer sa présence aupalais du gouvernement espagnol.

Moncade lui avait bien appris, le matin, unelongue tirade de reproches mérités, de récriminationsjalouses ; mais, outre qu’elle avait mauvaise mémoire, sanature de femme lui fournit un expédient plus simple et de beaucoupsupérieur.

– Vous êtes bien coupable, dit-elle àl’oreille de son mari ; mais vous êtes malheureux, je vouspardonne.

La belle physionomie du vice-roi avait perdutoute expression sardonique.

Quand il fut seul avec la famille de Lorraine,il s’avança vers M. de Guise, et dit avecdouceur :

– Monsieur le duc me pardonnera,j’espère.

» J’ai dû céder au désir d’une belle dameen quête de son inconstant époux.

– Ah !… fit amèrement le duc eninterrogeant l’Espagnol du regard.

Celui-ci ne broncha pas.

C’était un don Juan plein de délicatesse.

– Madame de Guise, reprit-il avec unsang-froid merveilleux, est à Naples depuis hier seulement,monsieur.

C’était l’exacte vérité ; la veille,madame de Guise était à Portici.

Le duc devint distrait et prit la main duvice-roi.

– Monsieur de Moncade, dit-il avecbonhomie, je m’efforce d’y croire.

À cet aveu suffisamment comique, l’Espagnoleut peine à garder son sérieux.

Mais une diversion lui vint, dont il se fûtpassé à la rigueur.

Tout à coup, en effet, les miqueletsrentrèrent à reculons et en tumulte. M. de Modène lespoussait l’épée dans les reins à la tête des Français.

M. de Guise s’était précipitéau-devant d’eux.

– Dieu soit loué ! s’écria-t-il enprenant l’épée de Modène. Je n’ai pas donné ma parole… Au fortSaint-Elme, messieurs !

– Bien dit, monsieur mon neveu !…Assurez-vous du vice-roi, je vous conseille, et enavant !…

Cependant, sur un ordre de Moncade, lesmiquelets, revenus de leur première surprise, s’étaient rangés prèsde la porte.

Tout présageait une affreuse mêlée dans celieu étroit où les ennemis se coudoyaient avant d’en venir auxmains.

Madame de Chevreuse se préparait sérieusementà s’évanouir.

Un nouveau personnage vint encore compliquerla situation.

Anne de Mantoue, pâle, mais l’œil brillantd’une détermination calme et réfléchie, parut sur le seuil.

Les deux parties s’écartèrent avec respectpour lui ouvrir un passage.

– Que cherche ici madame dePescaire ? dit le vice-roi étonné.

Anne ne répondit pas.

Marchant droit à M. de Guise, elledit un mot à voix basse. Celui-ci s’inclina profondément, remit aufourreau son épée, et dit en s’adressant à Moncade :

– Monsieur, je vous offre trêve pour cesoir. À demain les hostilités !

Pour que le lecteur n’aille pas faire desuppositions gratuites et nuisibles à la réputation posthume de labelle vice-reine, nous nous croyons obligé, au risque de ralentirl’action, d’expliquer en peu de mots cet incident.

Anne, éloignée par les ordres de Moncade,avait facilement prévu le piège tendu à M. de Guise.

Le nom de Mantoue allait servir à consommerune trahison.

La fière Italienne, indépendamment du tendreintérêt qu’elle portait au duc, se souleva contre cette honte.Suivie seulement de son page, elle traversa nuitamment les rues deNaples et gagna le palais de Guise.

C’était elle qui avait prévenu Modène etenvoyé ce secours inespéré.

Mais, si elle voulait bien sauver le duc, ellen’entendait pas perdre le vice-roi.

Rappelant le service rendu, et s’adressant àl’honneur de Henri de Lorraine, elle ne pria pas, elle exigea.

Moncade avait froncé le sourcil et relevéfièrement sa moustache ; il se couvrit, et fit un pas versM. de Guise.

Les Français, de leur côté, murmuraienthautement.

– Monsieur mon neveu, dit à demi-voixM. de Chevreuse en le prenant par le bras, ne plaisantonspas, je vous supplie. Si vous n’êtes roi, madame la duchesse plaideen séparation.

» Vive Dieu ! vous ne voudriez pasruiner mon bonheur domestique !

Henri de Lorraine se dégagea doucement, imposasilence aux siens d’un geste impérieux, et s’avança vers Moncade,voulant lui épargner la moitié du chemin.

– Monsieur le vice-roi, dit-il, non sansune légère teinte d’ironie, monsieur le vice-roi me pardonnera,j’espère.

» J’ai dû céder au désir d’une belledame, en quête de son inconstant époux.

C’étaient les propres termes de Moncade.

La riposte s’était fait attendre ; maiselle venait à point encore.

Le marquis furieux voulut élever la voix.

– Chut ! fit mystérieusementM. de Guise.

» Madame de Pescaire vous croyait entête-à-tête avec madame de Guise.

L’Espagnol, hors de lui, fit un geste demenace.

– Je suis à vos ordres, vous savez,reprit impitoyablement M. de Guise. Mais, à votre place,je m’efforcerais de le croire.

À ces mots, laissant le vice-roi maugréer etfroncer le sourcil à son aise, il revint vers Modène et le vieuxduc.

– Messieurs, dit-il, depuis quandmène-t-on la guerre devant les dames ? Rengainez, je vousprie.

Puis, baisant gaiement la main de sa femme, illança à l’adresse de madame de Pescaire une longue et tendreœillade accompagnée de ces mots à double entente :

– Ce soir, je suis tout au bonheur, jeretrouve un cœur que je croyais perdu pour jamais ; demain, ilsera temps !

Le lendemain, une flotte espagnole était envue de Naples.

M. de Guise ne recueillit pointl’héritage du bon roi René, mais il ramena sa femme à Paris.

Tout nous porte à penser que M. lemarquis de Pescaire suivit le conseil de son noble rival, ils’efforça de le croire.

Nos deux don Juan firent partie nulle. Le seulgagnant dans tout ceci fut le bon M. de Chevreuse ;il parvint, en effet, à calmer les fureurs de la belle Uranie, quine plaida point en séparation.

– Monsieur mon neveu, dit-il à Henri deLorraine, en touchant le sol de France, vous m’avez fait perdre mafortune, et je n’y ai point regret.

» J’étais riche ; maintenant, jesuis heureux. Vive Dieu ! de grand cœur, je vous donnerais duretour.

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