Quatre femmes et un homme

LE SERMENT

Sous le règne de Louis XV, un enfantinconnu fut recueilli par les sœurs de la charité de Vannes :c’était une fille ; on la nomma Marthe. Pendant quinze ans,elle vécut avec les bonnes religieuses, n’écoutant que des parolesde paix, ne voyant que des actes de miséricorde et de dévouement.Marthe sut apprécier leur vie ; personne n’influença savocation ; elle demanda elle-même à faire son noviciat.

Ce fut une joie générale à cette nouvelle, carMarthe était la fille chérie de la communauté. On avait vu souventquelque sainte sœur, rigide pour elle-même, et nouant à peine legrossier cordon de sa jupe de bure sans taille, fixer soigneusementles plis de la robe de Marthe, et lisser avec une indiciblecoquetterie les soyeux bandeaux de ses longs cheveux blonds. Martheétait si douce, elle était si modeste, malgré sa merveilleusebeauté !

La jeune fille eut à peine commencé sonnoviciat, qu’un enthousiasme ascétique s’empara d’elle. La placideexistence de ses compagnes ne lui sembla plus suffisammentméritoire. Elle désira des dangers, des tortures, au sein desquelson pût confesser la foi du Christ : elle rêva le martyre.

La religion, cette chose que l’homme n’a pointfaite, est trop forte souvent pour le cœur et la tête del’homme.

La mère prieure du couvent allait partir pourCayenne. Ignorante et fougueuse, la jeune novice crut que làétaient le martyre et aussi le salut. Elle sollicita si ardemment,qu’elle obtint la permission de suivre la mère Cécile. Toutes deuxs’embarquèrent à Lorient.

Il y eut bien à bord du brick de la compagniedes Indes, la Torpille, quelques chenapans pour railler cefret de nouvelle espèce ; mais la beauté de Marthe lui fit undéfenseur de chaque officier. Bientôt, d’ailleurs, le zèlecharitable des deux femmes changea la raillerie en respect.

Au bout de deux semaines, quiconque eûtprononcé à bord le nom de la mère Cécile, sans y mettre le respectconvenable, aurait trouvé vingt bras, poings fermés, manchesrelevées, prêts à lui faire rentrer les paroles dans le corps.

Le voyage commença sous de tristes auspices.Les vents contraires prirent le navire à la sortie du port et ne lequittèrent plus. Il y avait un mois entier que la Torpilleavait perdu de vue les côtes de France au moment où nous l’avonsrencontrée, arrêtée par un calme plat dans les eaux des Açores.

Marthe, en montant sur le navire, avait sentifaiblir sa résolution. C’était la première fois qu’elle se trouvaitainsi au milieu d’hommes. Or, quoi qu’aient pu dire certainespersonnes dans leur excusable partialité, l’aspect premier desmatelots n’est pas toujours fait pour séduire. La pauvre enfanttraversa tremblante cette haie de visages hâlés par la mer ;elle écouta, stupéfiée, cette langue de bord toute hérissée dejurons et mugie par des voix rauques et éraillées. Quelque tempsétait nécessaire pour qu’elle pût découvrir, sous cette repoussanteécorce, les éminentes qualités qui distinguent le caractère deshommes de mer.

Cependant elle entra dans la cabine, déjà plusqu’à demi consolée. Sur son passage, un regard plein d’une muetteet soumise adoration avait croisé son regard. Elle se sentait uneprotection et prenait espérance.

Ce bienfaisant regard était parti d’un œilnoir magnifique, dont le propriétaire, second du brick, n’étaitautre qu’Antoine Malo. Les liaisons se nouent vite à bord. Antoineétait beau, et meilleur encore. La vieille religieuse aimait àcauser. Bientôt il y eut une sorte d’intimité entre les passagèreset Antoine.

Celui-ci vit Marthe chaque jour, il lui parla,et put apprécier le trésor d’amour et de pudeur que recelait cettejeune âme, qui ne s’était point souillée au contact du monde.Antoine naviguait depuis son enfance ; il ne connaissait guèreles femmes que par les récits à la fois attendrissants etgrotesques de quelque sentimental conteur du gaillardd’avant : Marthe était plus ignorante encore ; à leurinsu, ils s’aimèrent.

Lorsque Antoine, sondant son cœur, y découvritsa passion, déjà forte, il ne s’effraya point. Voir Marthe, écoutersa voix douce et pénétrante, était alors son seul désir. Un mois oudeux de traversée lui semblait un inépuisable avenir debonheur.

Pour Marthe, elle gardait son heureusesérénité. Que pouvait-elle craindre ? Son ignorance luisauvait inquiétudes et remords.

Après trois semaines de traversée, la mèreCécile tomba dangereusement malade. Quand approcha la mort, elle nepleura point sur elle-même : sa vie entière n’avait-elle pasété une longue attente de ce suprême moment ? Elle pleura surMarthe, la pauvre enfant qui restait seule.

Elle la recommandait au capitaine ; maisle capitaine avait autre chose à penser. La dernière heure deCécile eût été amère si Antoine, la main sur le cœur, n’eût faitserment de protéger Marthe.

La vieille religieuse sourit et s’en alla versDieu.

Jamais serment fait de bon cœur ne fut pluslargement tenu.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer