Voyage autour de ma chambre

Chapitre 16

 

Joannetti était toujours dans la même attitude en attendantl’explication qu’il m’avait demandée. Je sortis la tête des plis demon habit de voyage, où je l’avais enfoncée pour méditer àmon aise et pour me remettre des tristes réflexions que je venaisde faire. « Ne vois-tu pas, Joannetti, lui dis-je après unmoment de silence, et tournant mon fauteuil de son côté, ne vois-tupas qu’un tableau étant une surface plane, les rayons de lumièrequi partent de chaque point de cette surface… ? »Joannetti, à cette explication, ouvrit tellement les yeux,qu’il en laissait voir la prunelle tout entière ; il avait enoutre la bouche entr’ouverte : ces deux mouvements dans la figurehumaine annoncent, selon le fameux Le Brun, la dernière période del’étonnement. C’était ma bête, sans doute, qui avait entrepris unesemblable dissertation ; mon âme savait du reste queJoannetti ignore complètement ce que c’est qu’une surfaceplane, et encore plus ce que sont des rayons de lumière : laprodigieuse dilatation de ses paupières m’ayant fait rentrer enmoi-même, je me remis la tête dans le collet de mon habit devoyage, et je l’y enfonçai tellement que je parvins à la cacherpresque tout entière.

Je résolus de dîner en cet endroit : la matinée était fortavancée, et un pas de plus dans ma chambre aurait porté mon dîner àla nuit. Je me glissai jusqu’au bord de mon fauteuil, et, mettantles deux pieds sur la cheminée, j’attendis patiemment le repas. –C’est une attitude délicieuse que celle-là : il serait, je crois,bien difficile d’en trouver une autre qui réunît autantd’avantages, et qui fût aussi commode pour les séjours inévitablesdans un long voyage.

Rosine, ma chienne fidèle, ne manque jamais de veniralors tirailler les basques de mon habit de voyage, pour que je laprenne sur moi ; elle y trouve un lit tout arrangé et fortcommode, au sommet de l’angle que forment les deux parties de moncorps : un V consonne représente à merveille ma situation.Rosine s’élance sur moi, si je ne la prends pas assez tôtà son gré. Je la trouve souvent là sans savoir comment elle y estvenue. Mes mains s’arrangent d’elles-mêmes de la manière la plusfavorable à son bien-être, soit qu’il y ait une sympathie entrecette aimable bête et la mienne, soit que le hasard seul endécide ; – mais je ne crois point au hasard, à ce tristesystème, – à ce mot qui ne signifie rien. – Je croirais plutôt aumagnétisme ; – je croirais plutôt au martinisme. – Non, je n’ycroirai jamais.

Il y a une telle réalité dans les rapports qui existent entreces deux animaux, que lorsque je mets les deux pieds sur lacheminée, par pure distraction, lorsque l’heure du dîner est encoreéloignée, et que je ne pense nullement à prendre l’étape,toutefois, Rosine, présente à ce mouvement, trahit leplaisir qu’elle éprouve en remuant légèrement la queue ; ladiscrétion la retient à sa place, et l’autre, qui s’enaperçoit, lui en sait gré : quoique incapables de raisonner sur lacause qui le produit, il s’établit ainsi entre elles un dialoguemuet, un rapport de sensation très agréable, et qui ne sauraitabsolument être attribué au hasard.

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