Voyage autour de ma chambre

Chapitre 3

 

Il y a tant de personnes curieuses dans le monde ! – Jesuis persuadé qu’on voudrait savoir pourquoi mon voyage autour dema chambre a duré quarante-deux jours au lieu de quarante-trois, oude tout autre espace de temps ; mais comment l’apprendrais-jeau lecteur, puisque je l’ignore moi-même ? Tout ce que je puisassurer, c’est que, si l’ouvrage est trop long à son gré, il n’apas dépendu de moi de le rendre plus court ; toute vanité devoyageur à part, je me serais contenté d’un chapitre. J’étais, ilest vrai dans ma chambre, avec tout le plaisir et l’agrémentpossibles ; mais, hélas ! je n’étais pas le maître d’ensortir à ma volonté ; je crois même que sans l’entremise decertaines personnes puissantes qui s’intéressaient à moi, et pourlesquelles ma reconnaissance n’est pas éteinte, j’aurais eu tout letemps de mettre un in-folio au jour, tant les protecteursqui me faisaient voyager dans ma chambre étaient disposés en mafaveur !

Et cependant, lecteur raisonnable, voyez combien ces hommesavaient tort, et saisissez bien, si vous le pouvez, la logique queje vais vous exposer.

Est-il rien de plus naturel et de plus juste que de se couper lagorge avec quelqu’un qui vous marche sur le pied par inadvertance,ou bien qui laisse échapper quelque terme piquant dans un moment dedépit, dont votre imprudence est la cause, ou bien enfin qui a lemalheur de plaire à votre maîtresse ?

On va dans un pré, et là, comme Nicole faisait avec le BourgeoisGentilhomme, on essaye de tirer quarte lorsqu’il pare tierce ;et, pour que la vengeance soit sûre et complète, on lui présente sapoitrine découverte, et on court risque de se faire tuer par sonennemi pour se venger de lui. – On voit que rien n’est plusconséquent, et toutefois on trouve des gens qui désapprouvent cettelouable coutume ! Mais ce qui est aussi conséquent que tout lereste, c’est que ces mêmes personnes qui la désapprouvent et quiveulent qu’on la regarde comme une faute grave, traiteraient encoreplus mal celui qui refuserait de la commettre. Plus d’unmalheureux, pour se conformer à leur avis, a perdu sa réputation etson emploi ; en sorte que lorsqu’on a le malheur d’avoir ce quon appelle une affaire, on ne ferait pas mal de tirer au sort poursavoir si on doit la finir suivant les lois ou suivant l’usage, etcomme les lois et l’usage sont contradictoires, les jugespourraient aussi jouer leur sentence aux dés. – Et probablementaussi c’est à une décision de ce genre qu’il faut recourir pourexpliquer pourquoi et comment mon voyage a duré quarante-deux joursjuste.

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