Voyage autour de ma chambre

Chapitre 34

 

La chute de ma chaise de poste a rendu le service au lecteur deraccourcir mon voyage d’une bonne douzaine de chapitres, parcequ’en me relevant je me trouvai vis-à-vis et tout près de monbureau, et que je ne fus plus à temps de faire des réflexions surle nombre d’estampes et de tableaux que j’avais encore à parcourir,et qui auraient pu allonger mes excursions sur la peinture.

En laissant donc sur la droite les portraits de Raphaëlet de sa maîtresse, le chevalier d’Assas et la Bergèredes Alpes, et longeant sur la gauche du côté de la fenêtre, ondécouvre mon bureau : c’est le premier objet et le plus apparentqui se présente aux regards du voyageur, en suivant la route que jeviens d’indiquer.

Il est surmonté de quelques tablettes servant debibliothèque ; – le tout est couronné par un buste qui terminela pyramide, et c’est l’objet qui contribue le plus àl’embellissement du pays.

En tirant le premier tiroir à droite, on trouve une écritoire,du papier de toute espèce, des plumes toutes taillées, de la cire àcacheter. – Tout cela donnerait l’envie d’écrire à l’être le plusindolent. – Je suis sûr, ma chère Jenny, que, si tu venaisà ouvrir ce tiroir par hasard, tu répondrais à la lettre que jet’écrivais l’an passé. – Dans le tiroir correspondant gisentconfusément entassés les matériaux de l’histoire intéressante de laprisonnière de Pignerol, que vous lirez bientôt, mes chersamis.

Entre ces deux tiroirs est un enfoncement où je jette leslettres à mesure que je les reçois ; on trouve là toutescelles que j’ai reçues depuis dix ans ; les plus anciennessont rangées selon leur date, en plusieurs paquets ; lesnouvelles sont pêle-mêle ; il m’en reste plusieurs qui datentde ma première jeunesse.

Quel plaisir de revoir dans ces lettres les situationsintéressantes de nos jeunes années, d’être transportés de nouveaudans ces temps heureux que nous ne reverrons plus !

Ah ! mon cœur est plein ! Comme il jouit tristementlorsque mes yeux parcourent les lignes tracées par un être quin’existe plus ! Voilà ses caractères, c’est son cœur quiconduisit sa main ; c’est à moi qu’il écrivait cette lettre,et cette lettre est tout ce qui me reste de lui !

Lorsque je porte la main dans ce réduit, il est rare que je m’entire de toute la journée. C’est ainsi que le voyageur traverserapidement quelques provinces d’Italie, en faisant à la hâtequelques observations superficielles, pour se fixer à Rome pendantdes mois entiers. – C’est la veine la plus riche de la mine quej’exploite. Quel changement dans mes idées et dans messentiments ! quelle différence dans mes amis ! Lorsque jeles examine alors et aujourd’hui, je les vois mortellement agitéspar des projets qui ne les touchent plus maintenant. Nousregardions comme un grand malheur un événement ; mais la finde la lettre manque, et l’événement est complètement oublié : je nepuis savoir de quoi il était question. – Mille préjugés nousassiégeaient ; le monde et les hommes nous étaient totalementinconnus ; mais aussi quelle chaleur dans notrecommerce ! quelle liaison intime ! quelle confiance sansbornes !

Nous étions heureux par nos erreurs. – Et maintenant : –ah ! ce n’est plus cela ! il nous a fallu lire, comme lesautres, dans le cœur humain ; – et la vérité, tombant aumilieu de nous comme une bombe, a détruit pour toujours le palaisenchanté de l’illusion.

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