Voyage autour de ma chambre

Chapitre 21

 

J’en avais un : la mort me l’a ôté ; elle l’a saisi aucommencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenueun besoin pressant pour mon cœur. – Nous nous soutenionsmutuellement dans les travaux pénibles de la guerre ; nousn’avions qu’une pipe à nous deux ; nous buvions dans la mêmecoupe ; nous couchions sous la même toile, et, dans lescirconstances malheureuses où nous sommes, l’endroit où nousvivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie. Je l’ai vu enbutte à tous les périls de la guerre, et d’une guerre désastreuse.– La mort semblait nous épargner l’un pour l’autre : elle épuisamille fois ses traits autour de lui sans l’atteindre ; maisc’était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte desarmes, l’enthousiasme qui s’empare de l’âme à l’aspect du danger,auraient peut-être empêché ses cris d’aller jusqu’à mon cœur. – Samort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis ; – jel’aurais moins regretté. – Mais le perdre au milieu des délicesd’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras aumoment où il paraissait regorger de santé ; au moment où notreliaison se resserrait encore dans le repos et latranquillité ! – Ah ! je ne m’en consolerai jamais !Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur : elle n’existeplus parmi ceux qui l’ont remplacé ; cette idée me rend pluspénible le sentiment de sa perte. La nature, indifférente de mêmeau sort des individus, remet sa robe brillante du printemps et separe de toute sa beauté autour du cimetière où il repose. Lesarbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs branches ;les oiseaux chantent sous le feuillage ; les mouchesbourdonnent parmi les fleurs ; tout respire la joie et la viedans le séjour de la mort : – et le soir, tandis que la lune brilledans le ciel et que je médite près de ce triste lieu, j’entends legrillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché sousl’herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destructioninsensible des êtres et tous les malheurs de l’humanité sontcomptés pour rien dans le grand tout. – La mort d’un homme sensiblequi expire au milieu de ses amis désolés, et celle d’un papillonque l’air froid du matin fait périr dans le calice d’une fleur,sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L’hommen’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dansles airs…

Mais l’aube matinale commence à blanchir le ciel ; lesnoires idées qui m’agitaient s’évanouissent avec la nuit, etl’espérance renaît dans mon cœur. – Non, celui qui inonde ainsil’orient de lumière ne l’a point fait briller à mes regards pour meplonger bientôt dans la nuit du néant. Celui qui étendit cethorizon incommensurable, celui qui éleva ces masses énormes, dontle soleil dore les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné àmon cœur de battre et à mon esprit de penser.

Non, mon ami n’est point entré dans le néant ; quelle quesoit la barrière qui nous sépare, je le reverrai. – Ce n’est pointsur un syllogisme que je fonde mes espérances. – Le vol d’uninsecte qui traverse les airs suffit pour me persuader ; etsouvent l’aspect de la campagne, le parfum des airs, et je ne saisquel charme répandu autour de moi, élèvent tellement mes pensées,qu’une preuve invincible de l’immortalité entre avec violence dansmon âme et l’occupe tout entière.

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