Dix petits nègres d’ Agatha Christie

*

Dans le compartiment de troisième classe où s’entassaient cinq autres voyageurs, Vera Claythorne appuya la tête contre le dossier et ferma les yeux. Ce qu’il pouvait faire chaud, dans ce train ! Se retrouver au bord de la mer ne serait pas du luxe ! Quelle aubaine que d’avoir décroché ce job ! Quand on se cherche un gagne-pain pour l’été, on se retrouve neuf fois sur dix à surveiller une ribambelle de gosses ; dénicher un poste de secrétaire temporaire, c’était une autre paire de manches. Même à l’agence, on ne l’avait guère bercée d’espoir.
Et puis la lettre était arrivée :

L’Agence de la Professionnelle Qualifiée m’a communiqué votre nom et vous a recommandée à moi. Si j’ai bien compris, ils vous connaissent personnellement. Je suis disposée à vous verser le salaire auquel vous prétendez, étant entendu que vous entrerez en fonction le 8 août. Le train part de Paddington à 12 h 40 et on vous attendra à la gare d’Oakbridge. Ci-joint cinq billets d’une livre pour vos frais.

Meilleurs sentiments,
Alvina Nancy O’Nyme

L’adresse figurait en haut : île du Nègre, Sticklehaven, Devon…
L’île du Nègre ! Mais on ne parlait plus que de ça dans tous les journaux ! Il courait dessus toutes sortes de bruits et de ragots fascinants. Sans doute faux, d’ailleurs, pour la plupart. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que la maison avait bel et bien été construite par un milliardaire et que c’était, paraît-il, le fin du fin en matière de luxe.
Éreintée par un dernier trimestre scolaire éprouvant, Vera Claythorne pensa : « Prof de gym dans une école de troisième zone, ce n’est pas une vie… Si seulement je pouvais, me faire embaucher dans une boîte pas trop moche ! »
Puis, avec un petit froid au cœur : « Mais j’ai déjà de la chance d’avoir trouvé ça. Après tout, une enquête judiciaire, ça fait toujours mauvais effet, même si pour moi ça s’est terminé par un non-lieu ! »
Le coroner l’avait même félicitée pour sa présence d’esprit et son courage. Ça n’aurait pas pu se passer mieux. Et Mrs Hamilton avait été la bonté même. Il n’y avait que Hugo qui… mais elle n’allait pas se mettre à penser à Hugo !
Soudain, malgré la chaleur qui régnait dans le compartiment, elle frissonna et regretta d’aller à la mer. Une image hantait son esprit : la tête de Cyril qui jouait les ludions alors qu’il nageait vers le rocher, sa tête qui dansait comme un bouchon – de haut en bas, de haut en bas… Et elle qui nageait à la rescousse à larges brasses maîtrisées, qui fendait l’eau dans le sillage du gamin tout en sachant pertinemment qu’elle ne le rattraperait que trop tard…
La mer… son bleu chaud et profond… les matinées passées à lézarder sur la plage… Hugo… Hugo qui lui avait dit qu’il l’aimait…
Il ne fallait pas qu’elle pense à Hugo…
Elle rouvrit les yeux et, sourcils froncés, regarda l’homme qui était assis en face d’elle. Un grand type au visage boucané, aux yeux clairs assez rapprochés, à la bouche arrogante, presque cruelle.
« Je parie qu’il a roulé sa bosse dans des régions peu banales, et qu’il y a vu des choses pas banales non plus… »

*

Jaugeant d’un coup d’œil oblique la fille qui lui faisait face, Philip Lombard pensa :
« Plutôt gironde… un rien maîtresse d’école, peut-être bien. »
Une fille à qui on ne la faisait pas – une fille capable de jouer le jeu, en amour comme à la guerre. Ça ne lui aurait pas déplu de lui faire un brin de rentre-dedans…
Il se renfrogna. Non, pas question ! Pas touche ! Il n’était pas là pour rigoler. Ce qu’il fallait, c’était qu’il se concentre sur son boulot.
De quoi est-ce qu’il retournait, au juste ? Ce petit youpin s’était montré bougrement mystérieux.
— A prendre ou à laisser, capitaine Lombard.
— Cent guinées, O.K. ? avait-il rétorqué à tout hasard.
Il avait dit ça sur un ton dégagé, comme si cent guinées ne représentaient pour lui qu’une broutille. Cent guinées, quand il n’avait littéralement plus de quoi manger à tous les repas ! Malgré tout, il avait bien senti que le petit Juif n’était pas dupe ; c’était ça le chiendent avec ces Juifs, pas moyen de les rouler quand il s’agit de fric : ils connaissent la musique !
Du même ton dégagé, il avait demandé :
— Vous ne pouvez pas m’en dire plus ?
Mr Isaac Morris avait secoué sa petite tête chauve avec une belle détermination :
— Non, capitaine Lombard, nous en resterons là. Mon client sait que vous avez la réputation d’être l’homme des situations hasardeuses. Il m’a chargé de vous remettre cent guinées, en échange de quoi vous partirez pour Sticklehaven, dans le Devon. La gare la plus proche est Oakbridge ; on viendra vous y chercher et on vous conduira à Sticklehaven, où un canot à moteur vous transportera sur l’île du Nègre. Là, vous vous tiendrez à la disposition de mon client.
— Et ça va durer combien de temps ? avait encore demandé Lombard, sans prendre de gants.
— Une semaine au grand maximum.
Tout en lissant sa petite moustache, le capitaine Lombard s’était alors enquis :
— Il est bien entendu que je n’entreprendrai rien d’illégal ?
Ce disant, il avait jeté un regard aigu à son interlocuteur. L’ombre d’un sourire avait effleuré la lippe sémite de Mr Morris tandis qu’il répondait gravement :
— Si on vous proposait quoi que ce soit d’illégal, il va de soi que vous seriez libre de vous retirer.
Sale vermine hypocrite ! Il avait souri ! Comme s’il savait très bien que, dans les activités passées de Lombard, la légalité n’avait pas toujours été une condition sine qua non…
Lombard se fendit d’un sourire carnassier.
Bon dieu, il avait navigué près du vent plus souvent qu’à son tour ! Et il avait toujours réussi à s’en tirer ! Il n’était pas du genre à laisser les scrupules l’étouffer…
Non, il n’était vraiment pas du genre à laisser les scrupules l’étouffer. Il eut le sentiment qu’il allait bien s’amuser sur l’île du Nègre…

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Raide comme un piquet selon son habitude, miss Emily Brent était installée dans un compartiment non-fumeurs. Elle avait soixante-cinq ans et désapprouvait le laisser-aller. Son père, colonel de la vieille école, avait toujours été très strict sur le chapitre du maintien.
La jeune génération était scandaleusement laxiste – dans sa façon de se tenir comme dans bien d’autres domaines d’ailleurs…
Auréolée de rigorisme et de principes inébranlables, miss Brent endurait stoïquement l’inconfort et la chaleur de son compartiment de troisième classe surpeuplé. Les gens faisaient tellement d’histoires pour des riens, de nos jours ! Ils exigeaient une piqûre avant qu’on leur arrache une dent… ils prenaient des somnifères quand ils n’arrivaient pas à dormir… il leur fallait des fauteuils rembourrés par-ci, des coussins par-là – et les jeunes filles se tenaient n’importe comment et s’exhibaient à moitié nues sur les plages en été. Miss Brent pinça les lèvres. Elle aurait volontiers procédé à quelques exécutions pour l’exemple.
Elle ne se remémorait pas sans frémir ses vacances de l’année précédente. Mais cet été, ce serait bien différent. L’île du Nègre…
En pensée, elle relut la lettre qu’elle avait déjà lue tant de fois.

Chère miss Brent,
Vous vous souvenez de moi, j’espère ? Nous avons séjourné tout le mois d’août ensemble à la pension Belhaven il y a quelques années et nous avions beaucoup sympathisé.
J’ouvre à mon tour une pension de famille sur une île, au large de la côte du Devon. J’estime qu’il y a vraiment de l’avenir pour un établissement où l’on propose de la bonne cuisine toute simple et où l’on reçoit une clientèle triée sur le volet et respectueuse de nos vieux codes de civilité puérile et honnête. Foin de cet exhibitionnisme éhonté et de ces horribles gramophones les trois quarts de la nuit ! Je serais très heureuse si vous pouviez envisager de venir passer vos vacances d’été sur l’île du Nègre – à titre gratuit : vous seriez mon invitée. Le début août vous conviendrait-il ? Pourquoi pas le 8, si vous le voulez bien.
Avec mon meilleur souvenir,
Alvina Nancy O’N…

Quel était donc ce nom ? La signature était bien difficile à déchiffrer. « Tous ces gens qui signent de manière illisible… ! » pensa Emily Brent, agacée.
Elle passa mentalement en revue les habitués du Belhaven. Elle y était allée deux étés de suite. Elle se rappelait une femme charmante, entre deux âges… miss… miss… comment s’appelait-elle, déjà ? Son père était chanoine. Elle se souvenait également d’une Mrs O’Neary… O’Norry… non, Oliver ! Oui, c’était bien cela : Oliver.
L’île du Nègre ! Elle avait lu quelque chose dans le journal au sujet de l’île du Nègre – il avait été question d’une star de cinéma… ou d’un milliardaire américain, elle ne savait plus au juste.
Bien sûr, ces endroits-là se vendent souvent pour une bouchée de pain : une île, cela ne plaît pas à tout le monde. On trouve l’idée romanesque au début, mais quand il s’agit d’y vivre, on en mesure les inconvénients et on n’est que trop heureux de parvenir à vendre.
« Quoi qu’il en soit, cela me fera toujours des vacances gratuites », pensa Emily Brent.
Avec ses revenus qui diminuaient et tous les dividendes qu’on ne lui payait pas, ce n’était pas à dédaigner. Si seulement elle arrivait à se souvenir un peu plus de cette Mrs – ou miss ? – Oliver !

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